Extrait du livret de poésie de F'lyr Nin
Ailes battant de fureur
Serres enfoncées
Tourments atroces
Agonie.
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Une fois à l'intérieur de la bâtisse, l'oiselle fit naître une lueur au creux de sa main. Très blanche, celle-ci éclaira la pièce progressivement, découvrant aux enfants deux présences : la grande masse sombre d'un cheval, et un homme endormi. Ou plutôt, un homme encore récemment endormi, qui se redressait, l'air hagard et effrayé. Il regardait droit vers la source de lumière, essayant vainement d'apercevoir le visage de celle qui la créait.
Arthen tressaillit en entendant une conversation, très loin d'eux. Non, il n'y avait personne dehors, seulement l'orage qui déversait ses paquets d'eau, à grands coups de rafales sur le toit... La conversation n'était pas lointaine, au contraire : l'homme et l'oiselle étaient en train d'échanger télépathiquement. Il tendit l'oreille, ou ce qui en tenait lieu quand on écoutait un dialogue mental, étonné que ce soit même possible.
- J'ai pisté ta présence depuis plus d'une heure, disait F'lyr Nin. C'était un repère très réconfortant sous l'orage.
- Tu sembles tourmentée, remarqua la voix masculine avec une sorte d'anxiété.
- Cela ne te concerne pas. Tu n'as rien à craindre de nous. Nous voulons juste un abri au sec pour la nuit. Et de la discrétion...
L'homme parut quelque peu rassuré. Il ne répondit pas à l'oiselle, mais continua tout haut en les invitant d'un ample geste de la main :
- Je m'appelle Uzakeyum, mais tout le monde raccourcit en Uzum. Je suis un médecin voyageur. J'ai bien l'impression que vous pourriez avoir rapidement besoin de mes services.
Arthen, qui le dévisageait, perplexe, suivit son regard et tomba sur Yû'Chin. Celui-ci était bien plus meurtri qu'il ne l'avait avoué : éraflé un peu partout, il saignait en plusieurs endroits et ses paumes étaient écorchées. Sur sa joue gauche, des griffures s'entrecroisaient ; des gouttes de sang diluées par l'eau de pluie s'écoulaient le long de son cou. Arthen se sentit comme un parent pris en faute. Yû'Chin était sous leur responsabilité, un peu comme un petit frère (même si Arthen n'avait jamais eu de petit frère...). Sa gorge se serra : c'était la première fois qu'il mettait en mot ce qu'il ressentait à l'égard du neutre.
L'homme, ou plutôt le path, comme Arthen l'avait catalogué, semblait réellement médecin. Il possédait une grande sacoche, d'aspect massif, de laquelle il sortit un nécessaire. Il fit asseoir Yû'Chin sur une poutre posée à terre, puis s'occupa de lui avec délicatesse et expertise, nettoyant les plaies avec une décoction odorante, puis allant jusqu'à recoudre son bras, où une longue estafilade, assez profonde, aurait pu laisser des traces. Pendant ce temps, il lui parlait gentiment. Toutefois, Arthen le surprit plusieurs fois à dévisager F'lyr Nin avec une sorte d'effroi.
- Eh ! Nin !
- Ne crie pas, Arthen ! grimaça-t-elle.
- Nous ne sommes pas tombés sur lui par hasard, c'est ça ?
- Mhm, mhm ! confirma-t-elle. Je l'ai senti depuis un moment.
- Pourquoi a-t-il peur ?
Elle ne répondit pas, mais le fixa avec une expression si fermée qu'il préféra laisser filer. On pouvait attendre le lendemain pour parler des sujets qui fâchent...
Pendant que le médecin soignait Yû'Chin, les enfants avaient ôté leurs imperméables, et découvert que dessous, les dégâts étaient limités. Ils auraient juré être trempés des pieds à la tête, mais non, cette sensation venait seulement du froid. L'eau n'était passée que par en bas, gorgeant leurs chaussures, chaussettes, et pantalon jusqu'à mi-jambe.
- On enlève ce qui est mouillé, ordonna F'lyr Nin. Je vais tout sécher !
Comme Djéfen demeurait immobile, hésitant, elle continua, sur un ton agacé :
- Oh, ça va Djéfen, j'ai déjà vu des jambes de garçon, et même des milliers de fois le moineau de mon petit frère. Mais si tu préfères rester trempé et attraper froid...
Arthen se surprit à sourire, en se déshabillant. Un toit sur la tête, un adulte compatissant, et tout paraissait moins effrayant. Un peu de lumière et de chaleur, aussi : F'lyr Nin créa un souffle chaud, qui tournoyait dans toute la pièce, les réchauffant au passage et faisant voler les vêtements pendus sur un fil. Yû'Chin, entre les mains du docteur, regardait les habits gonflés d'air avec émerveillement ; Djéfen profitait de la tiédeur, assis par terre, un sourire béat sur le visage ; seul Uzum fronça les sourcils, comme si cette démonstration confirmait ses craintes.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, grand et mince, avec de longs doigts déliés. Si Arthen avait dû lui inventer une profession, il aurait à coup sûr dit médecin, tellement il possédait le physique de l'emploi. Non qu'il ait vu des dizaines de docteurs dans sa vie, mais c'est bien ainsi qu'il les imaginait : imposants, l'air aimable et sérieux à la fois, avec une courte barbe, des cheveux de jais ondulés à la coupe soignée, et des yeux noirs perçants. Bon, pour les yeux, on aurait pu à la rigueur autoriser des variations de teinte, mais sinon, tout convenait parfaitement.
Et cette sûreté dans le geste ! Arthen ne put s'empêcher d'observer, pendant qu'il maniait la fine aiguille recourbée avec laquelle il recousit la peau de Yû'Chin, enduite au préalable d'une crème anesthésiante. Assis près de Djéfen, les cuisses nues et frissonnantes, le garçon ne perdit pas une miette du spectacle. Uzum termina en badigeonnant un onguent sur les parties traitées ; ensuite il envoya son patient se changer avec les autres. Il prit son temps pour ranger ses instruments, les nettoyant d'abord soigneusement avec un produit qui répandait une odeur un peu anisée, puis les entourant d'un papier pelucheux pour les protéger, et enfin les remisant dans divers compartiments de sa sacoche.
Il s'arrêta ensuite, le regard posé sur Arthen, qui se jugea subitement bien impoli de l'avoir dévisagé aussi ouvertement. Le garçon baissa les yeux, s'empourpra :
- Je m'appelle Arthen, dit-il, réalisant qu'aucun d'entre eux ne s'était présenté.
- Moi c'est Djéfen, enchaîna celui-ci dans la foulée ; lui, il se nomme Yû'Chin.
Ce dernier, en cours de déshabillage, fit un petit salut et tomba sur les fesses en s'emmêlant les jambes dans son pantalon. Côté équilibre, ce n'était pas encore totalement au point !
- Elle, c'est Fl'yr Nin, notre oiselle, déclara Arthen en la cherchant des yeux. Un peu surprenante, mais quand on a compris son sens de l'humour, tout s'arrange... Elle peut même se rendre utile, parfois.
Il montrait les vêtements, d'un air malicieux. Ceux-ci ne valsaient plus, le souffle chaud s'était tari. La lumière, elle aussi, baissait à vue d'œil. Le temps qu'Arthen finisse sa phrase, ils se retrouvèrent dans une quasi-obscurité, avec pour seul éclairage la petite lampe qu'Uzum avait plantée sur son front pour soigner Yû'Chin.
- Extinction des feux ! rigola Djéfen.
Il montrait du doigt, hilare, une forme à peine visible dans la pénombre, enfouie jusque par-dessus les oreilles sous la couverture d'Uzum.
Celui-ci ne commenta pas cette annexion de son lit ; il alla chercher dans ses affaires une veilleuse qui repoussa les ténèbres une fois installée sur la poutre.
- Elle ne manque pas d'air quand même ! s'offusqua Djéfen à mi-voix en s'adressant à son ami, assis près de lui.
Arthen lui posa la main sur l'avant-bras.
- Attends ! murmura-t-il. Laisse-la pour le moment. Elle a été pas mal secouée ce soir.
Il jeta un œil suspicieux vers leur hôte, ignorant si celui-ci avait entendu cet échange. Peut-être bien, car l'orage venait de s'arrêter ; un silence profond avait succédé au vacarme de la pluie sur le toit.
Après l'échauffourée avec les fermiers, il ne se sentait prêt à faire confiance à personne, médecin ou non. D'ailleurs, la méfiance semblait réciproque. Uzum se montrait-il mal à l'aise parce que l'oiselle l'avait percé à jour en tant que path ?
Arthen n'avait jamais rencontré de télépathe, à part l'oiselle... et bien sûr Tenzem, mais là c'était encore autre chose... il ferait mieux de ne pas y penser, puisque précisément, il en avait un en face de lui...
Il sentit une angoisse lui tordre le ventre. Sous ses airs débonnaires, cet homme pouvait-il surprendre leurs secrets ? Les exhumer du plus profond de leur esprit ? Comment un garçon ordinaire pouvait-il se protéger d'un path ? Djéfen, lui, était-il toujours prémuni contre les indiscrétions, alors qu'il était éloigné de son père ? Arthen ne savait rien de tout cela : quelle ignorance affligeante ! À son habitude, il s'interrogeait un tantinet trop tard.
Depuis longtemps, avant même son départ pour Arcande, il se heurtait à cet écueil : sur tout ce qui touchait aux paths et encore plus aux nazgars régnait un silence plombé difficile à rompre. Par habitude, peur, superstition... Il se promit que quand ils rentreraient, il poserait toutes les questions en suspens à sa mère, son oncle... ainsi qu'au reste de sa famille, autant de fois qu'il le faudrait, jusqu'à obtenir des réponses !
Mais Uzum ne semblait pas intéressé par les états d'âme d'Arthen. Il sortit quelques affaires de son second sac, les utilisant pour se confectionner une autre couche.
- On parlera demain, les enfants, déclara-t-il.
- Je peux la pousser, proposa Djéfen, elle a pris votre lit après tout !
- Non, pas la peine, ça ira très bien comme ça.
Arthen et Djéfen se hâtèrent de l'imiter, éreintés eux aussi. Yû'Chin vint se caler entre eux, plus effrayé par le silence soudain que par l'orage. Trois minutes plus tard, tout le monde dormait.
****
Quand Arthen ouvrit un œil, le lendemain matin, il vérifia presque inconsciemment, comme chaque jour, la présence de tous.
Eh ! Là-bas, la jument s'était évaporée... ainsi que son propriétaire ! Les autres étaient là heureusement, de même que leurs affaires et une bonne partie de celles d'Uzum. Il avait tout de même emporté un de ses deux sacs, sa selle, et sa trousse de docteur. Tout ça sans les réveiller. Avait-il employé un « tour » de path ?
Arthen secoua ses compagnons, puis alla prévenir F'lyr Nin, toujours profondément endormie, sous les couvertures « empruntées » au médecin.
- Il est parti ! Uzum... il n'est plus là.
Elle resta sans réaction pendant quelques secondes, puis finit par le gratifier d'un rictus, sorte de sourire sans joie, qui ne montait pas jusqu'aux yeux :
- Vous savez où il va ?
La question était lancée à la cantonade, d'une voix sonore. Les trois répondirent par des mimiques d'ignorance.
- Il est en chemin pour Arcande.
- Mais alors, il aurait fallu le retenir ! reprocha Arthen.
- Pas la peine ! Il va nous servir de guide ; on le retrouvera ce soir... Il n'avancera pas beaucoup plus vite que nous, sa jument ne peut pas trotter ou galoper sur ces sentiers caillouteux.
- Tu vas m'expliquer maintenant pourquoi il était anxieux hier ? Parce que tu as découvert son secret ?
- Un secret, quel secret ? questionna Djéfen.
- Ben oui, je n'ai pas pu te le dire, c'est un path.
- C'est un secret ? s'étonna Yû'Chin,
- Les gens n'aiment pas tellement les télépathes en général, exposa Djéfen patiemment, alors ceux-ci préfèrent que ça ne se sache pas.
- Pourquoi ils les aiment pas, Djéf ? enchaîna Yû'Chin
Arthen pouffa. Djéfen était devenu le professeur attitré de leur pupille, probablement parce qu'il répondait avec une patience indéfectible à ses questions. Il les laissa se dépatouiller tous les deux et alla s'asseoir près de F'lyr Nin, qui émergeait de sous sa couverture, les plumes et les cheveux en bataille.
Arthen ne sentait plus rien venir d'elle. Ou alors, une vague angoisse ; mais non, il ne fallait voir là que le reflet de sa propre anxiété. Il ressentait un énorme vide. Petit à petit, F'lyr Nin, avec ses excentricités, sa présence constante près de lui et maintenant en lui, avait pris une place folle.
- Eh ! Tu ne me fais plus confiance ? Qu'est-ce qui se passe ? C'est à cause d'hier soir ?
- Je ne serai jamais comme vous, lâcha-t-elle avec hargne. Tout ça, c'est la faute de Tenzem, avec sa bulle de rêve qui nous tient tous bien au chaud. Au-dehors, le monde est glacial. Dans ce monde-là, je n'aurai jamais ma place... Je veux rentrer chez moi, termina-t-elle avec résolution.
Arthen resta un moment, interloqué, à digérer ses paroles, jusqu'à en apprécier la justesse. Parce quelques plumes lui poussaient sur le visage, F'lyr Nin faisait partie pour certaines personnes des monstres qu'on pouvait abattre sans remords ni états d'âme. Oui, à elle, cette société devait paraître hostile et sans espoir.
- Tu penses qu'on ne peut pas changer le monde ? finit-il par répondre, après un long silence. Ceux qui ont construit Arcande le croyaient possible ; pour eux Arcande n'était qu'un commencement.
- Oui, ton père le croyait... mais il est parti.
Il la regarda. Ses yeux étaient dans le vague, son expression peinée. Elle n'avait pas dit cela pour le blesser, mais parce que ce matin, les raisons d'espérer l'avaient désertée.
- Cet homme hier, tu sais pourquoi il avait peur ? reprit-elle.
- Si je le savais, je ne te l'aurais pas demandé déjà deux fois, railla-t-il pour essayer d'alléger l'atmosphère.
- Eh bien, lui aussi me considère comme un dangereux monstre.
- Mais il ne te connaît pas... commença Arthen. Enfin, je veux dire, s'il te connaissait, il saurait que même si tu fais des choses... des choses un peu effrayantes... on peut te faire confiance, Nin, termina-t-il avec maladresse.
Elle le regarda avec une moue ironique :
- Tu vois, même toi, tu me trouves effrayante... Les humains n'ont jamais supporté ceux qui étaient différents. Alors il vaut mieux qu'on reste entre alters, et que vous restiez entre humains.
Elle était raide, distante, le visage fermé. Elle se tenait à dix centimètres d'Arthen ; pourtant, cela aurait pu être dix kilomètres, tant elle lui semblait inaccessible. Il se sentit triste et eut envie de la toucher, mais il se retint. Ce n'était pas le bon moment. Plus tard, peut-être...
*****
Après un petit déjeuner, ils reprirent la route sous un ciel maussade, qui faisait écho à l'humeur générale. Même Yû'Chin, toujours enthousiaste d'habitude, restait coi. Djéfen, pourtant peu sensible aux états d'âme de l'oiselle, avait compris que l'attaque de la veille l'avait atteinte profondément. Avant de partir, il avait exhumé de son sac son unique pantalon de rechange et le lui avait offert, en lui disant que même s'il était un peu large pour elle, il la protégerait mieux que son fuseau rose, couvert de boue et déchiré par endroits, qui faisait triste mine. Arthen devait avouer que le pantalon de grosse toile marron, une fois serré à la ceinture et roulé sur les mollets, avait une allure d'enfer sur l'oiselle, avec ses poches sur la cuisse, desquelles émergeaient des fleurs et des herbes qu'elle avait placées là. La natte grossière nouée à l'arrière de sa tête, confectionnée par Arthen avec maladresse, mais application, dégageait son visage ; il faisait ressortir ses plumes grises et ses yeux orangés. D'ailleurs, avec son air morose et hautain qui lui donnait un petit côté mystérieux, il la trouvait encore plus belle. Elle paraissait aussi plus âgée, comme si la révélation qui l'avait frappée l'avait en même temps arrachée à l'enfance.
Ils avaient tous changé, observa Arthen. Ne serait-ce que parce qu'ils prêtaient attention les uns aux autres, d'une façon désintéressée, sans chercher de contrepartie. Et parce qu'ils s'étaient tous dépouillés d'une partie de leurs illusions enfantines, soigneusement entretenues par leurs parents. Oh, bien sûr, on pouvait trouver ce choix justifié ! C'était un luxe de pouvoir offrir à ses enfants l'innocence, préservée le plus longtemps possible. Mais la chute n'en avait été que plus rude.
F'lyr Nin disait vrai : ce monde, leur monde, était un épouvantable bazar, où l'on était confronté plus souvent à la haine et à l'incompréhension qu'aux sourires et aux bouquets de roses...