Quand on tire la chasse d'eau, normalement, un torrent d'eau se libère et emporte avec lui les déjections. Si la chasse d'eau est cassée, alors elle se contente de faire un petit "clic" et rien ne se passe. Mais lorsque la princesse Violine tira la chasse d'eau, ce jour-là, une gigantesque créature sortit de la cuvette, captura la fillette et l'emporta dans les canalisations.
Il faisait noir dans les tuyaux. Violine avait un peu peur. Mais comme tous les enfants, elle était aussi très curieuse. Alors elle tendit l'oreille. Le son circulait tellement bien dans la plomberie, c'était l'endroit idéal pour espionner ! Elle entendait la voix de sa mère qui chantait sous la douche, les grognements de son père qui se rasait devant le lavabo, les rires de ses frères et sœurs, qui jouaient au cerceau ou au ballon, dans le jardin, près de la fontaine.
Le monstre l'emmena plus loin dans les conduits. C'était le rez-de-chaussée, le quartier des domestiques : Bertha épluchait les légumes, François lavait la vaisselle, et le gros Gaston battait le linge pour le laver. Paf, paf ! Les coups de battoir résonaient dans les tuyaux, et Violine se boucha les oreilles. Pourquoi ses parents refusaient-ils d'acheter une machine à laver ?
Puis ils descendirent encore, sous la terre, là où il faisait tellement noir que l'obscurité semblait matérielle. Plus aucun son, plus le moindre bruit, Violine ne sentait plus que le monstre qui la tirait toujours et encore plus loin. Où allait-il l'emmener ? Était-ce un portail qui allait l'emmener vers d'autres dimensions, vers les tréfonds des enfers ? Elle se rassura en entendant les coups de pioche et les chants des nains. Elle n'était pas dans un monde de démons, elle était juste à l'intérieur de la montagne.
Finalement, le monstre et la princesse émergèrent de terre, et Violine écarquilla ses grands yeux saphir. Ils se trouvaient dans un petit bassin d'eau claire, au beau milieu de la nature, dans lequel se déversaient quatre immenses cascades. Comme c'était beau ! Mais la petite princesse n'eut pas le temps d'admirer davantage, car le monstre la tirait déjà par le bras.
C'était un gros monstre tout bleu, avec une grande trompe, des petites pattes caoutchouteuses et deux grands yeux tristes. Oui : la créature avait l'air triste.
Il conduisit Violine jusqu'à une cabane de rondins et l'invita à regarder par la fenêtre. Une petite dame en robe noire touillait quelque chose dans un chaudron ; derrière elle, toutes sortes de flacons, de bouteilles et de grimoires s'entassaient dans des étagères poussiéreuses. Et sur l'étagère la plus haute, tout près du plafond, une grande cage aux barreaux d'acier emprisonnaient deux petites créatures bleues.
« Ce sont tes petits ? comprit Violine. Tes petits ont été capturés par une sorcière, et tu veux que je les libère ? »
Le monstre hocha la tête. Violine se sentait triste pour lui. Mais elle ne s'y connaissait pas du tout en sorcières. Fallait-il lui demander gentiment, lui expliquer que les petits monstres avaient un papa ou une maman qui les cherchait ? Ou bien détourner son attention, pour laisser le grand monstre libérer ses enfants ? Mais est-ce que ce ne serait pas dangereux ?
Heureusement, la princesse connaissait quelqu'un qui saurait bien mieux qu'elle comment s'y prendre. Sa marraine, la fée. Elle frappa ses talons l'un contre l'autre, et dans un joli nuage rose, la dame apparut. Elle écouta sa filleule avec attention.
« Je vais m'en occuper », les assura-t-elle d'une voix confiante.
La princesse s'assit dans l'herbe fraîche, à côté du monstre qui regardait anxieusement en direction de la cabane. La fée frappa à la porte, trois petits coups, la sorcière vint lui ouvrir et la laissa entrer.
Les minutes s'écoulèrent. Violine s'ennuyait. Elle ne voyait rien et n'entendait rien de ce qui se passait chez la sorcière. Elle cueillit une pâquerette et commença à lui arracher les pétales un par un : mon prince viendra un jour, bientôt, rapidement, tout de suite, pas du tout... Eh bien, s'il devait venir "rapidement", il ferait bien de se dépécher, parce que Violine commençait à avoir froid.
Enfin, la porte s'ouvrit. Violine n'en croyait pas ses yeux : sa marraine la fée avait troqué sa jolie robe lavande pour une tenue toute noire et un chapeau pointu ! Et la sorcière portait à présent un ensemble bustier-jupe de soie brodée, comme la fée lui en faisait à elle, Violine, quand elle devait aller au bal ! En plus, les deux se tenaient la main ; et la fée portait sur son épaule le chaudron de la sorcière, dans lequel s'entassaient pêle-mêle grimoires, potions et chaussettes dépareillées.
Elles s'embrassèrent sur la bouche - beeeeurk, se dit Violine, avant de se rappeler que c'était précisément ce qu'était supposé faire le prince charmant qui arriverait rapidement. Elle déchiqueta la tige de la pâquerette ; pendant ce temps, la fée et la sorcière s'envolèrent côte à côte, l'une sur son balai, l'autre de ses grandes ailes opalines, et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, elles filèrent vers d'autres cieux.
Elles avaient laissé la porte grande ouverte. Le monstre se précipita à l'intérieur et quelques instants plus tard, en ressortit avec ses petits, tout contents. Violine esquissa un mouvement dans sa direction, mais ils avaient déjà disparu.
« Et moi, alors ? protesta Violine. Non seulement le monstre que j'ai aidé refuse de me rendre la pareille, mais en plus, ma propre marraine m'oublie ! Comment vais-je rentrer au château, moi ? »
À ce moment précis, un bruit de sabots se fit entendre.
« Besoin d'aide, mademoiselle ? »
C'était un un jeune homme, grand et beau, monté sur un cheval gris. Il lui tendit la main ; elle la saisit avec méfiance.
« D'accord, mais tu m'embrasses pas, hein.
- Quoi ? Bien sûr que non. On vient à peine de se rencontrer, et tu es une enfant. Dis-moi plutôt où tu habites, que je puisse te ramener chez toi. »
Ainsi, Violine put retrouver ses parents. Mais en plus, le jeune cavalier qui l'avait sauvée, était un plombier itinérant. Il répara les toilettes, et on put tirer la chasse d'eau sans craindre se de faire enlever par un monstre. Quant au prince, il arrivera peut-être un jour... ou pas !