Le sable de l’arène est chaud sous leurs pieds nus. C’est la première fois que Theodora est autorisée par ses parents à montrer les acrobaties qu’elle a appris. Elle n’a que trois ans, et n’a pas encore la grâce délicate de sa sœur aînée, Comito, mais elle a une flamme en elle, qui fait qu’elle attire les regards par un charme balbutiant mais déjà magnétique.
C’est l’intermède entre deux pièces de théâtre, les acteurs boivent du vin sucré à l’ombre des gradins, en s’éventant, leurs masques ôtés, cachés derrière des paravents de toile tendus. Ils communiquent par signes, préservant leur voix pour la suite de la représentation.
Theodora suit avec peine de ses petites jambes sa mère et sa sœur, le sable cuisant la plante délicate de ses pieds. Elle porte un pagne qui ceint ses hanches, comme ses aînées, et quand elles sont arrivées au centre de la piste, du côté des Bleus, Akakios, son père, entre dans l’arène, acclamé par une partie des Verts. Derrière lui, un autre belluaire traîne un ours enchaîné, dont les petits yeux sombres et le mufle cherchent autour de lui, humant l’air chargé des odeurs sucrées du vin et des fruits secs dont s’empiffrent les plus riches spectateurs.
Kalupsô s’arrête là où la piste de sable blanc est marquée d’un trait bleu, et Akakios se tourne vers le public, quand il atteint le crochet au sol, où son assistant attache la chaîne de l’ours.
Le soleil les écrase, les rend petits, dans l’arène. Et là où il devrait y avoir du silence, mais qui a été épuisé quand il a été consacré à la tragédie, les bruissements des conversations viennent troubler le moment, lui ôtant toute solennité. La toute première fois où Theodora est en piste. Petite, aussi insignifiante que sa famille pour les spectateurs qui s’ennuient.
Les sénateurs sont là-haut, discutant de faits politiques, tandis que l’Empereur Justin bâille à s’en décrocher la mâchoire, puis tend sa coupe de vin vide à son neveu, Justinien, dont l’âge ne devrait pas lui permettre de se trouver ainsi dans la Kathisma, la loge impériale. Mais Justin ne fait rien comme ses prédécesseurs, alors, même si les nobles bavardent sur la présence de l’enfant, il la leur impose. Justinien porte la coupe à un esclave qui la remplit, avant de la ramener à son oncle qui la tend à son goûteur, qui y trempe ses lèvres avant de la lui rendre.
En bas, alors que Kalupsô effectue quelques mouvements de danse, levant haut la jambe qui fait se soulever son pagne et ne laisse plus rien à l’imaginaire des spectateurs, trop occupés à bavarder entre eux, Comito fait des roues et des équilibres, et la petite et potelée Theodora quelques roulades.
Mais personne ne les regarde.
Au moins, quand elles s’entraînaient, elles avaient les filles du Kynegion qui les applaudissaient avec entrain, les encourageant, surtout les plus jeunes.
Alors que Theodora se relève, époussette sa peau huilée qui est poudrée de sable, ne parvenant qu’à le coller encore plus, son regard se dirige vers la Kathisma. La loge impériale est baignée de soleil, et des esclaves agitent à un rythme paresseux de grandes feuilles de palmiers au-dessus de l’Empereur et de ses suivants, ne faisant que brouiller l’air chargé de chaleur et de la senteur sucrée des fruits. La lumière du soleil, si haut dans le ciel dénué de tout nuage, est aveuglante et fait monter des larmes aux yeux de Theodora.
La petite fille reste debout, immobile, fascinée, alors que sa sœur et sa mère continuent leurs mouvements gracieux, au rythme d’un air inexistant. Les musiciens sont en pause, aussi, ils ne jouent que pour les tragédiens. Les jeux du cirque et les cabrioles n’ont pas besoin de fioritures, leur art n’est pas assez noble.
L’atmosphère devient soudain pesante, sans que Theodora ne parvienne à s’en expliquer la raison. Là-haut, dans la Kathisma, le petit garçon, bien plus âgé qu’elle, l’aperçoit et la regarde, l’air sérieux, avant de diriger ses yeux vers Akekios qui fait se dresser sur ses deux pattes arrière l’ours, puis sur Kalupsô et Comito, qui poursuivent leur danse, ne parvenant pas à se décider que regarder pour tromper son ennui.
- Theodora ! Qu’attends-tu ? Reprends !
Mais la petite fille n’entend même pas sa mère, et continue d’observer le garçon qui l’ignore, désormais. Son air morne est bien trop lointain pour que Theodora puisse le discerner, et elle croit sentir sur elle ses yeux. Elle se demande qui il est, si jeune, avec les grands, les puissants, si haut placés que le sable de l’arène ne brûle pas la plante de leurs pieds.
C’est alors qu’un vent frais se lève, et vient troubler la lumière du soleil, dans un instant dont la fugacité est si grande que Theodora pense avoir rêvé.
- Ne le regardez pas, mes filles ! Ne le regardez pas ! Ordonne Kalupsô d’une voix où point la frayeur.
Theodora se tend imperceptiblement, et se redresse de toute sa hauteur, cherchant à échapper à l’insignifiance dont elle est née et dont on lui rabâche les oreilles. Sa peau se couvre de chair de poule, et elle continue de regarder le garçon, puis ses yeux glissent sur lui, s’élèvent, et viennent se poser sur la silhouette immense, si sombre que la lumière du soleil ne peut l’éclairer, comme une ombre, un gouffre, qui absorbe tout.
- Ne le regarde pas, Theodora !
La voix de sa mère se fait pressante, mais la petite fille ne peut détacher ses yeux de l’apparition vaguement humaine, en ce sens qu’elle a une tête, deux bras, deux jambes et un tronc, mais d’une grandeur si prodigieuse que cela ne peut être un homme. Il porte une longue barbe qui recouvre sa poitrine osseuse, sa peau est si noire ! Bien plus que celle des esclaves qui viennent du Sud. Ses lèvres s’étirent sur un sourire faisant surgir deux rangées de dents d’une blancheur d’ivoire. Et un son si grave s’échappe de lui que Theodora a du mal à percevoir que ce n’est qu’un rire. Mais le rire d’un Silène.
La main de Kalupsô vient la saisir au bras, et elle la secoue puis la lâche brutalement, la faisant tomber, mais Theodora ne s’en rend toujours pas compte, et suit des yeux les foulées célestes du Silène qui traverse l’espace de l’arène, au-dessus d’eux, venant faire disparaître en un instant fugace le soleil, leur accordant une nuit noire, juste le temps de cligner des yeux, et il vient alors se percher sur un des murs les plus hauts, faisant face à la Kathisma. Le même son grave se reproduit, comme le bêlement d’une chèvre.
Il rit.
Il rit et tend son doigt vers la Kathisma que Theodora ignore. Puis, dans un geste d’une lenteur infinie après la rapidité avec laquelle il a traversé la longueur de l’arène, le Silène baisse la tête, sa barbe et ses longs cheveux suivant son mouvement, vers Akakios, indifférent à ce qu’il se passe au-dessus de lui. Akakios qui a les bras tendus, le poing fermé sur le manche de son fouet, et face à lui, l’ours dressé, qui rugit et pointe son mufle féroce et ses petits yeux vers le belluaire.
Le Silène émet comme le long soupir que poussent les cavernes englouties quand l’eau de la mer se retire d’elles.
- Ne le regarde pas, Theodora !
Et aussi vite qu’il est apparu, le Silène immense semble se dissoudre dans l’air, tandis que les lourdes et puissantes pattes avant de l’ours viennent se planter dans les épaules d’Akakios qui hurle de peur et de douleur avant d’être plaqué au sol par le fauve. Les mâchoires féroces se referment sur sa gorge et déchirent tout.
Des cris et des sanglots éclatent autour de Theodora qui revient à elle-même, toujours les fesses dans le sable blanc et la bouche grande ouverte. Elle regarde sa mère qui a le visage déformé par des pleurs.
- Je t’avais dit de ne pas le regarder, Theodora ! Mais qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait, ma fille ?
Theodora remarque alors les yeux de sa sœur Comito fixés sur quelque chose derrière elle. Elle se retourne, puis se lève avec effroi. Des belluaires viennent d’arriver en renfort, tirant sur la chaîne de l’ours, criant, fouettant la bête. Deux d’entre eux parviennent à saisir la bouillie de chair et de sang qu’est devenu Akakios, par l’épaule de son plastron de cuir bouilli, et le traînent hors des pattes de l’ours, tandis que d’autres tirent sur la chaîne, crient, et fouettent l’animal.
Au-dessus d’eux, la foule n’a jamais été plus attentive, les spectateurs conscients qu’ils viennent de rater quelque chose qui leur a échappé. Des vivats éclatent. Enfin, du vrai spectacle !
Les tragédiens soupirent, jaloux.
Quand une véritable tragédie vient frapper, il est alors inutile de jouer.
J'adore ton style. Même compliment que le chapitre précédent! C'est prenant et passionnant. C'est poétique par moment. A quand un troisième chapitre!?!!!.
A bientôt
Content de voir que tu as publié un 2e chapitre. Je te l'ai peut-être déjà dit dans mon premier comm, (j'avoue que je ne me souviens plus xD) mais j'adore l'idée de dresser le portrait de Theodora et Justinien. C'est un couple historique fascinant mais dont je connais finalement assez mal l'histoire.
J'aime beaucoup cette première interaction entre les deux personnages. Theodora l'insignifiante qui ose lever les yeux, est intriguée par cet adolescent au milieu des adultes. Tu rends Justinien intriguant, on veut en apprendre davantage sur lui. Mission accroche réussie !
Mes remarques :
"mais elle a une flamme en elle, qui fait qu’elle attire les regards par un charme balbutiant mais déjà magnétique." je pense que tu peux simplifier cette tournure avec quelque chose du genre : elle a déjà une flamme en elle, un charme balbutiant mais qui attire déjà les regards
"Theodora suit avec peine de ses petites jambes sa mère et sa sœur" avec peine / de ses petites jambes se répètent un peu à mon avis, c'est une idée similaire. Peut-être : la petite Théodora suit avec peine... pour que ce soit clair sans être trop lourd ?
"quand elles sont arrivées au centre de la piste, du côté des Bleus, Akakios, son père, entre dans l’arène," ça fait bizarre d'avoir du passé composé avant du présent dans cette tournure
"Theodora se tend imperceptiblement, et se redresse de toute sa hauteur, cherchant à échapper à l’insignifiance dont elle est née et dont on lui rabâche les oreilles." j'aime beaucoup cette tournure !
Un plaisir,
A bientôt !