Erwan Fisher dû reporter plusieurs fois l’approvisionnement hebdomadaire de vivres à la singulière famille résidante dans le phare; l’orage avait contraint son vieux cabotier à rester amarré au quai et lui à son verre d’eau-de-vie. Aussitôt le beau temps revenu, il chargea l’embarcation de denrées de toutes sortes, mit en marche le moteur à charbon et traversa le nuage opaque et puant que venait de cracher l’épave, en direction de l’île d’Anna.
– Allons Loup de mer, ne fait pas cette tête, dans quelques heures nous serons de retour. Le vieux chien du pêcheur, le museau entre les pattes, dressa à peine l’oreille.
Le marin regardait son compagnon avec tendresse. Il se remémorait l’époque où encore chiot, il mordillait les défenses et les cordages. En vieillissant, Loup de mer devenu vaillant et courageux suivait son maitre malgré les intempéries, droit à la proue, pelage au vent, truffe pointée vers l’horizon. Les cinq dernières années avaient été cruelles et le chien peinait à se trainer. Curieusement, la gamine du phare était restée petite… grande pour son âge, mais d’une inexplicable jeunesse. Au début le marin n’y prêtait pas attention, mais plus le temps passait, plus il devint évident que cette enfant ne vieillissait pas. Monsieur Fisher préférait garder ça pour lui. Une réputation de vide-bouteilles le précédant déjà au village, il ne voulait pas, en plus, passer pour un fou.
Le petit bateau ballotait au bout de son amarre et l’homme s’affairait à décharger la cargaison sous le regard désintéressé de son cabot. Les poches de farines et de riz, les barriques d’eau et d’huile, les poissons fraichement pêchés s’entassaient sur la plateforme.
Dissimulé entre les mailles d’un sac, un minuscule passager clandestin attendait. Furtivement, il gravit les rochers, évita l’immense pied de monsieur Fisher, rampa jusqu'à la porte du phare et se glissa sous le seuil.
Un distinctif claquement de moteur et une forte odeur de charbon sortirent Anna de ses larmes. Elle empoigna son bagage. Elle devait quitter cette maudite île et le moyen d’y parvenir venait d’y accoster. Elle récupéra la pierre qui avait roulé sous le lit, l’examina un moment, craignant qu’elle ne soit abimée : sa surface lisse et dure semblait intacte. Anna enroula l’étrange objet dans une chemise, le fourra dans son sac et attrapa le frottis réalisé la veille qui trainait encore. En moins de deux, elle déboula le grand escalier en colimaçon se retrouvant sur le seuil de la porte, à bout de souffle, les mains sur les genoux.
Le bateau, Monsieur Fisher et Loup de mer avaient déjà pris le large. L’embarcation et son équipage ne ressemblaient plus qu’à un nuage gris flottant sur les flots et la grand-mère, debout sur le quai, lorgnait l’horizon, comme un gardien de cellule qui s’assure que toute fuite reste impossible. Anna s’écroula sur les marches, la tête entre les jambes et les poings serrés sur la courroie de son sac. Elle savait qu’une semaine d’attente la séparait de sa prochaine tentative d’évasion.
C’est alors qu’elle remarqua, entre ses bottines élimées, une bestiole, pas plus grosse qu’un grain de riz. Anna, les mains en coupole, se pencha pour se saisir de l’animal, mais contre toute attente, il resta immobile ; seules ses minuscules antennes frétillèrent assurant à la petite fille qu’il s’agissait bel et bien d’un vrai insecte et non d’une vieille poussière de chaussette. La bête réagit d’une manière surprenante. Elle ne prit pas la fuite comme ses congénères, elle se faufila plutôt entre ses doigts et s’y arrêta net, laissant l’enfant incrédule. Les yeux écarquillés, Anna scruta la fourmi la patoche collée à son nez.
– Qu’est-ce que tu regardes? questionna Irène qui venait d’entrer. Le cœur d’Anna cessa de battre un instant et ses mains se rejoignirent brusquement pour cacher l’insecte à la grand-mère exterminatrice de bestioles.
– Rien, je…je montais justement me changer avant le repas.
Anna courant vers sa chambre s’imaginait découvrir une fourmi écrabouillée ou décapitée, plate comme la guêpe écrasée à la tête de son lit. Lorsqu’elle s’assit et qu’elle ouvrit les mains, elle constata avec soulagement que la petite bête s’accrochait à celles-ci et dans son intégralité.
Elle déposa l’insecte sur sa caisse, la repoussa de l’index : l’animal s’y hissa et s’immobilisa. Anna examina la bestiole avec émerveillement, elle n’avait jamais rencontré de fourmi. Elle croyait que le riquiqui insecte déguerpirait en la voyant, comme les crevettes qu’elle attrapait sous le quai, ou qu’elle tenterait de la mordre avec ses terribles mandibules, lui infligeant une blessure douloureuse ou fatale… Jamais elle ne pensa que l’insecte resterait là, sans bouger, à la regarder. Le doigt tendu, Anna se dirigea vers le bord de sa fenêtre où s’accumulaient les trésors abandonnés par la mer : des cadavres d’oursins desséchés par le soleil, la carapace vide d’un crabe, une pince de homard, des bouchons de liège, un bout de cordage de navire pirate et un fond de bouteille de rhum qui lui servait de loupe à l’occasion.
Au travers du tesson, la minuscule fourmi rousse semblait gonflée comme un ballon. Ses deux petits yeux ronds fixaient Anna et ses antennes remuaient de manière saccadée. La forme en cœur de sa tête rappelait celle d’un pépin de pomme.
– Pépin, je vais t’appeler Pépin. Elle regardait sa nouvelle amie qui ne broncha pas. Qui ne dit mot consent, affirma-t-elle d’un ton rieur.
Les jours suivants passèrent beaucoup plus rapidement. La compagne d’Anna l’accompagnait partout, agrippée au collet de sa chemise ou à un bouton, au grand plaisir de la fillette qui avait trouvé une confidente. Les soirs, Anna montait furtivement à sa chambre quelques miettes de pain, s’assurant que sa grand-maman ne se doute de rien. Les nuits, l’insecte s’installait sur son oreiller et Anna s’endormait en s’imaginant que tous les enfants du monde possédaient une fourmi comme animal domestique.
La miniature île s’avérait pour Pépin un gigantesque royaume. Anna trouva le phare et son îlot beaucoup plus grands, les parties de cache-cache avec la fourmi pouvaient durer des heures. Chaque caillou, même un œillet de ses bottes, pouvait dissimuler sa copine.
La métamorphose n’échappa pas à la grand-mère, qui trouvait inhabituel le comportement cachottier et enjoué de sa petite fille.
Au moyen d’un bout d’écorce tordu et d’une plume de sterne, Anna confectionna un radeau pour Pépin. Elle s’amusait, depuis le matin à souffler sur le voilier pour le faire naviguer sur une mare d’eau, piégée par la marée. Elle n’entendit pas venir derrière elle Irène, désireuse de percer le mystère de sa protégée.
– À quoi joues-tu? Irène saisit le long bras de la fillette et la releva violemment.
Le visage blanc et crispé de terreur de la grand-mère fit sursauter Anna qui perdit pied et culbuta dans la flaque où voguait la fourmi. Un cri de rage suraiguë retentit, poussé par l’enfant détrempée et paniquée par le grand tsunami provoqué lors de sa chute; il avait balayé le contenu de la mare et il n’y avait plus de trace du petit navire et de sa passagère.
– Qu’est-ce que tu viens de faire? hurla Anna, en cherchant sous une pierre. Tu m’as fait perdre le seul être qui m’écoutait sur ce tas de roches. Frénétiquement, elle soulevait tous les rochers déplaçables aux alentours, inquiète du sort de Pépin.
– Anna, je t’ai surprise à jouer avec une fourmi. Je t’ai répété que tu devais les éviter et m’avertir de leur présence. Tu es tellement insouciante. Tu nous soumets à de graves dangers, tu ne devais…
– C’ÉTAIT UNE FOURMI, UNE SIMPLE FOURMI, Anna se tenait droite au-dessus de la vieille femme tétanisée par la peur. Tu as une araignée dans le plafond et moi, une fourmi comme seule amie. Je suis sur le point de devenir folle ici, gesticulait-elle, sa chevelure noire, mouillée, collée sur les joues. Je ne peux plus rester enfermée dans cette tour. Je ne veux plus être ta princesse. Je te déteste. Elle gravit le talus de pierres moussues qui la séparait du phare, abandonnant sa grand-mère sous le choc.
La disparition de pépin laissa un grand vide sur l’oreiller d’Anna. Les jours passèrent, la petite fille dut se résilier : la fourmi ne reviendrait pas. Le sentiment de solitude gagna en intensité.
Le plan d’évasion se redessina dans son esprit. Résolue à ne pas manquer le prochain passage de Monsieur Fisher, Anna récupéra le sac de cuir abandonné dans la cuisine et le cacha sous le quai. Elle savait que plus rien, même pas une pathétique fourmi, ne pourrait l’empêcher de quitter sa prison.
Anna se réveilla en sursaut, tirée de ses rêves par le son lointain d’un moteur. Un faible rayon de lune traversait sa chambre. Elle enfila ses bottines, le cœur battant, et s’empressa de sortir du phare.
Sa grand-mère accueillait monsieur Fisher près du quai. Anna se faufila derrière les grandes roches couvertes de varech qui composaient l’îlot, se glissa d’un rocher à l’autre et attendit que l’homme, escorté par la vieille, disparaisse à l’intérieur du phare un lourd tonneau sur l’épaule.
Déchirée entre l’appel de la liberté et son attachement à sa grand-mère, elle récupéra son bagage sous le quai, enjamba le garde-fou du cabotier et se dissimula sous une toile huilée près de Loup de mer. Le chien resta impassible, Anna tremblait d’excitation.