Le Murmure de Sourde-Roche

Oh Vivica, I wish you well

I watch you burn in humid hell

[…] I watch you sit, I watch you dwell

[…] I’ll sit right here, I’ll never tell

 

Jack Off Jill, Vivica

 

 

Les vagues se déchaînaient contre la côte rocheuse. Leur grondement berçait le fond de l’air, tandis que les pas de l’homme et des deux enfants faisaient crisser les graviers de l’allée. Ils venaient de franchir le portail en fer forgé de la propriété quand Valentin leva son visage balafré vers la même fenêtre que d’habitude. Le manoir Gardecorps était construit sur une rampe escarpée s’élevant sur plusieurs centaines de mètres, tel un immense escalier en colimaçon. Sauf que cet escalier ne menait nulle part ailleurs qu’au sommet d’un à-pic, où était perchée la partie la plus haute de la demeure familiale. Les murs de cette dernière, droits et hauts, étaient presque aussi sombres que la falaise, nommée Sourde-Roche.

La lueur aveuglante du ciel blanc se reflétait sur les careaux de la vitre la plus éloignée de la terre ferme, voilant ce qu’il y avait de l’autre côté. Mais Valentin devinait sa présence, toujours à la même place.

« Pourrons-nous voir Mère, aujourd’hui ? » demanda Candice. La petite fille tenait la main de son père et le sollicitait de son regard pétillant.

« Tu sais que cela dépend de son état » répondit-il laconiquement. L’enthousiasme de Candice se ternit, avant que son visage ne s’illuminât de nouveau.

« On pourrait aller lui demander ! N’est-ce pas, Valentin ? » Ni son frère aîné ni leur paternel ne réagit. Un domestique vint ouvrir la lourde porte d’entrée du manoir, qu’ils passèrent dans un silence de mort.

 

***

 

Violette était immobile, l’œil accolé au trou de la serrure. Depuis des heures, les femmes de chambre faisaient des allers-retours dans la pièce. Le médecin était arrivé à l’aube, et tout le monde s’activait autour de sa mère qui hurlait beaucoup. Cela avait commencé plus tôt dans la nuit, et avait réveillé la petite fille. Elle s’était alors levée et n’était pas retournée se coucher depuis, toujours pieds nus et en chemise de nuit, les servantes étant trop occupées pour se soucier d’elle. Le jour passa, et à son déclin la fillette finit par s’endormir malgré elle contre la porte. Il faisait nuit noire quand les cris les plus déchirants de sa mère la réveillèrent derechef. C’était les ultimes instants. Elle frotta ses yeux ensommeillés et attendit que le calme revînt et que tout le monde fût sorti. Alors que le soleil avait eu le temps de commencer un nouveau cycle, elle pénétra dans la chambre tout doucement.

L’air était lourd et âcre, cela sentait mauvais. Dans le lit plus haut qu’elle, Violette ne voyait pas le visage de sa mère. Elle ne percevait que les formes volumineuses du corps maternel sous l’épaisseur des couvertures et des draps chiffonnés, innondés de taches brunâtres. Le baldaquin en ébène la surplombait de son envergure sinistre, comme pour la sermonner. Arrivée à pas de souris au niveau du buste de la femme alitée, elle se hissa sur la pointe des pieds et posa ses petites mains sur l’épais matelas.

« Mère ? Mère ! Où est-il ? Je peux le voir ? » demanda la bambine curieuse.

La matrone tourna lentement sa tête qui avait basculé sur l’oreiller, et planta son regard dans celui de sa fille.

« Petite sotte » lui assena-t-elle froidement. La fatigue semblait ne jamais pouvoir atteindre cette femme, aussi dure que le nom qu’elle portait, Veneria. Violette, elle, aimait bien son propre nom. « Je t’ai déjà dit et répété ce qui arriverait » continua la femme. Ses cheveux étaient sales et des mèches collées sur son gros visage luisant, rouge et affaissé par l’effort. C’était probablement les moments où Violette avait le plus peur d’elle. Ce n’était pas une peur qui la faisait trembler ou pleurer comme quand elle cassait quelque chose ou qu’elle se trompait dans la récitation de ses leçons ; c’était une terreur profonde qui la laissait démunie sur place, une sensation qu’elle ne connaissait en aucune autre circonstance qu’après les accouchements de la femme. Et à chaque fois, cette terreur imprimait dans la petite fille sa marque indélébile, qui venait s’ajouter à la précédente. Mais bizarrement, l’incompréhension de l’enfant était plus forte, et la question sortit naturellement.

« Alors, pourquoi continuez-vous à faire des bébés, s’ils meurent tous ?

— Espèce d’insolente. Idiote. Parfois j’ai l’impression qu’une servante a échangé ce qui est sorti de mon ventre avec son propre rejeton pour s’en débarrasser. » Puis la femme retourna la tête de l’autre côté. Violette ne comprenait pas pourquoi elle disait cela, elles avaient pourtant les mêmes yeux et cheveux noirs, toutes les deux.

La petite fille enleva ses mains du lit et reposa ses talons nus sur le plancher. Elle attendit plusieurs minutes, sans savoir ce qu’elle attendait. Le silence régnait, et il ne fallait surtout pas le briser. Mère ne lui enseignerait pas aujourd’hui, et Violette n’avait pas envie de dormir malgré la fatigue qui lui embrumait les idées. Elle ne savait pas quoi faire. Elle pourrait aller à la cuisine pour avoir le petit-déjeuner, mais elle n’avait pas faim. Alors comme un automatisme qui se réenclencha soudain, elle sortit sans faire de bruit, alla dans sa chambre et s’habilla. Comme une journée habituelle, elle mit des collants blancs, une robe grise toute simple à manches courtes et col blanc, chaussa ses ballerines à bride noires, puis s’assit à sa commode pour se brosser les cheveux et enfiler un serre-tête. Enfin elle sortit par la porte située à l’arrière de la maison. Elle menait sur le jardin, qui était infiniment grand.

La maison Cellier était d’architecture sobre et régulière. S’élevant sur un étage, ses fondations et ses murs étaient rectangulaires, tout comme ses fenêtres, quasiment toutes espacées du même intervalle. Sa pierre était grise, son toit en trapèze recouvert d’ardoise noire. Le domaine sur lequel se trouvait la demeure était plat et désert ; ses limites n’étaient plus vraiment déterminées depuis un moment, étant donné que la terre au-delà était toute aussi plate et déserte. La maison portait le nom originel de la famille, bien que celui-ci eût été noyé plusieurs générations auparavant par les mariages.

Violette s’engagea sur l’herbe rase d’un pas sûr. Elle n’avait rien à faire, mais Mère disait toujours de ne pas gâcher. Ne pas gâcher son temps, toujours faire quelque chose d’utile. Ne pas gâcher son énergie, toujours aller au bout de ce qu’on fait. Ne pas gâcher la nourriture, toujours finir son assiette. Même si l’on n’avait plus faim, il fallait se forcer car sinon c’était les vers et les asticots qui en profitaient. Alors pourquoi, elle, gâchait-elle son temps et son énergie à faire des bébés morts ?

Violette était peinée par le sort de ces bébés. C’était triste de ne servir à rien. Mère disait qu’ils ne vivaient pas car ils n’avaient pas d’âme — mais attention, avoir une âme ne voulait pas dire qu’on méritait de vivre. Ils n’avaient pas assez de force pour qu’une âme s’accrochât en eux. Alors, vu qu’ils n’avaient pas d’âme, elle les mettait dans une fosse commune au lieu de les placer à chaque fois dans un petit cercueil. Mais pourquoi donc naissaient-ils, s’ils n’étaient pas faits pour vivre ? Ça n’avait pas de sens.

Déjà loin de la demeure, la fillette continuait son avancée en ligne droite.

Il en venait toujours un autre. Pourquoi en venait-il toujours un autre ? Mère disait qu’ils ne vivaient pas parce que c’était la malédiction des femmes de la famille. Seul l’aîné vivait. Alors, maintenant qu’elle, Violette, était là, ils seraient tous morts-nés. C’était donc un peu de sa faute s’ils ne vivaient pas. Et si Mère souffrait à chaque fois pour rien.

Elle devait prouver qu’elle méritait de vivre. Qu’elle n’était pas un gâchis. Qu’elle ne gâchait pas tout ce que Mère lui donnait. Et que Mère ne gâchait pas son temps et son énergie. Sinon, c’était les vers et les asticots qui en profitaient.

Enfin, l’enfant s’arrêta. Le ciel était tout gris. Violette regardait la petite fosse creusée devant elle. Les adultes les appelaient mort-nés. Mais elle ne comprenait pas vraiment comment ils pouvaient être morts. Car la mort arrive après la vie, non ? Ils n’avaient jamais été vivants, donc ils étaient juste… inexistants. Mais leurs corps étaient bien là, pourtant, et ils étaient inutiles, dans ce trou.

La petite fille s’accroupit et tendit le bras vers le paquet déposé le matin-même par une des domestiques. Il était enveloppé d’un linge. Elle l’attrapa et le hissa au bord de la fosse. Elle regarda de nouveau dans le trou ; les vers et les asticots avaient déjà profité des autres — ils étaient là depuis trop longtemps. Elle reporta son attention sur la petite masse à côté d’elle. Enroulée dans son linceul, elle lui faisait penser à un cocon ; qu’elle ouvrit.

Enfin, toutes les marques indélébiles à l’intérieur de Violette se rencontraient pour former un seul et même symbole, avec tout son sens.

Ils ne seraient plus gâchés.

 

***

 

Les lèvres de Vivica avaient cessé de bouger tandis qu’en contrebas, les trois petits corps étaient réapparus et passaient le portail.

Comme tous les jours, elle les regardait aller et venir, de derrière la fenêtre. Et comme tous les jours, ils la regardaient aussi — du moins les enfants. Mais, d’aussi loin que la pièce culminante du manoir Gardecorps, c’était pour elle comme s’ils ne la voyaient pas. Vivica suivit son mari et ses enfants du regard, immobile dans le fauteuil, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu de son champ de vision.

Soudain, une nausée empoigna le fond de sa gorge. Les traits de la jeune femme se pincèrent à peine, et elle ferma les yeux pour subir le malaise et attendre qu’il se dissipât. Son corps était persuadé qu’il allait vomir, mais sa tête savait que peu importât la violence de la sensation, les choses n’iraient pas jusque-là. Pas à ce moment.

Ce qui lui provoquait cette réaction, ce n’était pas le retour des siens à la demeure familiale. Ce n’était pas non plus le fait que Candice avait l’air plus insistante de jour en jour.

Il y en avait encore un.

Ses paupières tremblèrent. Elle n’osait ni les ouvrir, ni bouger. Elle sentait déjà son ventre bombé, plein, prêt à éructer dans un carnage sanglant, pour être occupé de nouveau quelques années voire quelques mois après, et ainsi de suite. Elle savait ce qu’il en était, mais cela la terrifiait à chaque fois. Si elle regardait, elle ne verrait que cela ; si elle bougeait, elle éprouverait la tension du tissu de la robe sur sa peau ; dans tous les cas, le cauchemar deviendrait réel. Elle savait ce qu’il en était, mais ne put s’empêcher d’ouvrir les yeux et de baisser la tête. Quelque chose la retenait de porter ses mains à son abdomen.

Il était encore mince. Elle le savait. Mais un fœtus était en train de se développer à l’intérieur.

À chaque fois qu’elle baissait la tête, elle se sentait rassurée la durée de cet instant — l’accouchement était encore loin. Mais dès qu’elle relevait les yeux, le bébé grandissait à une vitesse folle ; il reprenait toute la place, menaçant de sortir et de l’étouffer.

 

***

 

L’assiette de viande qu’on venait de lui apporter fumait devant la petite fille. Elle avait faim, néanmoins ce n’était pas à manger qu’elle pensait, car une toute autre préoccupation avait accaparé son esprit. Sous la table, ses pieds suspendus à la grande chaise remuaient d’excitation.

« Où est le bébé ? demanda la bambine en levant la tête vers la personne qui se tenait debout à côté d’elle.

— Souviens-toi : il n’était pas assez fort, lui non plus. Mange » lui dit la femme avec douceur.

Pourtant, contrairement à la première fois, la fillette avait bel et bien entendu des cris de bébé, à un moment. Elle en était sûre. Des cris de petite sœur. Oui, cette fois, c’était une petite sœur, avec qui elle pourrait jouer.

« Mais…

— Il est né pour toi. » Elle, pensa l’enfant. Une petite sœur. « Mange. » Vivica n’osait pas contredire les yeux noirs de sa mère. Ils étaient trop forts par rapport à ses iris tout clairs, à elle. Comme ses cheveux ; elle espérait qu’un jour ils seraient foncés aussi, et ne ressembleraient plus à ceux d’une vieille dame.

La femme arborait une robe d’un ton profond. Elle lui recouvrait les bras et enserrait son buste dense avec sévérité. Plus bas, la longue jupe bouffante tombait en une interminable cascade, à la fois lourde et légère, car on eût dit que sa chute spectaculaire était figée dans le temps.

Il fallait dire aubergine pour qualifier la couleur de la robe. Mais pour la petite fille, cette couleur évoquait tout sauf un légume. Elle était unique, et signifiait beaucoup de choses qu’elle n’arrivait pas à décrire. Elle ne pouvait se résumer à un mot que tout le monde utilisait. C’était la couleur de sa mère ; cette couleur était sa mère.

Vivica voulut demander pourquoi elle était la seule à manger, mais à cause de ces yeux, elle s’en abstint, reportant son attention sur l’assiette sous son nez. Dans la maison Cellier, le calme régnait la majeure partie du temps, toutefois une telle absence de mouvements lors d’un repas faisait une étrange impression. C’était comme si les domestiques s’étaient volatilisés. Il n’y avait plus que Vivica et sa mère.

Le disque de porcelaine débordait de nourriture. L’enfant ne savait pas comment elle allait faire entrer tout cela dans son estomac. L’autre fois où elle avait dû ingurgiter un plat similaire, elle avait réussi, mais ç’avait été très long, et pas agréable du tout. Elle piqua de sa fourchette le premier morceau de chair cuite, préalablement découpé, et l’enfonça dans sa bouche.

 

***

 

Le regard spectral de Vivica était perdu de l’autre côté de la vitre, au-delà du domaine Gardecorps, au-delà encore de l’épaisse forêt avoisinante qui longeait la côte à perte de vue. Ses lèvres remuaient subtilement, murmurant un dialogue inaudible.

Soudain, en plein milieu de la journée, des bruits de pas se firent entendre dans l’escalier. Ce n’était pas ceux de la servante, qui ne venait d’ailleurs jamais à cette heure-ci. C’était des petits pas légers et maladroits. L’angoisse gagnait Vivica. Elle avait tourné la tête vers la porte, et en fixait à présent la poignée. Quand les pas s’arrêtèrent, tout près, celle-ci tressauta légèrement à plusieurs reprises ; puis, d’un coup, elle pivota… et revint dans un chting ! à sa position initiale. Vivica n’avait pas remarqué les autres pas, un peu plus lourds et plus habiles, qui avaient accouru en vitesse à l’étage au cours des dernières secondes. Aucune voix, seulement les pas, qui s’éloignèrent doucement, jusqu’à disparaître au fond des escaliers.

Vivica regarda nerveusement son ventre. Pas encore. Pas encore…

 

***

 

La petite fille restait immobile sur sa chaise. Ses grands yeux platine, tristes, brillaient d’un éclat opaque.

« Vivica, dit la femme debout de sa voix rassurante. Tu ne peux pas survivre toute seule. »

La gorge de la fillette se noua.

« Souviens-toi. Tu les fais exister. »

L’enfant ne bougeait toujours pas.

« Et en retour, ils te donnent la force de vivre. »

En l’absence de réaction de la part de sa fille, Violette passa derrière la chaise de celle-ci dans un froissement de jupes, et empoigna les proéminences décoratives qui se dressaient à chaque extrémité du dossier en bois sombre.

« Ils ne sont rien, sans toi, hormis de la souffrance. Mais toi… toi, sans eux, tu n’es qu’une petite fille pâle et chétive, et aucun homme ne voudra mettre sa semence dans ton ventre. »

Vivica ne comprenait pas vraiment comment cette dernière chose se passait en réalité, mais quand bien même, ce qu’elle s’en figurait la mettait mal à l’aise.

Elle sentit les doigts maternels prendre les longues mèches de ses cheveux raides et diaphanes qui pendaient près de son visage pour les glisser dans son dos. La sensation était agréable. Alors, un point vint se poser à l’arrière de son petit crâne. L’index de sa mère commença à exercer une pression, qui n’eut pas besoin de croître beaucoup pour que Vivica obéît à l’injonction implicite. Elle baissa la tête sur l’assiette pleine et, sans que l’index ne s’en décollât ni ne diminuât sa contrainte, se mit à manger le repas de viande.

Au bout de plusieurs laborieuses dizaines de minutes, les premiers hauts-le-cœur montèrent. Des spasmes comprimèrent l’estomac de la petite fille, tandis qu’elle continuait à faire passer les uns après les autres les morceaux de viande écœurants dans son œsophage, la tête prise entre l’étau du doigt et de l’assiette. Puis arriva l’inévitable moment où elle ne parvint plus à tout contenir en elle ; elle rendit la quasi-totalité de ce qu’elle avait ingurgité, et le volume de l’assiette redevint ce qu’il était un long moment plus tôt.

Alors elle recommença. À l’aide du couteau, elle poussa sur la fourchette un petit tas de viande mastiqué et luisant qu’elle avait rendu, et le porta à sa bouche ; mais avant d’y parvenir, son corps se pressa de nouveau, si fort qu’il finit de se vider dans l’assiette. Une deuxième fois elle leva la fourchette pour l’amener à sa bouche, mais l’approche de la chair inerte lui arracha un filet de bile qui dégoulina dans le plat.

C’était le cap à passer. Ensuite, cela devenait plus facile. À chaque fois.

Après plusieurs heures, le blanc de l’assiette était enfin seulement recouvert d’un fond visqueux maculé de jus de sang. Vivica n’avait pas remarqué que le doigt à l’arrière de sa tête s’était retiré pendant qu’elle mangeait.

Ensuite, elle restait assise jusqu’à ce que sa mère l’autorisât à disposer, afin de s’assurer qu’elle n’irait pas vomir en cachette.

Ainsi, elle demeura immobile sur sa chaise durant encore des heures, sous l’œil sombre et rigoureux de sa génitrice, dans un mutisme absolu de la maison Cellier.

 

***

 

Alexandre s’occupait bien des enfants. Vivica le voyait, et la femme de chambre lui racontait un peu la vie au manoir Gardecorps, bien que sa maîtresse ne lui en demandât jamais rien ; mais elle la laissait parler, car elle ne s’épanchait pas. Cela était trop pesant de la faire taire, plutôt que de la laisser dire quelques phrases.

C’est ainsi que Vivica apprenait que son époux travaillait beaucoup et que grâce à lui les affaires financières de la famille se portaient bien. Les enfants suivaient correctement les enseignements de la gouvernante et des professeurs itinérants, ils intégraient les bonnes manières que leur père leur inculquait, et celui-ci les accompagnait dans nombre d’activités ludiques et sérieuses. Bref, ils ne manquaient de rien. Cette phrase, la domestique l’avait prononcée une fois et une seule, et avait vite disparu de la chambre en réalisant trop tard son caractère déplacé.

 

***

 

La jeune mère était dans son lit, allongée sur le dos. Depuis des heures, sans broncher, elle fixait l’obscurité. En plein milieu de la nuit, elle finit par se lever. Dans le noir, sans un bruit, sans faire grincer le plancher, elle descendit le grand escalier principal et se glissa jusqu’à la cuisine, puis remonta, un objet à la main. Au lieu de regagner sa chambre, elle s’engagea dans le long couloir.

Ses cheveux duveteux et sa chemise de nuit blanche flottaient alors qu’elle progressait dans le corridor tel un fantôme, ignorant les portes qui défilaient le long du mur. Le manoir, qui portait le nom de Gardecorps depuis qu’ils s’y étaient installés, était troué d’un nombre incalculable de pièces — il était fait pour une grande famille — mais, hormis les quartiers du personnel, seules deux chambres étaient occupées. Quand elle arriva devant celle qui n’était pas la sienne, la jeune femme tourna très délicatement la poignée, et ouvrit.

Dans la pièce, ses yeux habitués à la pénombre pouvaient distinguer la forme des meubles. Là, cette grosse ombre était le lit. Et ce rectangle, là, son objectif. Il se découpait devant le voilage de la fenêtre, où filtrait le clair de lune.

Dans la plus grande des discrétions, elle s’avança.

C’était un garçon. Un garçon ? Ce n’était pas normal. Les aînées avaient toujours été des filles. Elles devaient être des filles — non ? Même cela, elle n’en avait pas été capable. Qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ? Pourquoi était-ce un garçon ? Elle devait le faire. Elle devait effacer son erreur. Éradiquer cette preuve qu’elle n’était pas normale.

Mais, peut-être qu’avec un garçon, la malédiction avait été brisée. Peut-être… Peut-être bien, oui. Mais il faudrait attendre pour le confirmer. Attendre longtemps. Trop longtemps. Oh, elle ne pourrait pas attendre si longtemps. Car si en fin de compte ce n’était pas le cas, si elle se trompait, si la malédiction courait toujours, alors les suivants… Il serait trop tard, et elle serait obligée de…

L’existence de ce nourrisson lui était insupportable. Elle n’en pouvait plus de penser à lui, de savoir qu’il était là, dans le manoir, de l’entendre pleurer, crier. Sa présence était une torture.

Elle devait le faire. Quelle qu’en fût la raison, un cauchemar prendrait fin.

La tête au-dessus du berceau, elle décelait à peine la petite silhouette de son bébé, qui semblait parfaitement endormi. Mais elle en devinait assez pour viser juste. Un bébé, ce n’était pas grand.

Elle serra à deux mains le manche du grand couteau, leva les bras…

« Non ! »

Le cri de l’homme poussa Vivica à en finir au plus vite. Tandis qu’elle abattit brusquement l’arme sur le nourrisson, Alexandre lui sauta dessus, la projetant à terre. Elle le laissa lui prendre le couteau de cuisine. Dans le berceau, Valentin s’était réveillé et pleurait. Le maître de maison appela un domestique, qui rappliqua en vitesse vu le ton paniqué et presque menaçant de l’appel. Le servant portait une bougie, qui lui permit de constater avec horreur la lame que brandissait son employeur.

« Raccompagnez Madame à sa chambre, et assurez-vous qu’elle n’en sorte sous aucun prétexte. »

Le servant hésita devant pareille situation, mais s’exécuta. Vivica ne protesta pas.

Alexandre se redressa et alluma la chandelle sur sa table de chevet. Il posa le couteau et accourut voir son petit garçon. Un trait rouge dégoulinait en travers de son visage. Le médecin qu’il fit venir en urgence lui assura que la blessure était peu profonde et que l’enfant ne pâtirait d’aucune séquelle. En effet, encore aujourd’hui, Valentin continuait de montrer l’intelligence et la figure d’un enfant normal, si l’on ignorait la cicatrice qu’il avait gardée de cette nuit-là.

Dès le lendemain matin, Alexandre fit emménager la pièce du manoir la plus éloignée des autres, seule au dernier étage, et y installa son épouse. Il en verrouilla la serrure de l’extérieur, s’imposa comme seul détenteur de la clé, et la maintint enfermée jusqu’après la naissance de leur deuxième enfant, Candice. Vivica se vit alors proposer par son mari de regagner son ancienne chambre, toutefois elle préféra demeurer dans celle-ci. Elle s’y sentait en paix, la plupart du temps.

 

***

 

Ils ne manquaient de rien.

Vivica détacha son regard de l’horizon. Elle se leva du fauteuil et alla se poster devant le large lit. Sur le baldaquin en noyer serpentait un long tissu soyeux ; sa mère le lui avait offert à l’occasion de son mariage avec Alexandre. Vivica l’avait disposé sur le dais de sa couche à leur emménagement au manoir Gardecorps, et l’avait remis sur le lit de sa nouvelle chambre.

Sa couleur n’était pas aubergine ; c’était plutôt lilas. Mais Vivica y voyait les mêmes choses que dans cette robe. Pendant longtemps, ces choses avaient paru plus lointaines, plus douces, plus supportables ; elle avait cru voir en cette teinte pastel, inédite, sa propre capacité à surmonter ses tourments ainsi que le pouvoir guérisseur du temps. Malgré les accès de folie qui l’avaient assaillie durant ses années de mariage, elle avait cru que les choses finiraient par s’arranger : un changement en profondeur, cela prenait du temps. Du moins, elle avait voulu y croire.

À présent, elle voyait bien. On avait beau éclairer un cadavre avec une lumière plus chaude, celui-ci restait froid ; on avait beau donner un aspect plus délicat au chaos, la seule différence était qu’on s’y laissait absorber plus facilement. Au final, c’était plus apaisant de comprendre cela.

Vivica prit le tissu entortillé et le déroula jusqu’à le faire glisser du cadre en bois. Il était léger comme un foulard.

Il y avait une autre fenêtre dans la chambre, qui donnait uniquement sur l’océan. Elle était dans un renfoncement de la pièce où la jeune femme ne se rendait qu’au réveil et au coucher, afin d’en tirer les rideaux. Pour la première fois, l’étoffe posée cérémonieusement sur ses mains retournée, elle s’y dirigea en pleine journée.

Un geste après l’autre, elle s’accroupit et déposa subtilement le tissu par terre, se redressa lentement pour ouvrir la fenêtre puis reprit le textile. Elle s’avança jusqu’à ce que ses avant-bras fussent dehors ; alors, une raffale de vent emporta son offrande.

Vivica se sentait plus légère, comme ce foulard. De retour dans le fauteuil, elle posa les mains sur son ventre désormais sensiblement arrondi, et le couvrit d’un regard neutre. Finalement, tout n’était pas si noir. Tout n’avait pas à l’être.

Je ne peux demeurer si loin d’eux. Il faut que je les rencontre. Alors tout ira mieux.

Le soir, comme d’habitude, la domestique vint lui apporter le dîner. Elle s’affola en voyant la fenêtre du fond laissée ouverte, et s’empressa d’aller la refermer en proférant à sa maîtresse comme cela était dangereux avec ce vent, et qu’elle risquait d’attraper froid. Comme d’habitude, la jeune femme aux cheveux d’argent, absorbée de nouveau dans sa contemplation du paysage au-delà de la fenêtre coutumière, semblait ne rien entendre.

Une fois la servante partie, Vivica resta là, sans manger, ni sans plus dire aucun mot à voix basse.

 

***

 

Le jour était arrivé. Les pas singuliers de son conjoint retentissaient de l’autre côté de la porte, de plus en plus fort. Vivica s’y préparait depuis la fin de sa deuxième grossesse, mais prenait connaissance du moment précis de sa visite le matin-même du fameux jour, par le fait qu’on ne lui apportait pas de petit déjeuner. La fréquence à laquelle il allait ensuite revenir serait toute aussi hasardeuse.

Lorsqu’Alexandre entra dans la chambre de sa femme, tous deux se regardèrent. Puis il referma derrière lui, et Vivica se leva du fauteuil pour se diriger vers l’armoire.

Il y avait un lien de connivence entre eux, quelque chose de particulier. Mais ils ne se comprenaient pas réellement. Ils ne connaissaient pas la nature précise des tourments intérieurs qui pouvaient habiter l’autre, cependant ils n’en avaient pas besoin. Ils en comprenaient assez sur les contraintes de société attachées à chacun, pour en avoir respectivement subi les frais. C’est pourquoi ils se rendaient mutuellement la vie la plus aisée possible tout en respectant leurs devoirs conjugaux.

Tout d’abord, leur mariage avait été arrangé en dernier recours. Depuis sa naissance Vivica n’avait engrangé aucun prétendant, en raison des rumeurs répugnantes et terrifiantes qui circulaient sur sa famille. De l’autre côté, peu étaient les bons partis qui voulaient d’Alexandre, car les siens se trouvaient en situation de faillite commerciale. Les affaires de la famille de Vivica étant prospères, et Alexandre un jeune homme droit, les deux parties finirent donc par se faire une raison.

Les futurs mariés se rencontrèrent une fois en privé avant leur union. À la suite de l’échange laconique qu’ils eurent alors, Alexandre convainquit la mère de Vivica de les laisser s’établir dans une nouvelle demeure, autre que celles de leurs familles. Il trouva un manoir, qu’il baptisa Gardecorps d’après son propre patronyme, puisqu’il deviendrait également celui de sa future famille. Dès leur emménagement, Alexandre avait proposé de faire chambre à part. Concernant l’entreprise de sidérurgie dont Vivica hérita de sa mère, c’est lui qui en reprit la gestion avec succès, elle n’y ayant jamais été formée. Enfin, ils s’étaient mis d’accord sur la nécessité de produire une descendance.

Alexandre était un bon père et un bon époux, qui gardait sa famille à l’abri du besoin et s’acquittait de ses responsabilités d’homme. Quand le contact avec Vivica n’était pas indispensable, il la laissait tranquille. Quand il l’était, elle ne résistait pas. On ne lui demandait rien d’autre, tout comme Alexandre ne lui avait jamais reproché sa façon de passer ses journées non plus.

La jeune femme ouvrit la penderie et se dévêtit. Elle posa soigneusement sa robe et son linge de corps sur une chaise disposée à côté, puis prit une longue chemise blanche ornée de dentelle, qu’elle enfila. Elle sortit ses longs cheveux blancs qui avaient été emprisonnés dedans, monta sur le large lit, et s’y allongea sur le dos, jambes écartées. Elle entendit le jeune homme approcher.

Pendant qu’il la rejoignait, Vivica tourna la tête vers la fenêtre devant laquelle il y avait le fauteuil vide. Du coin de l’œil, elle voyait la ligne violette dessinée par l’étoffe qui pendait du baldaquin. Sans aucun autre bruit que son corps en mouvement, Alexandre se positionna au-dessus d’elle et releva la chemise de la jeune femme de façon à ce qu’à la fois l’intimité féminine et masculine en fussent recouvertes, comme pour conserver leur dignité. Un bruit de frôlement caractéristique indiquait que l’homme défaisait d’une main les liens de son pantalon.

La nausée montait.

Alexandre pénétra l’organe récalcitrant de Vivica, et commença les allers-retours.

Le malaise fluctuait au rythme des oscillations, et son estomac se contracta une première fois, lui arrachant une toux profonde et caverneuse. L’homme continuait.

Vivica avala avec peine la salive sécrétée dans sa bouche.

À l’aube de leur mariage, il y avait de cela presque dix ans, leurs ébats se terminaient avant la fin escomptée. La jeune femme réagissait malgré elle de la même façon à chaque fois, et ce dès la première tentative. L’époux en fut d’abord choqué, puis perplexe. Mais surtout, voir sa partenaire conjugale vomir dans les draps ou se vomir dessus en plein pendant l’exécution lui coupait sur le moment tout l’élan procuré par le devoir, et lui soulevait tant le cœur, qu’il se retrouvait dans l’incapacité mentale et physique de poursuivre. L’acte en soi n’arrivait jamais à son terme, rendant la procréation impossible.

Un jour, comme à l’accoutumée, il était venu à la rencontre de sa conjointe dans l’ancienne chambre de celle-ci. Néanmoins, ce jour, il fit quelque chose d’inhabituel. S’acharnant particulièrement dans ses va-et-vient, il tentait d’ignorer les tressaillements de Vivica jusqu’au moment où il comprit qu’elle allait rendre le contenu de son estomac ; là, il plaqua la main sur sa bouche. Mais le magma gastrique jaillit dans son œsophage. Les spasmes lui interdisaient de déglutir, ramenant toujours plus de vomissure à l’orée de son organisme. Elle ne pouvait ni le ravaler, ni l’expulser. Vivica avait beau se débattre, Alexandre la maintenait trop fort de toutes parts — l’étau qui pressait son visage, son corps s’agitant lourdement sur le sien. Les secondes passaient, et Vivica étouffait. Puis, enfin, il finit.

Il n’était plus revenu la voir avant un moment.

À présent, il arrivait toujours avec son membre prêt pour l’acte, infaillible jusqu’au bout. La chose était ainsi moins laborieuse et durait moins longtemps. Parfois, il n’avait même plus besoin de penser à autre chose et de regarder ailleurs tant l’anomalie de Vivica avait été intégrée dans leur rituel nuptial.

Ainsi, elle vomit, il implanta sa semence dans son corps faible, et quelques mois plus tard, elle constaterait qu’elle était tombée enceinte pour la troisième fois.

 

***

 

Vivica sentit qu’il était temps.

Elle eût dû apprendre à les connaître depuis bien longtemps. Elle les avait fait exister, sans jamais les avoir rencontrés. Pas vraiment. Alors qu’ils étaient juste là, ils l’attendaient.

Depuis sa place habituelle, elle tourna la tête vers le mur opposé à la fenêtre. En plein milieu était accroché un tableau. Il représentait un arbre, qui prenait quasiment tout l’espace de la peinture. Son tronc était épais, et son feuillage encore plus imposant. Ce dernier était piqué de multiples points rouges.

Elle l’avait très peu regardé, mais la première fois qu’elle avait posé les yeux dessus, elle avait vu la pomme pourrie, cachée dans l’herbe dans un coin de la toile, tombée loin de l’arbre. Déformée, décolorée, dénaturée, elle visualisait les vers et les asticots qui devaient grouiller à l’intérieur.

La jeune femme se leva de son fauteuil. Elle portait une robe de satin bleu pâle, adaptée à la rondeur de sa grossesse, qui lui recouvrait les bras et dont le large col dévoilait ses clavicules blanches.

Elle se dirigea vers la fenêtre dans le renfoncement, celle qui faisait face à la mer, et l’ouvrit. Son regard embrassa l’horizon marin, si calme comparé au déchaînement des vagues contre la falaise. Elle pensa que c’était la deuxième fois qu’elle ouvrait une fenêtre depuis qu’elle vivait au manoir Gardecorps.

Vivica s’assit sur le rebord, et pivota, faisant consciencieusement passer sa jambe droite puis la gauche de l’autre côté. Pour une raison inconnue, il y avait une proéminence qui longeait le mur extérieur sous la fenêtre. Se tenant à l’encadrement, elle y posa un pied, et une fois son appui stable, y ramena l’autre pour enfin se mettre debout.

Voilà une vision inédite du manoir. Quoique. C’était un bon endroit pour mourir ; peut-être que d’autres l’avaient précédée. Peut-être qu’elle allait les rencontrer aussi.

Il faisait toujours aussi gris que ses yeux, comme si le ciel avait toujours compris. Ou bien c’était l’inverse, et s’il avait été bleu, alors son azur se serait reflété dans l’iris de Vivica. Peu importait. Le vent faisait claquer sa robe contre ses jambes, déchaînait sa crinière argentée et caressait son visage. Elle ne savait même pas à quand remontait son dernier contact avec l’air extérieur. C’était agréable. Un moment agréable, qui durerait pour toujours.

Elle pensa à la créature dans son ventre.

Tant que tu restes là, tu me rends forte.

Son regard bascula au pied de la falaise noire. Les flots explosaient sans répit contre les rochers, à la fois à une vitesse folle et dans une lenteur accablante. Ils pojetaient leurs embruns avec force, comme pour tenter d’atteindre le haut du bloc de pierre sombre, insensible, dans une vaine éternité. Il pouvait se passer n’importe quoi d’autre, Vivica n’entendait que leur bruit assourdissant et apaisant.

Et toi, tu le demeureras.

Sourde-Roche. Le manoir avait plusieurs fois changé de nom au cours de son existence, en fonction de ceux qui l’avaient habité. Gardecorps en était le plus récent, mais il changerait encore. La falaise, elle, avait gardé le même depuis un temps que l’on ne se rappelait plus. On ne se rappelait plus non plus d’où il venait. Pourquoi on avait choisi d’attribuer ce nom à cet endroit. Malgré tout, il continuait de faire résonner ses consonnances sinistres dans l’oreille de ceux qui l’entendaient.

La raison pour laquelle on appelait cette falaise Sourde-Roche, était en fait simple. Le ciel peut tonner, il peut même finir par pleurer à torrents, le vent peut hurler sans jamais épuiser son souffle, la mer peut chuinter avec autant de vagues qu’elle possède. La roche, elle, qui n’est pas vivante, pas morte, ne fait rien de tout cela, n’entend rien de tout cela. Et ce n’est pas grave. Mais, plus que quiconque, les vivants n’en obtiendront jamais aucune réponse. Aucun élu, aucun messager, aucun oracle. Car, plus que tout, la roche demeure sourde aux complaintes, aux prières, aux murmures des suppliants.

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