Elio ne pu s'endormir, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il y avait quelque chose d'extrêmement malsain dans cette ville. Et malgré son lit confortable, il faisait affreusement froid dans sa chambre, son souffle formait même de la buée. Dehors, la neige tombait maintenant à gros flocons, masquant presque complètement le paysage. Le chevalier pouvait tout juste entrapercevoir l'étable où se trouvait son destrier, la pauvre bête devait être gelée...
— J'espère que ce lunatique de palefrenier connait son métier, sinon il va m'entendre.
Il parla pour lui même en faisant les cents pas dans la chambre, une bougie à la main, histoire de se réchauffer un peu. Il arrêta son manège et chercha une autre occupation. Elio aimait être efficace. Il n'était pas une brute, loin de là, il privilégiait même souvent la diplomatie. C'est juste qu'il ne supportait pas de piétiner sur un sujet.
Il s'intéressa un peu à l'horloge qui se trouvait dans sa chambre. Posée sur un guéridon, elle était plutôt quelconque : une pièce de bois doublé de fer et un cadran en cuivre avec une vitre amovible. Le jeune homme suivit le mouvement des aiguilles. Il était minuit moins le quart. Il se dit que regarder la nuit filer sur le cadran n'était pas une activité des plus palpitante et se tourna vers une petite bibliothèque à côté de son lit. Il parcourut les rayonnages du doigt en lisant les titres à haute voix.
— L'escapade, un classique... L'art de la métamorphose pour public averti, drôle de lecture !
Son regard fut attiré par un petit livre qui n'avait pas de titre sur sa couverture. Intrigué, le chevalier décida de le feuilleter. Il prit sa cape en peau, que Constance avait déposé sur une chaise, se drapa dedans et s'assis confortablement dans un fauteuil près de la fenêtre. À la lumière vacillante de la bougie, il détailla le livre. C'était plus un journal qu'un véritable livre et il semblait avoir été malmené, comme s'il était tombé dans la boue et nettoyé de nombreuses fois. Elio l'ouvrit et lut :
Journal d' Achelon Donovan.
Ces écrits sont destinés aux héritiers de la lignée, aussi si ce journal venait à être découvert par une personne extérieure à notre famille, elle devra impérativement être éliminée.
Cela piqua encore plus l'intérêt du chevalier, il jeta un œil vers la porte de sa chambre. Toujours fermée. Il continua sa lecture.
En temps que premier des Comtes, je me dois de raconter comment notre famille a pu se hisser jusque dans les rangs de la noblesse du Royaume de l'Est et comment, par ma faute, nous avons été maudits.
J'étais l'écuyer, dans ma jeunesse, d'un noble seigneur de l'Est. À sa mort, n'ayant aucun héritier et me considérant comme son propre fils, il me transmit son titre. Mais les autres seigneurs voyaient mal qu'un simple roturier tel que moi puisse s'élever jusqu'à eux. Je fus exilé, enfin ce n'est bien entendu pas la version officielle. À cette époque, tous les Royaumes s'unirent pour repousser le Seigneur Noir. Je fus donc envoyé aux confins de nos frontières pour contenir l'envahisseur. Ils s'attendaient certainement à ce que je perde la vie lors d'un raid. Comment pouvions nous faire face à l'armée des Ténèbres ? Nous n'étions qu'une poignée et, loin de tout, qui aurait pu nous venir en aide ? Je décidais alors de lancer la construction d'une véritable place forte pour défendre ces terres, mais les travaux prenaient du temps, et les nouvelles du front étaient de plus en plus mauvaises pour nous. J'arpentais ma demeure, fébrile, ne sachant que faire, j'avais peur de perdre mon titre, peur de mourir oublié de tous dans le froid et la neige, éventré par une monstruosité du Seigneur Noir. Et c'est là qu'ils l'ont trouvé. je dus arrêter les travaux pour explorer ce qui nous parût être un antique temple païen enfoui sous la montagne. Accompagné de quelques braves, je décidai d'aller l'explorer dans l'espoir d'y trouver une cachette potentielle en cas d'attaque. J'y ai trouvé bien plus que cela ! Un artefact, ancien, animé par une puissance effrayante ! Certains de mes hommes changèrent à son contact, ils devinrent des monstres incontrôlables et sanguinaires. Nous fuîmes et condamnâmes l'entrée du temple. Puis, apprenant avec soulagement que la guerre ne nous atteindrait pas, je fis construire le manoir familial par dessus ces ruines maudites. C'est là que je compris l'étendue de mon erreur. L'aura maléfique de l'artefact affectait tous les êtres vivants au dessus des ruines. Les animaux étaient comme enragés et les habitants devenaient de plus en plus perturbés. Des émeutes éclatèrent et je fus obligé d'agir en conséquence. Dieux, puissiez vous me pardonner ! Ce fut un bain de sang. Mais après, la magie obscure de l'artefact sembla se calmer. C'est alors que je compris, nous l'avions réveillé et il voulait du sang. Un odieux sacrifice que je perpétue depuis maintenant plus de soixante ans. À chaque nouvelle lune, une âme doit être offerte en sacrifice dans le temple. Sinon le Mal se réveille.
Autre chose. maintenant que vous, mes héritiers, êtes prévenus, je me dois de vous mettre en garde sur l'artefact : contentez vous du sacrifice. Même s'il vous attire, s'il vous supplie ou vous susurre à l'oreille la nuit jusqu'à vous pousser au bord de la folie, ne le touchez surtout pas !
Je sens la vie me quitter, j'entends cet instrument démoniaque m'appeler à lui. Notre destin n'est pas de mourir en héros ni de nous éteindre paisiblement, entourés par ceux qui nous sont chers. Les Donovan sont condamnés à garder ce temple et son affreux contenu.
Tel est notre fardeau, tel est notre héritage.
Elio referma hâtivement le journal. Sa couverture usée claqua comme un fouet dans la nuit froide. Une peur sourde et glacée descendit de son cerveau, transperça sa colonne vertébrale et cloua ses pieds au sol. Tout était clair, les convois disparus, l'atmosphère surnaturelle de cette ville maudite et l'étrangeté de ses habitants ! Il secoua la tête pour se reprendre. Il était chevalier de l'Est, le Roi lui faisait confiance pour mener à bien cette mission, il ne pouvait pas laisser de telles pratiques impunies ! Mais il devait agir et vite. Il devait trouver ce mystérieux temple et mettre fin à la malédiction, tel était son devoir ! Et si le Comte s'opposait à lui, il le délivrerait de façon radicale.
— Vous ne dormez pas non plus Monsieur ? Cela vous dirait de jouer avec moi ?
Le jeune homme sursauta sur son fauteuil et voulu dégainer son épée, mais celle-ci était posée à côté du lit. Ses yeux en panique tombèrent alors dans ceux, orange luisants, d'une petite fille.
L'horloge sonna minuit.