Le morceau de verre

Par Capella

Ludwig jeta un œil au ciel. C’était une exposition de couleur particulièrement extravagante. Il tirait sur le violet, puis sur le rouge avant de nuancer au vert et de tomber dans un blanc tacheté de turquoise. Les nuages, plus vantards encore, étaient chacun d’une couleur différente. L’adolescent n’aurait point le temps d’en faire le portrait ; toutefois, par fierté fraternelle, il ne put s’empêcher de longtemps les admirer. Il avait fait un bon travail… 

Ludwig marcha longuement dans les rues d’Inkroad, la tête ailleurs. Il avait délaissé le ciel pour reprendre ses comptes. Lorsqu’il atteignit le nombre final, il en conclut qu’il devrait réapprovisionner ses stocks. Cela faisait bien deux semaines qu’il ne l’avait pas fait, son avarice entamait sa recrudescence. 

Il arriva au pied d’un immeuble, ou plutôt à son sommet. Plantée dans le sol comme une fusée échouée, la porte d’entrée était en haut. Il se saisit de l’épaisse corde qui montait jusqu’au bas du bâtiment. S’appuyant sur les murs, il grimpa la petite tour de cinq étages. Une fois monté tout en bas, il ouvrit la porte d’entrée. Comme il habitait au cinquième étage, il dut descendre les escaliers. Il se contenta de sauter d’un palier à l’autre, se servant des rambardes comme plateforme, lorsqu’enfin, il s’arrêta devant une porte de l’appartement. Il saisit un pinceau jaune de sa poche et dessina une serrure. Il y glissa alors sa clé et la tourna pour entrer. Il fut accueilli par une bulle de savon, marquée de l’inscription “de la bulle des fossiles”, contenant un morceau de verre. Elle éclata à son contact. Affolé, Ludwig s’empressa de ramasser le morceau de verre salit d’une terre ancienne qu’il lui était impossible de retirer, puis l’enferma de nouveau dans une bulle à l’aide d’un simple contact de sa paume. Il soupira de soulagement. Enfin, il se retourna, sortit son pinceau qui se colora subitement de noir, et recouvrit la serrure de la porte à l’aide de peinture afin de la dissimuler. Ludwig prit la direction du salon en observant tout autour de lui, un sentiment de contentement.

Partout dans la demeure flottaient une centaine, un millier de bulles iridescentes, chacune contenant un petit morceau de verre à la forme, la couleur, la matière différente. Les sphères colorées faisaient régulièrement le bruit typique de bulles qui éclataient, sans que ce soit en fait le cas. Simple caprice auditif du jeune adolescent. 

— Hey ! T’es rentré ! T’as bien pensé à effacer la porte ?

— Comme d’habitude.

Assis sur le canapé, un garçon le salua. Il ressemblait trait pour trait à Ludwig, à la seule différence que lui était décoré de lunettes d’aviateur sur le haut du crâne, d’yeux malicieux, et d’innombrables taches de peintures sur l’ensemble du corps. De ses vêtements à sa peau claire, rien ne fut épargné. 

— Vous avez fait fort, là-haut, indiqua Ludwig de son habituel ton apathique.

— Évidemment ! affirma son frère jumeau, Hugo, avec grande fierté. C’est le festival des couleurs aujourd’hui, et ton cher frangin d’amour est le plus doué de sa profession, n’est-il pas ? Je n’ai fait que le prouver à tout le monde.

— Si tu le dis. En tout cas, c’était beau. 

Hugo se frotta une inexistante moustache de sorte à étaler toute sa satisfaction. Le garçon était un peintre du ciel de la branche des nuages. Comme son nom, et son accoutrement sali l’indiquait, il était chargé de peindre les nuages. C’était ce qui rendait le ciel de ce monde si gai, si joli, si… extravagant. Ludwig devait l’avouer, son frère était du genre à aimer se démarquer. On reconnaissait ses nuages à ceux de ses collègues avec une étonnante facilité. 

— Je vais dans le miroir, aujourd’hui, annonça Ludwig à l’adresse du peintre.

— Hmm ? D’ac, t’as besoin de ton porte-bonheur ? 

Lorsque Ludwig acquiesça, Hugo souffla sur une bulle qui voltigea jusqu’à son frère. Dedans se trouvait un morceau de verre taillé, similaire à beaucoup d’autres. En dépit de sa platitude manifeste, il s’agissait du morceau de verre que lui avait offert une fille qu’il avait rencontrée durant ses voyages. Il se sentait l’obligation de le conserver à jamais. 

— Tu vas chercher combien de morceaux aujourd’hui ? s’enquit Hugo en admirant toutes les bulles volant dans leur grande demeure. 

Ludwig dressa quatre doigts de sa main puis partit en direction de sa chambre. Il récupéra le long manteau noir au trente-cinq poches et-demi qu’il avait négligemment posé sur son lit défait, et fit apparaître une immense bulle de la taille d’un homme. Il découvrit, dans ce reflet, ses cheveux iridescents en pagaille qu’il ne prit pas la peine de recoiffer, par manque de temps, et ses yeux rouges, bleus, verts et vides. Sans un mot de plus, il passa sa main dans la bulle, puis tout son corps. Comme chaque fois, il pensait à un endroit dans lequel il n’était encore jamais allé, le miroir l’y lui emmenait. 

Ludwig sortit de sa bulle et s’écroula au sol dans un fracas lorsqu’il percuta une table de marbre sous un long miroir. Il venait de renverser une bouteille, un collier et d’autres bijoux sur le rebord qu’il venait de rencontrer. Il entendit quelqu’un se lever non loin de lui.

— Par tous les diables !! Que se passe-t-il ici !? s’écria une voix masculine.

Ce fut alors que les tympans de Ludwig le tiraillèrent horriblement. Une mélodie forte et éminemment aiguë lui hurlait dans les oreilles. Le garçon se couvrit les oreilles, étouffant à moitié les sons de ce monde, mais ce n’était toujours pas assez pour la couper complètement. Ses yeux remuèrent en tous sens, sans parvenir à déceler la source de cet assaut. 

— Eh bien… Mon garçon… ? Vous allez bien ?

Lorsque l’autre voix eut prononcé cela, la musique s’estompa. Les violons disparurent et ne laissèrent place qu’à un doux piano. C’était certes une étrange mélodie, mais elle était plus agréable. 

Ludwig releva la tête et découvrit un étrange bonhomme affublé d’une longue moustache en vague, d’un béret et d’une salopette noire sur un haut jaune à rayure. Il récupéra un monocle et l’apposa à son œil gauche pour mieux observer le jeune intrus. 

Celui-ci se releva, épousseta son vêtement, et observa un peu l’endroit dans lequel il se trouvait. Les murs étaient parsemés d’affiches diverses mettant en scène toutes sortes de situations, allant du romantisme à l’épique. Sur une longue table, de nombreuses boulettes de papier avaient été jetées avec négligence. 

— Eh bien, vous ne répondez pas ? Vous êtes sortis d’une… Oh, seriez-vous l’un de ces voyageurs ? Ceux qui apparaissent par bulle de savon, non ? 

— Oui, c’est ça. J’ai mal calculé l’atterrissage, répondit Ludwig. 

— Je… Je vois… 

— Dites, monsieur, c’est quoi cette musique ? 

L’homme inclina la tête sur le côté, l’air dubitatif. Il semblait ne pas bien comprendre l’interrogation qui saisissait le passeur de lieux.

— Quelle musique ? demanda l’homme, étonné. 

— Celle qu’on entend depuis tout à l’heure, indiqua Ludwig en pointant le ciel, comme si celle-ci venait des cieux. 

— Eh bien, c’est le son du vent, pardi ! 

— Monsieur, je ne suis pas d’ici, je n’ai jamais entendu le vent faire un tel son.

— Par mes aïeux, vous êtes étrange ! Le vent fait toujours sa mélodie habituelle pour agrémenter la vie des gens. Vu comme vous m’avez fait peur, il est normal que le piano et les violons se soient tant agités ! Enfin, maintenant que nous discutons calmement, la mélodie s’est calmée, fort heureusement. 

— Hmm…

Ludwig était tombé dans une bulle de monde particulièrement singulière, à n’en point douter. Aimant le calme avant tout, le garçon eut tôt fait de se décider à partir. Il écourterait la découverte de ce lieu.  

— Dites, monsieur, vous auriez un morceau de verre ? 

— Un morceau de… verre ? Eh bien oui, vous avez cassé l’un de mes vases dédicacés. Prenez le morceau que vous voulez.

Ludwig se courba et saisit l’un des fragments sur lequel était encore visible un écriteau. Il serait parfait. 

— Vous pourriez me dire dans quelle bulle nous sommes, monsieur ? J’ai besoin de l’étiqueter. 

— Oh, vous êtes dans la bulle des films, expliqua l’homme. Ainsi donc, vous n’êtes tout simplement pas de notre bulle même… Très intéressant ! Ça me donne des idées de scénario, ça ! Un homme qui voyage de bulle en bulle pour sauver sa dulcinée, se devant alors de récupérer des morceaux de verre afin de restituer un artéfact magique pour affronter le super-vilain !

— Ce n’est pas vraiment ce que je fais, monsieur. Je me contente de collectionner, c’est tout. 

— Oui, oui, sans doute, mais la vie normale n’est pas intéressante pour faire un film. 

Si vous le dites, lui répondit Ludwig en pensée, avant de se tenir devant le miroir d’où il venait. 

La musique se faisait plus joyeuse, sûrement car son lien avec l’homme s’était amélioré. Il ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel et de s’interroger sur les rouages de cette bulle. Subir cette musicalité spirituelle une minute de plus ne lui ferait sans doute pas grand mal. 

— Dites, à part la musique, il y a d’autres choses particulières dans ce monde ? 

— Naturellement. Par exemple, lorsque vous dites “ça va exploser”, eh bien… 

L’homme n’eut pas le temps de finir sa phrase que son armoire éclata en traînant derrière elle un souffle de flamme. Par réflexe, Ludwig voulut s’en protéger, mais ses mouvements étaient lents, très lents. Ce fut après dix secondes à se mouvoir à vitesse moindre, que le temps reprit son cours et que, tombant sur les fesses, l’adolescent reçut de plein fouet la vague de chaleur. 

— Ça explose, conclut alors l’homme avec satisfaction.

— Heu… Pourquoi était-on aussi lent ? demanda aussitôt le garçon troublé avant de remuer les bras, doutant que tout cela ne fut qu’un tour de son esprit.

— Toute scène d’action se doit d’être accompagnée d’un ralenti, c’est la base, mon garçon. 

— Et pourquoi…, commença Ludwig en analysant tout son corps. Nous ne sommes pas brûlés ? 

— Car nous sommes les protagonistes de cette détonation.

— C’est un monde complexe… 

— Vous trouvez ? 

Ludwig se leva, soupirant, puis prit la direction du miroir ; cette fois, il comptait bien partir. Une main l’arrêta alors. L’homme venait de l’interpeller, ses yeux brillaient d’un désir avide.

— Mon garçon, vous comptez explorer d’autres bulles ? 

— Heu… Oui, pour récupérer d’autres morceaux de verre. 

— Parfait ! Je vous accompagne ! s’écria le moustachu qui se dressa fièrement. Voyager me donnera des inspirations nouvelles ! Je dois faire le plus grand film de notre bulle, voyez-vous, il me faut d’originales expériences pour ce faire ! 

Ludwig soupira, désabusé, et accepta. Il demanda au scénariste de se tenir bien droit, ce qu’il faisait déjà, avant de l’enfermer dans une bulle. À la surprise de sa victime, l’adolescent en traversa une autre, et la grande bulle le suivit de l’autre côté. 

Ludwig s’appuya sur le rebord d’une cheminée et sauta sur le plancher qui grinça. La bulle qui l’accompagnait éclata et le scénariste posa élégamment pied au sol. 

— Où sommes-nous cette fois ? s’enquit-il, visiblement déçu. Cet endroit n’a rien de bien étonnant… Oh ! Mazette ! Qu’est-ce donc que cela ?! 

Des lettres s’échappèrent de la bouche du scénariste, ébahi. Mis ensemble, elles formèrent plusieurs phrases : celle qu’il venait de prononcer, “Mazette” inclus ! Les mots se mirent à flotter autour du duo et prirent leur envol par la fenêtre ouverte. En s’y penchant, ils constatèrent que le paysage urbain en était constellé. D’innombrables phrases flottaient çà et là. 

— Nos mots sortent quand on parle, supposa Ludwig qui subit le même effet, une phrase flottante s’extirpant de sa gorge.

— C’est fort impressionnant, n’est-il pas ? reprit le scénariste avec admiration. Que se passe-t-il si on les touche ?

Alors que “c’est fort impressionnant” s’éloignait doucement, l’homme à moustache approcha son doigt, désireux de savoir si ses mots étaient devenus tangibles. Avant le moment fatidique, il fut arrêté par une voix horrifiée. 

— Surtout pas !!

Le scénariste recula sa main en sursautant. Son geste fut suivi par le puissant bruit d’un objet lourd s’écrasant au sol. Un homme, assis devant un petit bureau, fixait le duo avec soulagement. À ses pieds, un “Surtout pas !!” avait fissuré le plancher. Les points d’exclamations semblaient peser leur poids.

— Que se passe-t-il si on les touche ? demanda Ludwig.

— Je me dois bien de vous l’ex-po-ser, souffla l’homme à son bureau, attristé. 

— Ex-po-ser ? répéta le scénariste qui trouvait cette façon d’appuyer les mots un peu exagérée.

— Je dois me dé-ba-ra-sser de ça, expliqua le garçon de cette bulle en pointant son avertissement tandis que sa phrase précédente volait vers le plafond. Possédez-vous en mé-moire la signification des mots “surtout”, “pas” et “surtout pas” ? 

— Bien entendu, affirma le scénariste.

— Par-fait

À ces mots libérés, l’écrivain des airs toucha ceux qui gisaient sur le plancher. Ils disparurent alors subitement. En plus, la pile de livres qui se trouvait sur son bureau subit le même sort, avant de réapparaître dans un placard qui se ferma aussitôt. Les papiers froissés partirent vers la poubelle et son chapeau noir regagna le porte-manteau. Les voyageurs affichaient une ostensible surprise pendant que l’écrivain les questionna : 

— Auriez-vous la bon-té de me donnez la définition des propos que je viens de gom-mer ? 

— “Pas” sert à rendre vos phrases négatives, expliqua Ludwig. Entre autres. 

— “Surtout” met en relief ce que vous voulez dire, c’est comme un “avant toute chose”, poursuivit le scénariste. 

— Et “surtout pas”, c’est une très puissante négation, conclurent les deux en même temps. 

— Ha ha ha ! Merci bien, mes braves ca-ma-ra-des ! Ainsi que vos yeux ont pu le dé-ce-ler, en ces lieux vous lisez ce que vous dites et écouter ce que vous écrivez. Palper un mot a pour si-gni-fi-ca-tion de le faire péricliter, autant phy-si-quement, que men-ta-lement ! 

— C’est très retors, comme fonctionnement, lâcha le moustachu qui en frémit.

— Et pourquoi toutes vos affaires se sont rangées d’un coup ? dit cette fois Ludwig.

— Oh cela, la raison est que je n’avais “pas” ran-gé mon lieu de travail. J’ai supprimé cet état de fait en même temps que le mot “pas”.

— C’est la bulle la plus complexe que j’ai jamais visité… 

— Je comprends pourquoi vous trouviez la mienne étrange, mon garçon, ajouta le scénariste à voix feutrée.

— Bref, vous auriez un morceau de verre ? demanda Ludwig à l’adresse de l’homme des mots. 

— Tout à fait, je suis ef-fe-cti-vement en possession de ce que vous venez de sus-no-mmer. 

Ce disant, l’écrivain saisit un petit miroir. Au milieu du cadre était écrit le mot “miroir” qui reflétait ceux qui le lisaient. 

— Sérieusement, vos mots ont aussi des particularités physiques ? s’exclama le scénariste, désabusé. Avec autant d’éléments de worldbuilding, je perdrais tous mes spectateurs !

— C’est parce que l’écriture est un univers sophistiqué, répondit l’écrivain avec outrecuidance.

Puis il brisa le miroir au sol. Il tendit un morceau à Ludwig, la lettre “M”. L’adolescent le mit sous bulle et indiqua “bulle des mots”.

— Cassé, déclara alors l’écrivain. 

Le mot fila hors de sa bouche avant de flotter au-dessus de sa tête. Il le toucha. Son miroir se répara alors subitement et le scénariste donna la définition du mot qui venait d’être oublié. 

— J’avais une question, reprit alors l’adulte à béret. Pourquoi coupez-vous vos mots de façon aussi appuyée, au juste ? C’est très étrange, si vous voulez mon avis. 

— Oh, il s’agit d’une mesure de pré-ven-tion. Si par inadvertance je touchais un mot que j’aurais pu é-me-ttre, je ne l’ou-bli-erais pas, puisque celui-ci n’e-xist-e-rait pas, tant ils sont prolongés ! Je désire devenir le plus grand auteur de cette bulle, mes mots sont trop importants et précieux pour être oubliés.

— En même temps, vous utilisez que des mots compliqués, releva Ludwig. Si vous parliez comme au quotidien, vous n’auriez pas peur de ça.

— Un é-cri-vain qui use de mots plats ? On aura bien tout vu ! s’écria-t-il d’un ton pincé. 

— Pourtant, ça vous gêne plus que ça vous aide…, lâcha, embarrassé, le scénariste. 

— Vous plai-san-tez ! L’oubli des mots ne change en rien notre existence ! Ils ne sont là que pour nous dire que l’on ne peut revenir sur nos paroles ! 

— Heum… Monsieur, si la peur de l’oubli n’est pas une crainte, votre dictionnaire aux mots coupés est contradictoire. Je vous l’assure, les livres sont tout aussi bons sans mots alambiqués ! Eh bien, voilà que j’en use, maintenant… 

— Vous êtes li-tté-rai-rements perdus. Je suis vou-é à n’être re-con-nu qu’à ma mort si mon seul public n’est com-po-sé que de sots ! Filez d’ici que je ne vous re-voie plus. 

Ludwig ne se fit pas prier. Il marcha lentement vers la bulle qu’il se façonna, suivi de près par le scénariste. L’écrivain continuait de leur jeter des œillades irritées, levant par moment son menton avec hauteur pour exposer toute son indignation. Constatant l’absence de réaction des deux intrus, l’homme des mots sembla d’autant plus indigné. Ludwig soupira d’épuisement. Enfermant son camarade sous bulle, il emprunta celle de voyage et tous deux passèrent de l’autre côté. Une fois pied à terre, le scénariste ajusta sa salopette.

— Un peu orgueilleux, ces écrivains.

— Ils sont dans une bulle différente…, répondit simplement Ludwig.

— Cela dit, mes acteurs sont pareils. Vouloir une scène d’action dans une comédie musicale, une comédie musicale dans un thriller… Les artistes ont tous leur petite personnalité. Par contre, jeune voyageur, pourquoi sommes-nous dans un désert ? Eh bien, qu’est-ce qu’un miroir y fait au plein milieu… ?

Une étendue marron craquait sous leur pas. Un ciel bleu et vide dénué de toute vie, une nature disparue, un désert esseulé. Les deux voyageurs se trouvaient au beau milieu d’une solitude que la présence de milliards de camarades de sable ne comblait point. Au beau milieu de celui-ci, un rectangle de verre démultipliait les rayons du soleil qui venaient le frapper. 

— Cette étendue déserte n’est pas rassurante, prenez donc un morceau de ce miroir et filons. 

— Hors de question, c’est juste un miroir banal, je préfère en chercher un autre.

— Vous ne nous facilitez pas la tâche, mon garçon.

De fait, ils marchèrent longuement dans ce vide, écrasant à chaque pas la neige propre au désert qui tapissait ce cadre vide. Ce fut alors qu’au loin, ils virent un bureau de travail. Au beau milieu du vide du miroir esseulé se trouvait une femme qui manipulait une matière rouge vive comme s’il s’agissait d’une pâte à modeler. À la fin du processus, la personne l’engloutissait avant de pousser une exclamation de pur bonheur, main posée sur la joue, gémissant d’extase. Elle reprenait alors son travail. Elle saisit une poignée de sable dans ses mains, le fit rougir et le malaxa à sa guise avant d’en manger, une fois de plus, le résultat. 

— Excusez-moi madame, l’interpella Ludwig lorsqu’ils l’atteignirent. Auriez-vous un morceau de verre ? 

— Ouais, j’en fabrique, indiqua-t-elle d’une voix qui trahissait un grand sérieux.

— Heu… Arrêtez-moi si je me trompe, mais ne venez-vous pas de le manger ? releva le scénariste, blême.

— Oui, bien sûr, parce que vous voudriez que je meure de faim ? où peut-être que vous êtes plus porté sur le sable cru, vous ? répondit-elle d’un ton sarcastique. 

Le moustachu ne sut que répondre à cela. Le regard particulièrement assassin que lui asséna la jeune femme lui coupa toute envie de répliquer. Ludwig se pencha sur la table de travail du verrier d’où ses mains s’agitaient élégamment. Lorsqu’elle mangea le résultat de son travail, elle gémit de bonheur, ses yeux pétillant de joie et sa voix prenant les tonalités de celle d’une fillette. Lorsque la bouchée fut passée, elle récupéra une poignée de sable avec un sérieux terrifiant. 

— Je peux goûter ? demanda l’habitant de la bulle de peinture.

— Ouais, si vous voulez. 

Elle pétrit le sable chaud et créa un morceau qu’elle coupa en deux. Elle en donna un à Ludwig, jeta l’autre au scénaristique qui le rattrapa in extremis. Sans attendre, l’adolescent l’engloutit.

— C’est sucré, et délicieux, fit-il.

— Tu n’as pas mal ?! s’écria le scénariste, éberlué. 

— Non, c’est sucré, répondit simplement Ludwig, se répétant.

Étonné, le moustachu porta le morceau de verre à sa bouche. Il eut une expression terrible.

— Le mien est amer ! 

— Ça t’apprendra, lui lâcha la créatrice de verre.

— Madame, pourrais-je en avoir un autre pour ma collection ? demanda Ludwig. 

Pour toute réponse, elle lui en donna un nouveau. Il le signa, “bulle du sable”. Le scénariste posa les mains sur ses hanches.

— À présent, autant rentré dès maintenant. La touffeur m’excède. 

La marche du désert l’ayant grandement épuisé, lui aussi, Ludwig espérait que la prochaine bulle ne l’emmènerait pas au milieu du nulle-part, pour lui imposer autant de marche à pied ; ni de soleil éclatant. Essayant de ne pas se porter malheur, l’adolescent mis son compagnon sous sphère ; tous deux passèrent la porte de savon. 

Il ne s’y était pas attendu, mais en traversant le portail, il eut directement les pieds à terre et manqua de tomber. Puisqu’il flottait au-dessus du sol, le scénariste ne rencontra aucun problème. Les bulles poignaient de façon aléatoire. Souvent au-dessus du sol. Un jour, il avait même été lâché à plusieurs centaines de mètres dans les nuages, l’obligeant à changer de bulle aussitôt pour éviter une rencontre malvenue avec le sol dur. 

— Fichtre, voilà un monde tout bonnement fascinant, on dirait de la science-fiction, s’exclama le moustachu à sa suite.

C’était une parfaite manière de décrire l’endroit. Lorsque Ludwig leva la tête, il put admirer une ville absolument grandiose. Des bâtiments perçant les cieux, des machines volantes, des panneaux électrique absolument partout, diffusant continuellement publicités et informations… Les routes filaient partout dans la ville, entre les bâtiments, entrant parfois dedans, montant jusqu’à la mer de nuage au-dessus de leur tête. Ce spectacle invraisemblable prenait sens lorsque l’on découvrait la population des lieux. Émettant grincements et cliquetis, les habitants de la ville étaient tout de fer construit. Ce monde était une preuve, s’il en fallait, de la supériorité des êtres de métal. Ludwig songea cependant qu’il n’y avait ici que très peu de couleur pour égayer cette merveilleuse ville monotone. Une voix retentit derrière lui : 

— Sapristi, les probabilités sont de mon côté, aujourd’hui. Vous êtes des voyageurs fait de chair ?

Le duo de reflets ambulants se tourna vers le robot qui les considérait avec un sourire. Un café fumant à la main, une blouse blanche ouverte sur le dos, c’était là un être intriguant. Il reprit : 

— Enchanté, je travaille pour les laboratoires mécaniques ; pourrais-je discuter un peu avec vous, afin de comprendre comment vous fonctionnez ? 

— Que voulez-vous dire ? interrogea le scénariste, les mains dans les sangles de sa salopette. 

— Nous développons ici une IE, il serait très appréciable que je puisse échanger avec des formes achevées du prototype. Les voyageurs à bulle se font rares après tout. 

— Qu’est-ce donc qu’une IE ?

— Intelligence émotive. Des sortes d’humains artificiels qui ressentiraient des émotions. Ce sera une grande avancée technologique pour nous, puisque ceux-ci pourraient prendre des décisions englobant le bonheur collectif plutôt que l’efficacité, comme nous le faisons. 

Le scénariste se tourna vers Ludwig et lui demanda s’il devait subir ce genre de situations rocambolesques tous les jours. L’adolescent répondit qu’il y avait souvent pire. 

— J’y pense, poursuivit alors le scénariste à l’adresse de l’homme de métal, non sans un petit sourire amusé, vous n’avez pas peur que vos petites créations se rebellent et dominent le monde, ou quelque chose du genre ? 

— Oh ! Vous êtes au fait de nos films de SF à ce que je vois.

— Heu… 

Naturellement, l’homme ne sut quoi répondre en voyant sa blague tomber ainsi à plat. Ludwig soupira d’exaspération à côté de lui.

— En excluant cette blague de mauvais goût, mon compagnon à raison, reprit l’adolescent aux cheveux colorés. Les sentiments amènent à de l’égoïsme, vous aurez forcément des problèmes un jour ou l’autre. Au final, cette histoire de domination du monde est même plutôt probable… 

— Oh, les sentiments des intelligences émotives permettent de faire de l’humour, c’est impressionnant de pouvoir y assister en vrai !

— De l’humour… ? Heum… Si je puis me permettre, reprit l’adulte à moustache, vos films de SF existent bien pour une raison, non ? Vous devriez en prendre connaissance. Après je dis ça, je dis rien.

Le robot inclina la tête sur le côté. Tout portait à croire qu’il ne saisissait pas les avertissements des deux voyageurs. 

— Vraiment, ce ne sont que des divertissements ; l’insignifiance d’un tel futur n’entre même pas dans ma base de données. Vous êtes des IE, après tout, vos sentiments vous font peut-être imaginer des scénarios catastrophes avec aisance, je présuppose ? 

— Bon, oubliez tout ça, vous auriez un morceau de verre ? s’enquit Ludwig, lassé par cet échange qui ne menait pas très loin.

— Du verre ? répéta le robot.

Il donna une tape sur son ventre et celui-ci s’ouvrit, révélant une myriade de rouages, de câbles irisés et de bruits divers, à la manière d’une belle horloge – ou d’une cafetière. Il trifouilla son intérieur et sortit un fragment gris.

— Je n’ai que ça, malheureusement.

Ludwig le saisit, l’observa un instant, et hocha la tête.

— C’est du métal, mais ça fera amplement l’affaire. Je le signe “bulle des machines”, je suppose ?

— Oh ! Une nouvelle touche d’humour ! Dois-je rire ? Ha ha ha ! Certes, nous inventons des machines, mais nous restons la population principale, vous savez ? Nous restons de fait la “bulle des humains”. 

Voyant la confusion dans l’expression du scénariste, Ludwig lui indiqua qu’il valait mieux ne pas poser de questions. L’adolescent signa et regagna sa bulle pour quitter les lieux. 

Une fois n’était pas coutume, Ludwig tomba sur le rebord de la table de marbre et s’écrasa au sol. Il poussa un soupir rauque et irrité, trouvant très incongru que sa bulle se soit créée deux fois au même endroit. À ses côtés, le scénariste sortit de sa bulle. Ils étaient de retour dans son studio. 

Il eut un soupir. Comme quand il rentrait chez lui, ses bulles avaient tendance à toujours se créer au même lieu, par habitude – cela lui évitait de tomber dans le royaume voisin quand il ne cherchait qu’à regagner son lit. Ce devait être la même chose ici… 

— Ah, que c’est bon de rentrer ! Par contre, je n’ai vraiment rien appris d’utile, je crois bien ! s’écria-t-il, dépassé.

— Tiens, la musique est agréable, constata le garçon, toujours étalé au sol.

Entraînante, mais douce. Certes, il aimait le calme, mais Ludwig ne pouvait pas dire que cette mélodie n’était pas agréable.

— Oh, oui. Elle accompagne la fin de notre voyage et l’approche de nos séparations, expliqua l’adulte en levant son index. L’air du vent a toujours tendance à nous spoiler un peu. 

— Je vois.

Ludwig se releva. De place, ses traits se firent catastrophés. 

L’adolescent fouilla ses poches et sortit l’un de ses morceaux de verre. Le scénariste se pencha vers lui.

— Ce bout de verre, je ne le reconnais pas, je crois ? fit-il. 

— J’ai fait éclater la bulle par mégarde, répondit le garçon. C’est mon porte-bonheur, je l’emmène toujours avec moi. 

Pour ainsi dire, cela arrivait au moins une fois par voyage. Les trente-cinq poches et demi de son manteau n’étaient pas bien grandes. Ses morceaux de verre étaient souvent à l’étroit, à l’intérieur… 

Ludwig créa une nouvelle bulle autour de son porte-bonheur et soupira de soulagement. Ses morceaux de verre avaient beau être résistants, il en prenait soin comme la prunelle de ses yeux, surtout s’agissant du plus précieux d’entre eux. Ce fut alors que l’adolescent releva brusquement la tête vers le scénariste, quand celui-ci émit un gémissement de grande réflexion. 

— Qu’a-t-il de plus important que les autres ? 

— Une fille me l’a donné, il y a longtemps, durant mon sixième voyage de bulle. C’est elle qui m’a fait considérer ça comme la chose la plus amusante du monde, que de voyager et de découvrir de nouveaux mondes. 

— Pourquoi n’est-elle pas avec vous ? 

— J’aimerai bien, mais elle a son propre monde à elle…

— Hein ? Billevesées ! J’ai le mien aussi, et je vous ai suivis ! C’est un voyage, pas un déménagement, pardi ! Depuis combien de temps l’avez-vous quitté ?

— Heu… Ça doit faire un mois, peut-être ? 

— Seulement ? Tant mieux, rien n’est perdu. Allez la voir à votre prochain voyage et obligez-vous à l’inviter à votre prochaine expédition !  

Ludwig ne put qu’hocher vigoureusement de la tête face au ton péremptoire du scénariste, un peu intimidé – moins par l’homme que par ce que sa demande impliquait. 

Le scénariste hocha la tête, satisfait. Dans le vent, les violons s’accentuèrent et une guitare rythmée s’ajouta à l’ensemble. Le moustachu comprit le message et tendit sa main, la scène d’adieu se lançant sans doute. 

— Mon garçon, ce fut un plaisir. 

En guise de réponse, Ludwig se satisfit de ce serrage de main. Il marcha vers le miroir, sans un mot, mais ne le traversa pas tout de suite. Lentement, il se tourna vers l’homme qui fut son compagnon du jour.

— C’était sympa. Nous ne nous reverrons pas, mais j’espère que vous deviendrez le scénariste que vous rêvez d’être un jour. 

Et alors, Ludwig traversa le portail. 

De l’autre côté, il rejoignit sa chambre. Ses volets étaient fermés, sa veilleuse, allumée ; son lit était fait. D’une part, il faisait nuit, d’une autre, son jumeau était passé par là, et sa prévenance avec. En souriant, Ludwig sortit les cinq bulles de son manteau, et les disposa avec toutes les autres dans sa chambre. Comme à son habitude, il laissa la porte ouverte de sorte que chaque bulle puisse aller et venir à leur gré. Ludwig rangea grossièrement son manteau dans sa commode puis se changea. En chemise de nuit, il prit la direction de la cuisine et se servit un verre de jus de pomme. Il rumina la journée qu’il venait de passer. C’était la première fois que quelqu’un l’accompagnait durant son voyage. Ce fut agréable. Son frère Hugo avait raison, se faire des amis n’était pas si horrible que cela, finalement. S’il pouvait reproduire l’expérience avec quelqu’un qu’il aimait plus encore… ce ne serait sans doute pas pour lui déplaire. 

Ludwig termina son verre et le posa dans l’évier. Il fera la vaisselle demain matin. Il marcha lentement dans les couloirs de sa maison et admira chacune des bulles iridescentes qui passaient sous son regard. Il comprenait qu’aujourd’hui, il avait gagné quatre nouveaux morceaux de sa collection, mais aussi une nouvelle chose à apprécier. Cette journée lui avait prouvé qu’il ne fallait pas être un morceau de verre brisé ou une bulle iridescente pour être aimé ; avoir un camarade avec qui partager son voyage était amusant. 

Ludwig souleva ses draps et s’y blottit. Le son typique de ses bulles qui éclataient mélodiquement le berça tendrement alors qu’il serrait son porte-bonheur contre sa poitrine, un sourire plaqué sur son visage endormit. 

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