Le match

Le match

La phosphorescence du wal serré dans la main de Skull teintait de verdâtre le syntex bleu ciel de sa tunique. Fléchi sur son module, Ulys attendait la passe, prêt à bondir pour attraper le témoin qui lui permettrait d’activer la cinquième zone. À deux minutes de la fin du match, le score était de trente-six à quarante-quatre. Si Ulys réussissait le break de dix points, le capitaine et lui emportaient la victoire. Or, la position de Calixt laissait une ouverture entre lui et le bord du terrain. C’était une erreur qu’il n’aurait pas commise en temps normal, mais le Walrus game avait attiré tous les travailleurs du chantier qui montraient à présent leur intérêt de manière très bruyante. En une semaine de séjour, Ulys n’avait jamais vu tant de monde sur la pelouse centrale du village provisoire. Connaissant son cousin, une telle visibilité ne devait pas l’aider à se concentrer. Tant pis pour lui, Ulys ne laisserait pas passer sa chance.

Il devina l’imperceptible hochement de tête de Skull. Aussitôt, il appuya sur son pied arrière et le module bondit vers l’avant. Tandis que le wal s’envolait dans les airs, la masse imposante de Diego s’élança aussitôt vers sa trajectoire. Le géant se dressa de toute sa hauteur pour intercepter. Ulys retint son souffle, mais le témoin passa à quelques centimètres au-dessus des doigts tendus. C’était à lui de jouer. Il accéléra encore vers l’ouverture derrière son cousin. Celui-ci l’ignorait toujours, hypnotisé par le trait luminescent qui amorçait sa descente. Ulys comprit pourquoi : Skull avait visé trop à gauche, tout droit vers les bras de Calixt. Pas grave ! Ulys avait l’avantage de la taille. Il se hissa sur la pointe des pieds, la main ouverte au-dessus de la tête de Calixt. Mais celui-ci plia les genoux, sauta si haut qu’il décolla en bousculant le bras d’Ulys et confisqua le témoin. En retombant, il le nargua même d’un sourire… qui se transforma en mimique de surprise lorsque son module se déroba sous ses pieds à l’atterrissage. Retenant à grand-peine un éclat de rire, Ulys en profita pour lui arracher le wal en reprenant sa course.

Il jubilait. Il n’y avait plus aucun obstacle entre lui et la cinquième zone à présent. Il pesa sur l’avant pour gagner de la vitesse. Plus que dix mètres. Neuf. Il modifia sa position, décolla un pied pour pouvoir l’abattre sur l’interrupteur dès qu’il le survolerait. Sept mètres. Son univers se réduisait au gros bouton d’activation. Six mètres. La semelle de sa chaussure frôlait l’herbe. Cinq mètres !

Soudain, une énorme masse noire entra dans son champ de vision par la droite à l’instant même où ses oreilles captaient les hurlements du public. Diego fonçait sur lui à pleine vitesse. Il enroula les bras autour de sa tête et arrondit le dos en attendant le choc. Avec un peu de chance, son corps broyé retomberait sur le bouton et il obtiendrait une victoire posthume, pensa-t-il pour se consoler.

Il sentit un coup de vent derrière lui et jeta un regard entre ses bras. Diego l’avait évité ! Et la zone était là !

– OUIIIIIIIII ! hurla-t-il en levant bien haut le pied pour écraser l’activateur. J’AI REUSS…

Un obstacle bleu ciel provenant de l’avant l’empêcha de finir sa phrase et d’empocher le break de la victoire. Il partit très haut dans les airs comme un wal parfaitement lancé en se demandant pourquoi il n’avait rien vu venir. L’herbe monta vers lui à une vitesse prodigieuse puis…

Lorsqu’il rouvrit les paupières, les optiques de Diego voletaient à quelques centimètres de sa figure.

– Il se réveille, dit-il avec un sourire carnassier. Ça va, tu l’as pas trop abîmé, Capitaine.

Les yeux vairons de Skull prirent la place des dents du géant.

– Tu m’entends ? Comment tu te sens ? Je voulais empêcher ce dingue de te rentrer dedans, mais c’est moi qui t’ai percuté, je suis désolé !

– Moi je contrôle mon module, ironisa la voix grave de Diego.

– Je vais bien, trancha Ulys en essayant de s’asseoir.

Sa tête tournait un peu et il avait l’impression de fonctionner au ralenti. Les deux hommes l’aidèrent à se redresser tandis qu’une assemblée de hors-mondes se créait autour d’eux. Darwin se pencha un instant vers lui pour scruter ses pupilles.

– Paddy, attends ! cria-t-il en se retournant. Tu vas au dispensaire ?

– Oui, j’accompagne Billie pour sa visite de contrôle.

– Emmène le petit en même temps, ça vaut mieux.

Diego souleva Ulys et l’installa dans un airkart à côté de Billie.

– Y t’a bien sonné, le cap’taine, dit celle-ci en lui assénant un coup de coude. Moi j’va voir les doc. Ça s’trouve que j’pourrais ptêt travailler d’main.

***

Le docteur Delano était de garde au dispensaire. Elle soumit Ulys à un automed, examina longuement le rapport, puis lui tendit un cachet en décrétant qu’il allait bien. C’était vrai : son esprit était de nouveau clair, comme s’il ne s’était rien passé.

– Bien, déclara Paddy avec un soupir de soulagement. Je vais envoyer un message à Skull pour le rassurer.

Il pianota sur son proxcom puis entraîna Ulys vers le hall où ils s’installèrent pour attendre Billie.

– Vous êtes du Worldless Optimal Walrus, n’est-ce pas ? leur demanda un infirmier en entrant dans la pièce.

– Oui, c’est exact, répondit Paddy.

– Est-ce que je pourrais vous confier les effets personnels de votre ami, Blacky Dollum ?

Ulys grinça des dents au qualificatif « d’ami », mais il suivit Paddy et l’infirmier.

– Il n’y a pas de coffre dans les chambres et il possède un ou deux objets précieux. Autant ne pas prendre de risque, avec tous ces gens.

Paddy lança à l’homme un regard appuyé qui le fit rougir violemment. « Tous ces gens » faisait sans erreur possible référence aux travailleurs du chantier, tous étrangers à la planète. Ça les incluait eux, mais l’infirmier n’avait même pas eu la délicatesse de réfléchir à qui il s’adressait. Bien sûr, les galatims ne s’abaissent certainement pas à enfreindre la loi, traduisit Ulys avec une bouffée de colère. Donc s’il y a des vols, ça viendra forcément d’ailleurs. Bravo pour la mentalité !

Dans la chambre, l’infirmier leur remit le proxcom du terrien ainsi qu’une chaîne en or, puis s’éclipsa très vite en marmonnant qu’il leur laissait quelques instants d’intimité. Paddy haussa les épaules, mais s’approcha tout de même du lit où reposait Blacky. Débarrassé de son masque médical, il respirait grâce à un tuyau enfoncé dans sa bouche. Les plaies et les contusions avaient presque disparu, mais Ulys trouva qu’il avait changé. Les joues étaient creusées et on avait coupé très court ses cheveux blonds.

– Je préfère que cette jeune fille attende encore une semaine avant de travailler, annonça une voix féminine derrière eux.

Le docteur Delano se tenait sur le seuil, suivie par Billie qui dardait un œil curieux vers le malade. Soudain, le médecin prit une mine contrariée en regardant l’automed qui émettait des signaux orange. Elle se concentra sur l’écran.

– Je ne veux pas savoir ce qui est arrivé à cet homme, mais il ne va pas bien, dit-elle sur un ton de reproche.

Ulys allait répliquer qu’ils n’y étaient pour rien à l’état de Blacky, mais l’expression de Billie l’arrêta.

– Ce çui qu’tait chez l’doc dans l’même temps qu’moi ? D’ssus l’WOW ? souffla-t-elle, les yeux écarquillés.

– Oui, dit Paddy, étonné. Il avait un masque médical, mais c’est bien lui. Pourquoi ?

Billie ne répondit pas, mais recula jusqu’au coin de la pièce et se laissa tomber sur la chaise qui s’y trouvait. Au même moment, l’automed émit une alarme si stridente qu’elle ne pouvait rien augurer de bon pour Blacky.