Le necroéconomicon

Par SarM

1

Une aube nouvelle s'étirait sur la campagne vallonnée. Outre les perles de rosée accrochées ça et là, une silhouette se profilait à l'horizon et brillait, elle aussi, de reflets adamantins.

Paladin, paré de son armure rutilante et juché sur son fier destrier, ne prêtait guère attention aux sifflements interrogatifs des merles sur son passage. L'heure de la confrontation avec son ennemi juré avait sonné ! Après des années de traque, il était sur le point de débusquer Dragon. Les gens d'un hameau, soulagés qu'un vaillant aventurier se préoccupe enfin des exactions de la bête, lui avaient indiqué où trouver sa grotte.

Tandis qu'il s'imaginait occire la malfaisante créature et distribuer aux nécessiteux son butin vilement accumulé, il dut mettre à l'arrêt sa monture. Un panneau, incongru, barrait l'entrée du repaire de Dragon. Le sourire de Paladin se crispa sur l'émail éclatant de sa denture parfaite quand il déchiffra l'inscription. « A VENDRE » y était peint en lettres capitales. Bien décidé à ne pas laisser ce détail gâcher ses effets, il l'ignora et fit se cabrer son étalon pour clamer :

– Holà ! Dragon ! Je te somme de sortir, il est temps pour toi de te confronter à ton destin !

Stoppés dans leurs vocalises matinales, les oiseaux se tinrent aux aguets. Comme aucun grondement ni autre grognement ne retentit des profondeurs de la caverne, ils reprirent leur chant, indifférents à la perplexité du chevalier (visible, pour qui le connaissait, au léger froncement de ses sourcils bien épilés). Avec toute la grâce permise par son encombrante armure, Paladin mit pied à terre. Tenant son cheval par la bride, il contourna l'étrange panonceau pour s'avancer à l'entrée de la grotte.

– Dragon ! insista-t-il, mais son appel, répercuté en écho dans les ténèbres, resta sans réponse. Interloqué, il s'éclaircit la gorge pour une nouvelle tentative, d'un ton toutefois moins assuré :

– Ohé ?

– Hé ! Savez pas lire ?

Paladin laissa échapper un hoquet de surprise. Derrière lui, une vieille femme se tenait, campée les poings sur les hanches.

– L'a mis la clef sous la porte, l'Dragon !

– Pl... plait-il ?

– Bah oui, l'a pas déclaré ses revenus... Faut pas s'étonner.

Le papillonnement des paupières de Paladin, outré d'incompréhension, laissa de marbre la petite vieille, myope comme un rataupe. Elle poursuivit d'un ton égal :

– Y rigolent pas à l'AGA !

– … L'agaquoi ?

– L'A.G.A, martela la vieille femme de sa voix chevrotante, l'Agence de la Grande Administration ! C'est-y pas vrai... D'où c'est y qu'vous sortez pour pas connaître l'AGA ?

Paladin sentit sa ride du lion, son autre ennemi juré, creuser pernicieusement son beau front lisse.

– Mais... au hameau, ils m'ont dit que...

– L'quel d'hameau ?

Une fugitive mais intense réflexion plissa les traits du chevalier ; il n'avait jamais été doué pour se souvenir des noms propres...

– Essene... quelque chose, finit-il par lâcher, au bord du désespoir.

– Essencéhèf ?

– Oui, c'est ça ! Ils m'ont assuré pas plus tard qu'hier que je trouverais Dragon ici !

– Bah ! M'étonne pas qu'y soient pas encore au courant, z'ont toujours un train de retard, ceux-là...

– Ah bon... Et Dragon, parvint-il à articuler, il est où, là, maintenant ?

– En ville, l'ont pris à la rôtisserie du coin d'la rue des Manchots. Faut dire qu'il a du souffle, y leur fait économiser du bois. Pour les grillades, voyez ?

Paladin, les yeux pourtant exorbités, ne voyait pas du tout.

– Et... le butin ? demanda-t-il dans un souffle, celui du dernier espoir.

– Oh ! L'AGA l'a tout raflé ! Y reste que d'chi ! Y rigole pas avec les déclarations frauduleuses le Grand Administrateur... paye pas d'mine l'bonhomme mais, faut pas s'y fier ! En ville, y en a qui disent qu'il voit tout, qu'il entend tout, qu'il sait tout ! L'a comme un radar, pour repérer ceux qui sont pas en règle.

Paladin, les épaules sensiblement affaissées, regarda la vieille femme récupérer son panier à ses pieds.

– C'est pas l'tout, dit-elle, j'ai du boulot, moi. Au plaisir.

Et elle s'enfonça d'un pas traînant dans les bois, laissant Paladin seul, la mine complètement défaite.

Tant d'années perdues, pensa-t-il, passées à traquer le redoutable Dragon... Sans butin à redistribuer aux plus pauvres, cela valait-il encore la peine d'aller le débusquer à la rôtisserie du coin de la rue des Manchots ? Quelle gloire tirer à occire un ennemi dont les seuls méfaits ne devaient plus concerner que des problèmes de cuisson ?

 

Laissons-là Paladin. Le pauvre ignore qu'en plus de se retrouver au chômage comme de nombreux héros à des lieux à la ronde, il n'a servi que de prétexte à introduire l'histoire d'un autre : celui qui est à l'origine de la cessation brutale d'activité des plus vils antagonistes de la région, dont l’effigie orne aujourd'hui chaque rue de la grande cité de Chambourg, le seul et unique ayant su chapeauter le fatras des guildes y coexistant : Lutin, le Grand Administrateur en personne !

Il y a un an à peine de cela, l'AGA n'existait pas et si de nombreuses organisations officieuses semblaient vaguement dompter la ville, c'est bel et bien le chaos qui y régnait en maître. Quant à Lutin, il n'était rien d'autre qu'une petite créature insignifiante et anonyme...

 

1 bis

Ce gris matin-là, Lutin attendait sous une bruine poisseuse l'ouverture des grilles de la guilde des Grands Méchants. Trempée, la pointe de son chapeau rouge s'affaissait sans arrêt devant ses yeux cernés. La veille, il avait révisé jusque tard dans la nuit, mais il le sentait dans le tréfonds de son être : cette fois-ci serait la bonne ! Il bomba le torse à cette pensée quand, enfin, le concierge apparut à la porte du haut bâtiment et franchit la cour pavée pour ouvrir aux candidats.

Aussitôt, tous se bousculèrent sans plus respecter l'ordre d'arrivée initial. Lutin, dont la taille ne dépassait guère les hanches des plus petits, se retrouva rapidement cerné par une forêt de jambes et autres pseudopodes. De premier arrivé, il se retrouva dernier à entrer. Quand, ayant ramassé au sol son chapeau piétiné, il passa devant le concierge, celui-ci le fixa avec au coin des lèvres un rictus évoquant vaguement un sourire. Lutin, croyant y déceler une forme de salutation, lui répondit par un petit signe de la main qui ne déclencha rien d'autre qu'un grand éclat de rire. L'incontrôlable hilarité du gardien accompagna Lutin, le torse dégonflé et la mine renfrognée, jusqu'à ce qu'il rejoignit le grand hall de la guilde.

Les autres candidats y menaient un combat acharné pour s'arracher les meilleurs sujets. Ses quatre tentatives précédentes avaient appris à Lutin qu'il était inutile de prendre part à cette lutte. Il avisa un bulletin abandonné au sol, se faufila pour le récupérer et fila s'installer dans la salle d'examen. Il n'y avait pas un instant à perdre ; la première fois qu'il avait tenté le concours, il s'était retrouvé seul à plancher avant la soutenance orale et quand il s'était présenté, le jury était déjà parti. Étant donné le niveau général d'alphabétisation des citoyens de Chambourg, cette préparation écrite était facultative...

Assis les pieds dans le vide à son pupitre branlant, il déplia le papier froissé : « En quoi le mal permet-il de porter un regard renouvelé sur le monde ? » Aussitôt, les idées fusèrent. Vue la formulation du sujet, Lutin opta pour un plan thématique plutôt que dialectique et se lança dans une rapide rédaction pour ordonner son propos. Quand il quitta la pièce, deux autres grattaient encore le parchemin. Lutin hésita un instant mais ne put se résoudre à laisser ces deux-là dans la mouise.

– D-d-dépêchez-vous, dit-il d'une petite voix au premier, le t-t-temps est compté...

La grande chose efflanquée couvrit aussitôt des deux mains ses écrits, comme s'il craignait qu'on le copiât. Méprisant, il cracha :

– Dégage le gnome !

– Je suis pas un g-g-gnome... marmonna Lutin en renonçant à avertir le deuxième candidat.

Ses courtes pattes le portèrent dans la pièce attenante où le jury gratifiait un colosse à tête de taureau dont le bout des oreilles rougissait.

– Bon exposé, Monsieur Minotaure. Il faudra bien suivre les cours de machiavélisme, mais nous sommes persuadés que vous irez loin. Félicitations, vous êtes admis !

En recevant un macaron orné d'un ruban mauve, le minotaure se fendit d'un large sourire benêt qui plissa sa face couturée. Il le fixa de ses doigts gourds à un semblant de boutonnière et manqua écraser Lutin en sortant, soit qu'il fut trop heureux d'avoir été admis, soit qu'il ne l'eut tout simplement pas vu...

Les membres du jury, eux, le virent bel et bien s'approcher timidement de leur bureau :

– Tiens, tiens... regardez qui revoilà !

Les trois préposés aux examens se lancèrent les uns les autres d'indiscrets coups de coude, les yeux brillants à la perspective d'une bonne tranche de rigolade.

– Faites venir le Commettant, glissa l'un d'entre eux au messager, il vaut le détour celui-là ! Alors, reprit-il plus fort, Monsieur...

– Lu-t-t-tin, compléta ce dernier sans trop s'approcher de la grande table sous peine de ne plus être vu par ses interlocuteurs.

– Monsieur Lu'tin'tin, oui... C'est bien, je vois que vous ne vous découragez pas.

Lutin renonça à rectifier la prononciation de son nom de peur de l'écorcher davantage en le répétant, au lieu de quoi il répliqua :

– La p-persévérance n'est-elle pas une q-qualité essentielle chez un bon an-t-t-agoniste ?

– Oh, que si ! Et pour persévérer, on peut dire que vous êtes champion... Nous vous écoutons !

A peine Lutin eut-il terminé son introduction en définissant la notion de mal, qu'il sentit un froid intense lui glacer les os. Un homme de haute stature venait d'entrer. Vêtu d'une longue robe noire, il tenait contre lui un chat dont les ronronnements emplirent la pièce.

– Candidat Lu'tin'tin, lui susurra l'un des préposés tandis que le Commettant prenait place entre eux.

– Poursuivez, dit celui-ci d'une voix grave et discordante.

Lutin n'aurait su dire si le mot était sorti de la bouche de l'homme ou de celle du chat... Il reprit sans parvenir à détourner les yeux de la boule de poils quand on l’interrompit de nouveau :

– C'est assez.

Lutin plissa les yeux. Il lui semblait bien que les lèvres du Commettant n'avaient pas bougé d'un pouce, il devait être ventriloque...

– Il vous manque quelque chose, Monsieur Lu'tin'tin... Je ne saurais dire quoi...

Autour de lui, ses préposés pouffèrent et des propositions à peine étouffées fusèrent :

– Les épaules ?

– L'éloquence !

Lutin s'approcha du bureau et se hissa sur la pointe des pieds pour y déposer son parchemin au plan thématique détaillé.

– Je c-comprends que ça puisse c-c-coincer un peu à l'oral, dit-il en reculant pour être de nouveau visible, mais lisez ceci, je p-peux vous assurer de la solidité de mes c-c-connaissances théoriques sur le sujet !

– Je n'en doute pas, répliqua le Commettant en repoussant du bout de l'index le papier, mais, voyez-vous, Monsieur Lu'tin'tin, je dirige un établissement respectable qui a une certaine image à tenir. Vous n'avez pas... disons, le profil que nous recherchons.

L'homme et son chat baissèrent les yeux de concert sur le dossier ouvert devant eux et continuèrent, sans relever le regard :

– Je vois ici que c'est la quatrième fois que vous vous présentez.

– Cinquième... lâcha piteusement Lutin en regardant le bout pointu de ses bottes.

– Je ne crois pas me tromper en vous affirmant que vous perdez votre temps.

– Et nous le nôtre ! souffla l'un des trois préposés en peinant à contenir un fou-rire.

– Le mieux, Monsieur Lu'tin'tin, serait d'éviter de vous présenter ici de nouveau, disons, d'ici votre prochaine réincarnation...

Tête basse, Lutin retira son chapeau pour saluer les membres du jury.

– M-m-merci, bredouilla-t-il, penaud.

Il aurait préféré les insulter, mais il est des réflexes, de ceux inculqués dès le plus jeune âge, dont on ne peut se départir et sa mère l'avait trop bien élevé pour qu'il oubliât d'être poli...

A peine eut-il franchi le pas de la porte qu'il entendit les trois préposés s’esclaffer à s'en taper sur le ventre. Il aurait voulu disparaître quand, aux rires des autres, s'ajouta celui, tonitruant et guttural, du Commettant ventriloque...

 

1 ter

Juché sur un haut tabouret, les deux coudes sur le comptoir et la tête en appui dans ses mains, Lutin contemplait les profondeurs de sa chope vide. La taverne était calme en cette fin de matinée, si calme que le patron en personne avait déserté son poste pour une occupation mystérieuse et tardait à revenir.

– J'suis b-bon à rien, p-p-pas même à me saouler... gémit Lutin en lapant la dernière goutte de son Russe blanc.

Il aurait pu changer d'établissement, mais il était trop attaché au « Cheval fourbu ». A tout moment, Ondine pouvait débarquer avec ses copines ! La taverne était leur point de chute et Ondine... Ah, Ondine... Lutin émit un long soupir en jouant d'une main distraite avec sa chope. La porte des cabinets s'ouvrit à la volée sous le coup de hanche énergique du tenancier. Il émergea dans la salle, l'air paniqué, une main cramponnée à une liasse de petits parchemins et l'autre à ses braies. Coincée derrière son oreille, une longue plume oscillait à chacun de ses gestes.

– Il est où bon sang ? Je suis presque certain de l'avoir vu.

Lutin tenta un signe pour attirer son attention vers sa chope désespérément vide mais l'homme à moitié déculotté poursuivait ses recherches jusque sous les tables.

– S'il vous p-plaît ?

Il se cogna en se redressant et, voyant Lutin :

– Ah ! Mon gars, c'est toi qu'je cherchais !

A grandes enjambées, il rejoignit le comptoir en se frottant la tête avec la liasse de papiers.

– Dis voir, c'est bien toi qui m'a aidé à terminer ma grille de mots croisés la semaine dernière ?

– C'est bien p-possible, vous me le demandez à peu près chaque s-s-semaine...

Lutin fit glisser sa chope jusque sous le nez du tavernier qui la repoussa et posa sa liasse qu'il défroissa religieusement.

– J'ai besoin de toi, écoute ça : « lieu d'apprentissage », en trois lettres ?

Les yeux fiévreux du tenancier eurent à peine le temps de se poser sur Lutin que celui-ci lui répondit :

– TAS, on apprend sur le t-t-tas, enfin p-pas moi, apparemment...

– Bon sang ! Bien sûr ! Tu es un génie... euh... petit !

– Je p-p-peux avoir un autre...

– Oui, oui, l'interrompit le patron en reprenant la direction des cabinets sans rien lui servir.

La clochette de l'entrée retentit. Lutin se tourna vivement sur son siège espérant voir Ondine mais ce fut un nain trapu et tout hérissé d'une barbe presque aussi large que lui qui entra.

– Nain, t'as p-pu te libérer !

– Oui, j'ai fait au plus vite dès qu'j'ai reçu ton messager.

Nain se hissa sur un haut tabouret à côté de son ami et avisa sa chope vide :

– Houlà, t'es passé à plus corsé qu'du lait caillé... J'imagine que ça s'est mal passé ?

Lutin opina, les épaules basses.

– Mon vieux, tu t'fais du mal à t'acharner comme ça. Trouve-toi un autre job, ils cherchent des ouvriers à la guilde des Fabricants de jouets !

– C'est ça... p-pour faire comme tous les autres lutins de la ville... J'ai p-p-pas envie d'être mis dans une case !

– Oh, ça va, j'bosse à la mine, moi, et j'en fais pas une maladie !

– Tu d-détestes ce b-bou-boulot...

– Pas du tout ! s'offusqua Nain. C'est bien mal me connaître de dire ça, tu m'déçois !

– Mais, t'arrête p-pas de me répéter que tu es c-cl-claustrophobe !

– Chut... moins fort malheureux, tu veux qu'tout le quartier t'entende ou quoi ?

Lutin fit la moue en haussant les épaules :

– C'est p-p-pas une tare.

– Chez les nains, si.

– Et la b-b-bière...

– Oui, j'aime pas la bière, mais je m'force ! marmonna Nain, l'air mauvais. J'fais de mon mieux pour m'adapter et tu devrais en faire autant. Y a pas meilleur que toi pour comprendre une notice de montage ! Fabricant de jouet, que tu le veuilles ou non, c'est un boulot fait pour toi.

Le tintement de la clochette les interrompit. La bande d'Ondine investissait les lieux, pépiant et cancanant. A l’arrière, Ondine, au bras d'un colosse à tête de taureau, fit son entrée avec morgue.

Nain grimaça en surveillant du coin de l’œil la réaction de Lutin. L'abattement cédait la place à la consternation sur ses traits tirés.

– Laisse tomber ça aussi... lui glissa-t-il en le réconfortant d'une grosse main caleuse.

A n'en point douter, la belle était à l'origine de l'obsession de Lutin pour les forces du mal. Elle multipliait les conquêtes avec un penchant très net pour les bad guys et l'unique point commun à tous ses prétendants était le petit macaron orné du ruban mauve de la guilde des Grands Méchants.

Lutin se liquéfia en reconnaissant Minotaure. La chaise qu'il tira sous lui se brisa quand il voulut s'y asseoir, ce qui ravit la bande d'Ondine au bord de la pâmoison.

– Je s-s-suis un loser, se lamenta Lutin.

– Laisse tomber j'te dis ! Concentre-toi sur un projet d'avenir envisageable.

– Arrête avec ça, je s-suis né pour être un g-g-grand méchant ! Je le sais, je le sens !

Les rares parcelles de peau visible sur la face poilue de Nain virèrent au cramoisi.

– Ouvre les yeux ! explosa t-il. T'es incapable de faire du mal à une coccimouche ! T'es même pas capable de voler son sac à une petite vieille !

Lutin se renfrogna sur son haut tabouret ; par réflexe il jeta un coup d’œil en direction d'Ondine, mais même l'éclat de voix de Nain n'avait pas suffi à attirer un semblant d'attention sur eux...

– Alors là, d-détrompe-toi, répliqua-il, piqué au vif.

– Ah oui ?

– Oui, je m'en vais te le p-p-prouver tout de suite.

– Mais, je te suis, mon vieux ! Je suis curieux de te voir à l’œuvre !

 

Dans une ruelle crasseuse, Lutin et Nain attendaient le passage d'un badaud, postés derrière les poubelles d'un restaurant.

– Y'a pas un rat, ici, ronchonna Nain.

– Chut... c'est l'endroit p-parfait.

– Oh, lui, là-bas !

Lutin suivi la direction indiquée par le gros doigt boudiné et vit un homme titubant au coin de la rue.

– Hum, nan... Il est ivre m-mort. Je vais pas d-d-détrousser un poivrot...

– Pfff... Et ben on n'est pas rendu !

Lutin porta son regard à l'autre bout de la ruelle, qui s'ouvrait sur un canal. Un homme encapuchonné s'approchait dangereusement du bord sans cesser de regarder derrière lui.

– Lui, souffla Lutin en tirant sur la chemise de maille de Nain, l-là-bas.

– Oh, oui ! Il a l'air de cacher quelque chose sous sa cape. Ça a sans doute de la valeur !

– Il r-risque surtout de t-tomber, s'exclama Lutin en sortant de sa cachette comme un diable de sa boîte. Hé ! M-m-monsieur, devant vous, attention !

L'homme se figea au bord du vide tandis que Lutin, suivi de Nain, se précipitait vers lui. Sous la capuche, il découvrit un visage blafard mangé par des yeux mobiles aux pupilles si dilatées qu'elles en étaient devenues deux puits sombres. Recroquevillé sur lui-même, l'homme cramponnait contre lui un paquet rectangulaire couvert d'un linge et lesté d'une pierre.

– T-t-tout va bien, m'sieur ?

– O-o-ouiii... répondit l'inconnu d'une petite voix aiguë et hésitante.

Il devait être bègue lui aussi, se dit Lutin submergé par une vague de compassion pour celui qui tremblait à présent de tous ses membres. Le coude de Nain, qui lui chatouilla les côtes, le tira de ses réflexions.

– On n’est pas là pour le détrousser ? marmonna-t-il du coin des lèvres.

Lutin leva les yeux au ciel puis s'éclaircit la gorge.

– R-r-reculez d'un pas s'il vous plaît... Bien. Hum, hum. La b-bourse ou la v-v-vie, ceci est un hold-up !

L'inconnu écarquilla les yeux entre les plis violacés de ses cernes, et un hoquet nerveux s'échappa de sa bouche contractée. Sans avoir à se le faire répéter, il tendit le mystérieux paquet qu'il tenait à bout de bras.

– Tout ce que vous voudrez, prenez, prenez ceci !

Un peu déçu de constater que l'homme n'était pas bègue mais ragaillardi par la facilité avec laquelle il venait de le détrousser, Lutin s'empara du paquet lesté.

L'encapuchonné émit alors un petit rire hystérique ; incrédule, il recula doucement du bord de l'eau avant de prendre la fuite d'une façon un peu trop enjouée au goût de Nain.

– C'est quoi ce bordel ? maugréa-t-il en guignant le butin que Lutin déballait comme un cadeau de Noël. J'ai jamais vu un pigeon soulagé de s'faire pigeonner...

Le linge ôté ne révéla rien d'autre qu'un livre à l'apparence très ancienne.

– Allons bon... reprit Nain, amer. Un bouquin ! Pas à dire, jolie prise...

Lutin ne releva pas le sarcasme, tout absorbé qu'il était à passer l'index sur les énigmatiques gravures qui ornaient la couverture de l'ouvrage. Il dut déchiffrer à voix haute le titre à peine lisible :

– Necroéconomicon.

 

1 quater

Le Necroéconomicon trônait sur la table de travail de Lutin. Il ne l'avait pas encore ouvert, pourtant il ressentait une étrange force d'attraction émaner de l'antique ouvrage. A l'aide d'une loupe, il étudia en détail les signes gravés sur ce qui, à en croire l'antiquaire du coin de la rue, devait être de la peau d'elfe. Le malheureux commerçant, pris d'un soudain malaise, n'avait pas eu le temps d'en estimer la valeur...

Lutin, qui préparait ses examens avec beaucoup de sérieux, était un habitué de la grande bibliothèque de Chambourg. Il en avait compulsé des livres ! Pourtant, jamais il n'y avait vu de tels symboles. Il inspira – une lecture attentive lui en apprendrait sans doute davantage – et il ouvrit le Necroéconomicon.

En tant que narrateur omniscient, je pourrais vous raconter en détail ce qui se produisit dans la tête de Lutin en découvrant ce texte impie. Par respect pour votre santé mentale et pour m'éviter une terrible migraine, je ne vais vous en livrer qu'un infime aperçu. Chaque page de l'odieux Necroéconomicon est une marche sur le grand escalier de l'enfer administratif. Les mots qu'il recèle, souvent issus d'une lointaine langue morte pré-antédiluvienne, contrarient tant la phonétique que le bon sens et vous écrasent de leur pédanterie. Dol, acquêts, obérer, illicéité, litispendance... autant de pièges mortels capables d'emprisonner l'âme la plus téméraire. Une fois l'incunable ouvert, c'est un maelström de tournures nébuleuses, de phrases alambiquées, de termes hermétiques, de formulations sibyllines et de décrets abscons qui s'abattent sur le lecteur ! Si celui-ci abandonne en cours l'ouvrage, ou s'il se contente d'une étude trop évasive, il sentirait sa cervelle fondre et s'écouler par les oreilles, bouillie visqueuse d'un blanc maladif à l'odeur de charogne abandonnée en plein été dans une forêt humide... Pourquoi, me direz-vous, notre héros y survivrait-il ? Grâce à son goût immodéré pour résoudre les énigmes.

Ce texte blasphématoire, Lutin l'aborda comme un message codé à décrypter, d'un niveau – il faut le dire – autrement plus complexe que les mots-croisés du tenancier de la taverne du Cheval fourbu ! Il l'ignorait, mais il allait survivre à un dangereux concept qu'on avait pris grand soin d'inhumer depuis des millénaires et plus il lisait, plus il lui apparaissait limpide.

 

Lutin achevait tout juste sa lecture quand Nain fit irruption avec fracas dans l'unique pièce de son petit appartement. Il avait défoncé la porte, d'un coup d'épaule à en voir les débris épars et la façon dont il se massait le bras.

– Les dieux soient loués, t'es vivant !

– Qu-quoi ? Euh... oui. Dis, t'aurais pu frapper, non ?

A pas lourds, Nain se fraya un passage entre les morceaux de bois en s'exclamant :

– Mais j'ai frappé ! J'ai cogné des deux poings même ! Pourquoi tu m'as pas ouvert, bougre d'idiot ?

Lutin resta coi, il n'avait rien entendu. Les deux grosses mains de Nain le saisirent et, les yeux remplis d’inquiétude, il le secoua.

– Trois jours ! Trois jours que je suis sans nouvelles ! T'as pas répondu à mes messagers ! Tu... (les secousses cessèrent) Houlà, t'as une sale gueule.

Encore chancelant d'avoir été remué comme un pommier, Lutin se tourna pour mirer son reflet. Ses lèvres étaient sèches et craquelées, ses yeux réduits à deux fentes enfoncées profondément dans ses orbites et sa peau se tendait à l'extrême sur ses pommettes. Trois jours, songea-t-il, il lui semblait pourtant avoir commencé sa lecture à peine quelques heures auparavant...

– J'ai un peu soif... et faim, aussi.

Nain, toujours aussi agité, renversa les affaires disposées sur la table de toilette en saisissant un verre à dent et un broc. Tandis qu'il reniflait l'eau, s’apprêtant à servir Lutin, il releva la tête et suspendit son geste.

– Tu peux répéter ? demanda-t-il les sourcils froncés.

– Oui... j'ai soif et j'ai faim...

Les yeux de Nain se plissèrent.

– Vas-y, parle encore.

Lutin, qui ressentait de plus en plus les symptômes d'une importante déshydratation, obtempéra, les mains tendues vers le broc.

– Tu peux me le donner ? J'ai très, très soif, là.

– Bordel de bordel !

Lutin rattrapa in extremis le grand pichet lâché par Nain.

– Tu bégaies plus !

Trop occupé à boire à grandes goulées, Lutin ne réagit qu'en écarquillant ses yeux étonnés. Une fois le broc vide, il s'écria :

– Ça alors, mais oui ! Haha ! C'est formidable, ça coule tout seul !

– C'est ça que t'as fait pendant trois jours ? Des séances intensives à la guilde des Orthophonistes ?

– Non... j'ai lu, je crois...

Le regard suspicieux de Nain effleura la couverture du Necroéconomicon sur la table de travail.

– Mouais...

– Bah quoi ? C'est super, non ?!

– Oui, oui, formidable... surprenant mais formidable...

– Allez, viens. On va aller casser la croûte à l'auberge. J'ai une faim de loup !

 

L'établissement le plus proche du logement de Lutin était la rôtisserie au coin de la rue des Manchots, à quelques encablures de l'entrée ouest de Chambourg. Des éclats de voix leur parvinrent depuis le poste de garde. Piqués par la curiosité propre à tout bon badaud qui se respecte, Lutin et Nain rejoignirent l'attroupement grossissant. Une grande habitude des us et coutumes Chambourgeoises leur permit une analyse rapide de la situation : un marchand, excédé d'avoir à payer plus cher que les autres son droit de passage en ville, réclamait à cor et à cri qu'on lui explique le pourquoi du comment.

– C'est de la discrimination ! beuglait-il. Pourquoi qu'la guilde des Routiers doit raquer plus que celle des Vendeurs à la sauvette ?

Les gardes en faction, en dignes représentants de la guilde des Portiers, se sentaient dans leur bon droit de n'avoir rien à justifier. D'ailleurs, ils en auraient été bien incapables. C'était ainsi, transmis de génération en génération : les Routiers payaient cinq roublines et les autres, deux.

Avant que Nain n'ait eu le temps d'exprimer son désintérêt pour cette prise de bec sans importance qui n'allait probablement pas tourner en baston générale, Lutin glissa sous les jambes pour se placer en première ligne.

– Si je puis me permettre, dit-il de sa voix flûtée, cette surtaxe incombe au fait que la guilde des Routiers recourt à des véhicules de transports...

Le marchand lui jeta un regard torve, puis considéra du même air sa charrette aux essieux courbés sous la charge.

– Mais, continua Lutin, vous serez heureux d'apprendre que cette majoration forfaitaire est instaurée dans le but de développer des actions de formation professionnelle !

L'un des gardes se gratta la tête, l'autre, plus audacieux, confirma ce qu'il n'était pas certain d'avoir bien compris :

– Ouais, un truc comme ça...

– De quoi j'me mêle, avorton ? fulmina le marchand à l'intention de Lutin.

Après un silence agacé, il demanda :

– En clair, ça veut dire quoi ?

– Hé bien, en contre-partie de cette taxe, la guilde des Portiers doit financer celle des Routiers pour vous apprendre à conduire d'autres véhicules : poids lourds, semi-attelage, charrette élévatrice...

La mine renfrognée du marchand s'éclaira de satisfaction.

– Tiens donc... Ça va en faire des formations avec les arriérés !

– C'est nous que tu traites d'arriérés ?

Lutin s'éclipsa pour les laisser tranquillement régler leurs comptes et rejoignit Nain. Celui-ci, ébahi par l'étonnante éloquence de son compagnon, se résigna à le suivre, bien que les protagonistes de l'affaire fussent à présent sur le point d'en venir aux mains.

– Ben ça alors, tu les as drôlement mouchés !

– Comme tu dis, et ça m'est venu comme ça ! exulta Lutin en claquant des doigts.

– Formidable... confirma Nain, tout à coup songeur.

L'ombre d'un doute obscurcissait son esprit ; quelque chose le turlupinait.

 

1 quinquies

Repus de grillades cuites à point, les deux compères se laissèrent aller à la somnolence, avachis sur leurs sièges.

– T'as repris des couleurs mon pote, constata Nain en se curant les dents avec un pic à brochettes, ça me rassure.

Lutin se redressa sur son séant et lui intima le silence d'un geste. Il prêtait une oreille attentive à la conversation de la table d'à côté.

– Moi, soufflait un homme en salopette, mes dindobuffles j'les fais paître dans l'verger abandonné... On m'a jamais rien dit ni d'mandé !

– Heu là, t'as pas peur d'avoir des embrouillements avec la guilde des Propriétaires, toi !

– Excusez-moi de vous interrompre, intervint Lutin. Je sais que c'est très impoli, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'entendre vos propos...

Les deux fermiers le regardèrent avec une méfiance toute campagnarde.

– Savez-vous, messieurs, que vous n'êtes qu'amodiataire si vous versez au propriétaire d'une pâture une redevance en échange du droit d'y mener vos bêtes ? Mais si vous utilisez un bien pendant suffisamment longtemps sans que personne ne le réclame, vous en deviendrez propriétaire par usucapion ! Cela dit, pour avoir les mêmes droits qu'un propriétaire ou presque, vous pouvez conclure un bail emphytéotique. Il vous permettra de l'utiliser en hypothèque, dont vous réclamerez un jour la mainlevée. A ce moment-là, celui qui vous a prêté de l'argent ne détiendra plus qu'une créance chirographaire.

Les mâchoires des ruraux s'étaient décrochées à en toucher la table. Lutin sortit une plume de sa poche intérieure et vint les rejoindre pour appuyer ses propos de schémas et graphiques. Tandis qu'il griffonnait sur la nappe, les yeux des deux fermiers s'agrandissaient d'émerveillement. À l'issue du long exposé, ils se levèrent, ragaillardis.

– Faut montrer ça à ces pourris d'la guilde ! s'écria le premier en vissant un chapeau de paille sur son crâne dégarni.

– Pour sûr ! dit le second en tirant la nappe d'un coup sec.

Couverts et assiettes, à peine ébranlés par le glissement du tissus, retrouvèrent leur place initiale sur le bois nu de la table. Lutin, ému, couva les deux hommes d'un regard attendri jusqu'à leur sortie de l'auberge. Quand il se détourna, il faillit percuter Nain. Les bras croisés sur sa grosse bedaine, il arborait un air sévère et grinça entre ses dents :

– Qu'est-ce que tu m'caches, Lutin ? J'le sens, y'a quelque chose de pas net !

 

Nain eut droit à un semblant d'explication une fois de retour dans le petit appartement à la porte fracassée. Il faisait les cent pas, incapable d'admettre qu'une simple lecture ait pu changer à ce point son compagnon. Lutin, lui, en était persuadé : toutes ces connaissances qui jaillissaient si naturellement dans son esprit, il les tenait du Necroéconomicon. Quelque chose, comme un souffle, une pulsation, semblait animer l'ouvrage d'une vie propre. Mal à l'aise, Nain en était à se demander si son imagination lui jouait des tours, quand on frappa à un reliquat de porte encore accrochée sur ses gonds.

– Bonjour, vous êtes bien Monsieur Lutin ? demanda une femme à l'allure stricte, tirée à quatre épingles.

– Oui, c'est moi.

La femme voulut s'avancer d'un pas mais renonça devant les débris qui jonchaient l'entrée.

– Monsieur Lutin, je suis mandatée par la guilde des Propriétaires pour régler un contentieux, dont vous seriez à l'origine, entre eux et la guilde des Fermiers.

– Oh, je vois ce qui a pu déplaire... Rappelez-leur simplement qu'en considérant qu'un bail de location est de manière irréfragable un contrat synallagmatique conclu intuitu personae, le cocontractant défaillant ne peut en aucune façon exciper de son impécuniosité pour s'exonérer de ses obligations. Cela ne réglera qu'une partie du problème mais suffira à les rassurer.

La femme pâlit perceptiblement. Une discrète perle de sueur roula le long de sa tempe. Elle haussa ses fins sourcils et déglutit avec peine :

– Bien... Je vais... leur transmettre.

Chancelante, elle recula du seuil et disparut à reculons du champ de vision de Lutin. Nain se précipita à ses côtés, ses grosses pognes plaquées contre sa bouche.

– T'as r'commencé ! s'affola-t-il. Tu t'es entendu ?

Lutin, le visage froissé de culpabilité, opina :

– C'est grave, tu crois ?

– Ma main à couper qu'c'est de la magie, répondit Nain en mordillant ses ongles crasseux. Je savais bien qu'il avait quelque chose de louche ton pigeon de l'autre jour : trop content de t'avoir refourgué ça !

Son doigt accusateur pointa le Necroéconomicon.

– Il faut qu'on s'en débarrasse !

Lutin, mu par un réflexe inconscient, s'interposa entre le grimoire et Nain. Comme celui-ci se renfrognait, il se crut obligé de justifier :

– T'approche pas, il ne faudrait pas que tu sois contaminé toi aussi...

– T'as raison, souffla Nain, les yeux arrondis de stupeur.

– Je m'en charge. Va au Cheval fourbu, je t'y rejoins dès que c'est fait.

– Oui, c'est plus prudent... admit Nain.

 

Le crépuscule s'installait sur les bords du canal. Lutin s'y tenait, à l'endroit exact où il avait vu l'homme encapuchonné trois jours auparavant. Le bouquin n'était pas empaqueté dans un linge ni lesté d'aucune pierre car il n'avait nullement l'intention de s'en débarrasser comme son ancien propriétaire... Ses doigts caressèrent la couverture gravée. A la grande bibliothèque, il avait chapardé une jaquette en velours pourpre d'une taille identique à celle du Necroéconomicon. Il l'en couvrit.

– Voilà, dit-il à mi-voix, ni vu ni connu.

Et il glissa l'ouvrage sous sa tunique avant de prendre la direction du Cheval fourbu.

Quand il entra dans l'établissement, Lutin fut frappé d'y découvrir Ondine, en pleurs. Ses copines se pressaient autour d'elle pour la consoler. Sur son beau visage vert d'eau, le mascara avait coulé en longues traînées noires. Nain lui fit un signe depuis le comptoir et Lutin l'y rejoignit sans quitter des yeux la malheureuse.

– Qu'est-ce qu'elle a ?

– Son mec qui l'a salement larguée, d'après ce que j'ai compris... Ça y est ? Tu l'as détruit ?

Lutin tarda à répondre ; des petits papillons voletaient dans son ventre, animé d'un nouvel espoir fou. Noir et insistant, le regard de Nain l'incita à vite retrouver l'usage de la parole :

– Oui, oui, c'est fait. Je l'ai balancé dans le canal.

– Ha ! J'me sens déjà mieux... Mais...

A petits pas, Lutin s'éloignait de lui, pour s'approcher du noyau formé autour d'Ondine.

– Psss ! Qu'est-ce tu fais ? souffla Nain.

Lutin ne lui répondit pas, trop occupé à se frayer un passage entre plusieurs rangs de greluches outrées.

– Excusez-moi, pardon... pardon mademoiselle.

Arrivé au cœur du groupe, il sentit tous ses organes cesser de fonctionner quand la belle Ondine leva des yeux vitreux et interrogateurs sur lui. C'était la première fois qu'elle le regardait... Il existait enfin !

Lutin n'eut pas besoin de chercher ses mots, il les entendit glisser tout seuls hors de sa bouche, sans aucune hésitation et, se félicita-t-il, avec un certain charme naturel...

– Votre peine est une offense à voir, mademoiselle Ondine... Puis-je me permettre de vous demander quelle en est la cause ?

Un éclat cruel brilla dans la prunelle d'Ondine. Un instant, Lutin crut qu'elle allait passer sa mauvaise humeur sur lui, le traiter de tous les noms et le sommer d'aller se traîner loin, très loin de ses ouïes. Mais elle n'en fit rien, au grand étonnement de ses copines prétentieuses.

– Minotaure, cracha-t-elle, une grimace mauvaise suspendue aux lèvres.

Comme hypnotisée, elle vacillait d'avant en arrière sur son tabouret.

– Bien, dit Lutin en l'aidant à se lever, nous allons nous rendre chez ce ruminant. En chemin, vous allez me parler de lui, me raconter tout ce que vous savez qui soit susceptible de nous aider à l'écraser...

Aveugle aux gesticulations inquiètes de Nain, Lutin quitta la taverne au bras d'Ondine, suivie du troupeau jasant de ses adoratrices.

Elle le guida à travers un lacis de rues sans cesser de s'épancher :

– Je sais aussi qu'il a une grande maison de campagne sur une île, au sud de Chambourg. Elle lui vient de son père décédé.

– Grande comment ?

– Oh, d'après ce que j'ai compris, immense ! Mais elle n'est agencée que de couloirs...

– Intéressant... Son père, comment s'appelait-il ?

– Astérion ! intervint une des copines qui trottinait derrière eux. Si vous voulez mon avis, ça m'étonnerait qu'il lui ait légué quoi que ce soit... J'ai entendu dire qu'il l'avait déshérité !

– Oui, moi aussi ! confirmèrent en cœur plusieurs autres commères.

Lutin jubilait. Quand la troupe arriva devant chez Minotaure, il frappa trois coups secs, sûr du discours qu'il allait lui servir. Un pas lourd se fit entendre et la porte s'ouvrit à la volée. La tenue de nuit qui engonçait le ruminant indiquait qu'il était sur le point d'aller se coucher et sa mine patibulaire le confirmait.

– C'est pour quoi ? gronda-t-il, agacé.

Son regard se fit goguenard quand il rencontra le minois fier et indigné d'Ondine. Il s’apprêtait à la rembarrer vertement quand, deux coudées plus bas, une petite voix l’interpella :

– Bonsoir Monsieur Minotaure, veuillez m'excuser de vous déranger à une heure aussi indue... On m'a signalé votre usufruit d'un bien immobilier nonobstant l'exhérédation dont vous avez fait l'objet par feu Monsieur Astérion, votre père. Je déplore que vous ne soyez pas en mesure de réclamer la quotité disponible due à un héritier réservataire mais, j'ai le devoir de vous informer que...

Minotaure recula sous le flot de paroles ininterrompues qui s’abattait sur lui. Bientôt acculé dans un coin de la pièce, il voulut replier ses oreilles pour ne plus entendre l'insupportable litanie mais une subite crise de catalepsie l'en empêcha.

– … en outre, après imputation des montants de PAS prélevés sur les années écoulées depuis votre contrevenance, un montant d'impôt restant à payer...

Son cerveau bovin, irrémédiablement grillé, laissa le champ libre à son lobe reptilien et l'instinct de survie lui fit retrouver assez de mobilité pour prendre la fuite. Il s’engouffra dans la nuit en s'arrachant des touffes de poils et en larmoyant lamentablement, comme un damné poursuivi par des hordes infernales. Quand il eut disparu et que ses hurlements se firent de plus en plus lointains, Ondine gémit de plaisir et tourna vers Lutin ses grands yeux fascinés.

– Grandiose, souffla-t-elle.

 

1 sexies

Nain, avait posé sa journée pour se mettre en planque devant chez Lutin. Dans sa tête, le massacre auditif perpétré la veille contre Minotaure tournait en boucle. Son ami lui avait menti... Dans son état normal, jamais Lutin n'aurait été capable d'asséner des mots d'une telle violence ! Le Necroéconomicon se trouvait là, quelque part, et il maintenait Lutin sous son emprise. Nain devrait se charger lui-même de détruire l'ouvrage.

Il disparut derrière un mur quand il aperçut Lutin enjamber les débris de sa porte d'entrée en sifflotant. Nain attendit qu'il s’éloignât pour s'introduire chez lui et entreprendre une fouille méticuleuse. L'ameublement était austère, composé uniquement d'un bureau, d'une table de toilette et d'un lit. Il commença par vider les tiroirs puis défit le lit et lacéra le matelas, répandant de la paille tout autour de lui. Rien. Il inspecta les poutres, prospecta chaque latte du plancher, sonda les cloisons de torchis. Rien, rien, rien... Nain resta songeur dans la pièce au parquet défoncé et aux murs éventrés, qui offraient une vue nouvelle sur la rue ou l'intérieur douillet d'un voisin. Il avait tout retourné ; pas la moindre trace du Necroéconomicon. S'était-il trompé sur toute la ligne ? Lutin avait-il réellement jeté le bouquin dans le canal ? Alors qu'il s'imaginait devoir en sonder le fond, une idée fulgurante dissipa sa vision et fit frissonner sa barbe. Laissant tout en plan derrière lui, Nain se précipita au Cheval fourbu.

La cloche tinta à son entrée et le cœur de Nain se serra en voyant Lutin. Attablé avec Ondine et sa clique, il lui roucoulait à l'oreille des articles de loi obscurs. Il n'avait d'yeux que pour elle et ignora Nain, comme il l'avait fait la veille quand il était retourné à la taverne au bras de cette garce... Lui faire ça à lui, son unique ami ! Mais Nain était bien décidé à ne pas le laisser tomber. Il allait permettre à Lutin de redevenir qui il était vraiment.

Il se posta stratégiquement au coin du comptoir le plus proche des cabinets. Il y avait bien trois chopes de lait vides devant Lutin et comptant sur la faiblesse urinaire qui lui était coutumière, Nain attendit patiemment qu'il soit pris d'une envie pressante. Il n'eut pas le temps de commander une (berk) bière que Lutin se leva avec un dandinement symptomatique. Sur son petit nuage, il ne vit pas arriver le croc-en-jambe et s’étala de tout son long ; un livre à la couverture pourpre s’échappa de l'échancrure de sa tunique et alla glisser jusqu'à la porte des cabinets. Avant qu'il n'eût pu se relever, Nain s'était emparé du livre qu'il inspecta sous tous les angles. Derrière la trompeuse jaquette de velours, il reconnut l'infâme Necroéconomicon...

– Bougre de menteur !

Contrit et sans cesser de jeter des regards gênés en direction d'Ondine, Lutin bafouilla :

– Je... j'ai pas pu m'en défaire... Faut me comprendre... je me suis jamais senti aussi bien ! Grâce à lui, je connais un tas de trucs... et je ne bégaie plus ! Mets-toi un peu à ma place, je suis enfin en train de devenir quelqu'un ! Pas plus tard que tout à l'heure, la guilde des Crieurs publics est venue me demander un conseil, à moi ! Tu te rends compte ?

– Mais tu es quelqu'un, triple condobuse !

L'air sévère et le ton de Nain s'adoucirent devant le dépit de son ami :

– T'as pas besoin de ça, pour être quelqu'un...

Ce disant, Nain commit l’irréparable erreur d'ouvrir l'incunable et d'en faire défiler les pages sous son pouce pour appuyer ses mots. Geste anodin avec n'importe quel livre... Pas avec le Necroéconomicon. Contrairement à Lutin lors de sa première lecture, Nain ne chercha pas à comprendre les mots amphigouriques qui défilaient sous ses yeux, signant ainsi sa propre condamnation. Les pages ne s'arrêtaient plus de tourner et des symboles cabalistiques s'imprimaient sur ses rétines injectées de sang. Une force mystérieuse l'empêchait de détourner le regard et il sentit l'ouvrage prendre possession de lui. Nain resta paralysé dans la tempête de papier bruissant, cheveux et barbe crépitant de petits arcs électriques, jusqu'à ce que Lutin referme le grimoire dans un grand bruit sourd.

Un regard à la ronde indiqua à ce dernier que personne d'autre à part lui n'avait relevé l'étrange phénomène.

– Waouh, dit-il, abasourdi, c'était trop bizarre !

Nain, immobile et hagard, ne répondit rien. Une fumée grise lui sortait des oreilles et Lutin dut moucher comme des chandelles plusieurs débuts d'incendie dans sa moustache.

– Nain ? demanda-t-il en claquant des doigts. Ça va ?

Aucune réaction hormis l'écoulement d'un long filet de bave qui alla se perdre dans la barbe roussie.

 

Les jours passèrent sans que l'état de Nain ne s'améliorât de façon concluante. Il pouvait marcher mais ne parvenait à articuler que des borborygmes incompréhensibles. Devant cette apathie et son incapacité à travailler, la guilde des Mineurs l'avait mis à la porte. Il était clair qu'il avait perdu toute autonomie et aucune des nombreuses guildes de la ville n'était en mesure de prendre en charge un cas aussi lourd que le sien.

Lutin culpabilisait. Rien de tout cela ne serait arrivé s'il avait écouté son ami... Pourtant, si le Necroéconomicon était bien à l'origine du malheur de Nain, Lutin restait persuadé d'y trouver la clé pour solutionner son problème.

Durant ces mêmes jours, sa notoriété en ville avait grimpé en flèche. De plus en plus de guildes se succédaient pour obtenir de lui des conseils de gestion et autres avis juridiques. Le tenancier du Cheval fourbu, devant cette aubaine de clients potentiels, avait même proposé à Lutin d'installer son bureau dans son établissement. Il y planchait (plus concentré à présent qu'Ondine était partie faire du shopping avec ses copines) quand les murmures télépathiques du Necroéconomicon lui inspirèrent un plan.

Aux mines, aucun indice ne permettait de différencier ouvrier et dirigeant. Chaque nain – car il n'y avait guère qu'eux – y travaillait lanterne au poing et pioche à la main. Lutin, traînant Nain derrière lui, s'y présenta. Devant l'entrée d'un boyau étayé de lourds chevrons, il apostropha trois individus en pause :

– Messieurs, bonjour !

– Qu'est-ce tu nous veux, crotte de souris ? l'injuria l'un des trois.

– R'gardez c'qu'y nous ramène, grogna le deuxième.

Le troisième, quant à lui, vint se camper face à Lutin. Il faisait une bonne tête de plus que lui et trois fois sa largeur...

– Écoute-moi bien, mon gars : Celui-là, dit-il en désignant Nain, y bosse plus ici, alors viens pas nous chercher des noises. J'ai entendu causer d'toi... A la guilde des Tailleurs de pierre, ils n'jurent que par ton charabia, mais nous, ici, on s'en contrefout, vu ?

Nain, le regard vide, tirait sur la tunique de son compagnon, comme s'il comprenait la situation malgré son aliénation. Pour Lutin, hors de question d'abandonner la partie :

– Vous êtes syndiqués, messieurs ?

– Oh que oui ! confirma crânement le premier.

– CCDT, mon gars... Confédération Chambourgeoise des travailleurs ! Y'a pas un nain, ici, qui y soit pas affilié !

– Comme vous dites, reprit Lutin dont les lèvres s'étiraient en un sourire mauvais. Inutile donc de vous rappeler la notion de présomption irréfragable de représentativité ?

Les trois nains échangèrent des regards en biais et Lutin s'engouffra dans cette faille pour continuer :

– Elle signifie que personne ne peut contester le droit de tout syndicat à défendre les salariés : vous, comme Monsieur Nain ici présent. Or, en vertu de la loi n° 0001-001 qui réforme l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés et qui entre en vigueur aujourd'hui, Monsieur Nain ne peut être relevé de ses fonctions car soumis, comme vous, à un contrat synallagmatique.

– Et... y sont au courant d'ça à la guilde des syndicats ?

– Bien entendu.

– Hum...

– Comme ils m'ont demandé mon avis sur une refonte complète de leurs prérogatives, j'en ai profité pour glisser en votre faveur l'octroi d'une allocation de travailleur sous-terrain, la mise en place d'un régime dit « d'excavation » ainsi qu'une prime mensuelle de pénibilité.

– Hé ! C'est bien ça, non ? demanda le plus petit au plus teigneux des trois.

Celui-ci opina, impressionné et convaincu par la perspective d'arrondir ses fins de mois.

– Vendu, mon gars ! dit-il en prenant Nain par l'épaule. On va pas laisser tomber comme ça un camarade syndiqué !

– T'as raison. Tiens ! L'a qu'à tenir les lanternes, proposa le plus petit.

– Excellente idée, ça nous libérera une main !

Et ils retournèrent au travail, pioche au poing et main libre pour taper vigoureusement le dos de Nain qui se laissa entraîner, indifférent.

 

1 septies

En quelques semaines, le simple bureau de consultant de Lutin à la taverne du Cheval fourbu devint une véritable fourmilière. Il fut rapidement impossible d'y boire la moindre bière ! La paperasse encombrait chaque mètre carré, du rez-de-chaussée à l'étage normalement privé, mais où le tavernier ne disposait plus que d'un réduit pour lui, son lit et un pot de chambre... La guilde des bâtisseurs œuvrait à rehausser l'établissement de trois niveaux supplémentaires et chacun avait déjà oublié la fonction première du lieu quand on en décrocha l'enseigne. Le « Cheval fourbu » n'était plus. A la place, trois grandes lettres capitales indiquaient qu'ici se trouvait l'AGA, l'Agence de la Grande Administration. Après avoir quémandé des conseils, aucune des guildes de la ville ne pouvait à présent se passer de cette indispensable organisation. Elle les avait engluées dans un rouage complexe de lois, procédures et décrets parsemés d'alinéas. En instaurant un pouvoir législatif, exécutif et judiciaire sur lequel elle avait la main-mise, l'AGA les avait asservies...

Lutin évoluait aussi vite que sa création : de mandataire-audit-opérateur, il devint haut commissaire administratif avant de s'autoproclamer Grand Administrateur. Ondine, trop heureuse d'être la petite amie d'un personnage si important, évoluait dans les couloirs de l'AGA comme une reine en son domaine, son inséparable bande de copines constituant sa cour.

*

Tandis que Lutin siégeait au dernier étage de ce qui devint sa tour, une fois les travaux terminés, un homme de haute stature s'échinait à en gravir les marches.

De tous les services où le Commettant dut montrer patte blanche et justifier du bien-fondé de sa requête, ce fut le secrétariat du Grand Administrateur qui lui donna le plus de fil à retordre. La secrétaire chipota tant avant de daigner le laisser entrer que la longue robe noire du Commettant était toute couverte des poils du chat qu'il cramponnait nerveusement. Ce dernier, d'ailleurs, n'était plus du tout d'humeur à ronronner...

Un silence religieux régnait dans la pièce lambrissée dont l'unique éclairage provenait de candélabres disposés autour d'un imposant lutrin. Le Commettant, qui n'avait jamais rencontré le Grand Administrateur, distingua mal la petite silhouette trônant derrière le bureau d'acajou.

– Tiens, tiens, fit une voix fluette dans l'obscurité, Monsieur le Commettant... Que me vaut l'honneur de votre visite ?

– Je... hum, je me permets de réclamer audience car l'établissement que je dirige, la guilde des Grands Méchants, ne reçoit plus de subventions depuis quelques temps... Y aurait-il une procédure que nous aurions, malencontreusement, oublié de suivre ?

S'en suivit un assez long silence qu'un rire perlé finit par déchirer, puis :

– Non, je vous rassure, vous avez parfaitement rempli les formulaires et nous avons bien reçu votre projet pédagogique...

La petite silhouette glissa de son siège et disparut du champ de vision du Commettant avant de réapparaître au pied du lutrin. Là, auréolés de la lumière dorée des bougies, les traits de son interlocuteur se dévoilèrent, évoquant un vague souvenir.

– Toutefois, reprit le Grand Administrateur, un certain nombre de vos préceptes contreviennent aux attendus de la guilde des Pédagogues.

– Ah ? s'enquit le Commettant, ignorant qu'une telle guilde existât. En frictionnant convulsivement son félin, il se demanda où diable il avait déjà vu son contradicteur.

– Oui, en ce qui concerne l'inclusion, notamment...

– L'inclusion ?

– C'est cela, vous ne prévoyez aucun dispositif offrant une plus-value aux élèves en termes d'accompagnement et d'orientation... C'est regrettable. Des établissements tels quel le vôtre devraient mettre un point d’honneur à ouvrir leurs portes aux candidats à besoins éducatifs particuliers. Il serait fâcheux de briser des carrières sur de simples présomptions d'incapacité liées... au physique, par exemple, ou n'importe quelle autre tare telle que le bégaiement...

Les yeux du Commettant s'agrandirent. Lu'tin'tin, se rappela-t-il soudain ! Quant au Grand Administrateur, son sourire se fit carnassier quand il articula ces mots :

– Comme on dit : l'habit ne fait pas le moine !

Le chat poussa un long feulement plaintif et bondit des bras crispés du Commettant pour aller se ramasser sur lui-même dans un coin de la pièce.

– Vous n'êtes même pas ventriloque, sembla regretter le Grand Administrateur. Quelle déception...

– Écoutez, je... vous avez raison ! Nous allons revoir notre projet pédagogique et...

Trop tard, le couperet tomba sous forme sentencieuse :

– En vertu de l'article 4 undecies et de l'article 7 tricies du Necroéconomicon donnant autorisation à prendre par ordonnance les mesures prescrites et prenant en considération les règles déontologiques et les incompatibilités dont vous vous êtes rendu coupable, je vous déclare inapte et vous relève de vos fonctions !

*

Lutin contemplait avec satisfaction le petit tas de cendres qu'était devenu le Commettant. Il se pencha pour susurrer :

– Inutile, bien entendu, de revenir postuler à une quelconque charge lors de votre prochaine réincarnation... Cerbèèère ! appela-t-il plus fort.

Sa secrétaire passa la tête par la porte entrebâillée.

– Vous me nettoierez tout ça.

– Bien sûr Monsieur... Monsieur ? Madame demande à vous voir.

– Faites entrer.

Il alla se jucher sur son grand fauteuil massif. La visite de sa compagne tombait à pic. Ce matin, Lutin s’était laissé dire que cette belle garce fricotait avec un dénommé Ogre. Sa passion pour les gros balourds risquait de la perdre... Puis, avisant le chat toujours prostré, il tenta d'attirer son attention par des petits claquements de langue.

– Minou ? Allez, viens mon gros.

Ce fut Ondine qui entra, langoureuse et féline, elle aussi.

– Mon petit sucre d'orge... minauda-t-elle en se serrant contre lui. Tu travailles trop !

– Pas de repos pour les grands de ce monde...

– T'aurais pas cent cinquante roublines à m'avancer ? J'ai repéré une paire d'escarpins qui feraient merveille avec mon ensemble fuchsia !

Tandis que Lutin sortait une bourse bien remplie d'un tiroir, il remarqua les œillades curieuses qu'elle lançait en direction du lutrin. Depuis qu'il lui avait confié que l'ouvrage était à l'origine de sa réussite, Ondine ne cessait de l'interroger sur le Necroéconomicon.

– Dis, ton livre, là... Tu me laisserais y jeter un œil ?

– Tout dépend, Ondine, tout dépend...

– Allez, insista-t-elle, le regard de braise. Tout dépend de quoi ?

– Une question me turlupine depuis quelques temps... Pourquoi tu m'aimes ?

Ondine émit un petit rire nerveux et se redressa vivement.

– Pfff, t'es bête... A ton avis, gros nigaud ?

Lutin se laissa tomber de son fauteuil et alla tirer le rideau de velours qui occultait une des fenêtres. Chambourg s'étendait en contre-bas. Il se prit à regretter certaines choses qui lui parurent bien lointaines : le Cheval fourbu, l'indifférence hautaine d'Ondine, ses bégaiements même, mais par dessus tout... Nain. Depuis sa réintégration aux mines, il n'avait tout simplement plus pensé à lui... Lutin était devenu ce grand Méchant qu'il avait toujours voulu être, pourtant il ressentait un terrible vide que l'adoration de la ville entière ne suffisait pas à combler. Les yeux dans le vague, il s'imagina ce qu'aurait été sa vie s'il avait écouté son ami, s'il avait accepté de devenir un simple fabriquant de jouet, comme tous les autres lutins. A l'heure qu'il est, lui et Nain boiraient un verre et le Necroéconomicon croupirait au fond du canal...

Sans se retourner, il dit dans un souffle :

– Vas-y, Ondine. Lis-le donc, puisque tu y tiens tant...

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Sy - Shadowy
Posté le 19/01/2024
Quel univers ! Une plongée dans l'univers alambiqué du droit et de ses textes illisibles pour un non-initié mêlé d'un humour corrosif envers l'administratif , et d'un univers lovecraftien / fantasy. Une critique efficace de tout ce petit monde de haut placés et de parvenus qui tombe sur plus malin mais qui finit par devenir pire en un sens.
J'ai adoré l'écriture, le déroulement de l'histoire et le final. Au départ j'ai été attirée par le titre et je n'ai pas été déçue, j'ai même été agréablement surprise par l'originalité qui se dégage de cette nouvelle.
Bravo ! et merci pour ce partage !
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