La voix lointaine de monsieur Fisher qui encourageait son chien à le suivre poussa Anna à s’extraire de sa cachette. Le voyage entre le phare et le village s’avéra plus court qu’elle l’avait imaginé. Elle releva le lourd refuge de toile. Le Soleil, se levant à peine, l’éblouissait de ses rayons dorés et chauds. Des silhouettes fantomatiques et lumineuses s’affairaient sur les quais. Comme tous les matins, le port du village s’agitait. Pêcheurs et marchands, assemblés près des docks, entamaient leur journée de travail. L’odeur poisseuse des sardines et des algues se répandait parmi les échoppes et les entrepôts au bois noircis par l’humidité. Des caisses exposant leurs poissons attiraient les mouettes gourmandes qui voltigeaient tout autour en poussant leurs cris saccadés. Partout, les filets, les tonneaux et différents gréements jonchaient le sol.
Anna, le sourire béat, mit pied à terre et s’engagea, le pas tanguant sur les quais agités. Le sac sur l’épaule et le torse bombé, elle tournait sur elle-même pour ne rien manquer de sa nouvelle vie, bousculée par les passants pressés qui se souciaient peu de sa présence. Elle regarda l’horizon, par-delà la forêt de mâts, la main au front en guise de visière pour se protéger les yeux. De ce point de vue, le phare semblait tout petit, pas plus gros qu’une fourmi… pas plus gros que Pépin...
- Pépin? La fourmi rousse se balançait tête en bas à la main d’Anna. Comment m’as-tu retrouvé? Je…je te croyais perdu à jamais…tu es revenue, j’étais tellement inquiète et bouleversée. Sa main s’était rapprochée de son cœur, emportant avec elle le fragile insecte. Je suis désolé.
Anna s’essuya une larme de bonheur et de doute en relevant le regard vers le phare. Elle pensa à sa grand-mère qui constaterait bientôt la fugue de sa petite fille, à sa grand-maman qu’elle aimait plus que tous, morte d’inquiétude en attendant le prochain passage de monsieur Fisher. La honte s’empara d’elle.
- Je me sens comme toi, Pépin. Si fragile... Je ne connais rien du monde. Crois-tu que j’aie fait le bon choix? Elle installa la fourmi silencieuse sur son épaule. Tu as raison, je suis bête et impulsive. Je pense que cette escapade sera beaucoup plus brève que je le désirais. Demain je regagnerai monsieur Fisher et je supplierai qu’il me conduise auprès d’Irène. Elle va me gronder. Je vais devoir lustrer les planchers ou polir les miroirs du phare à la brosse à dents. Ou pire encore, elle m’enfermera à double tour et jettera la clé aux requins. Elle me punira c’est certain… et elle aura raison. En attendant, profitons toi et moi de nos retrouvailles et de cette journée de liberté.
Anna, à demi convaincue, épongea une dernière larme avec sa manche et se remise à flâner sur les quais. Elle soulevait les couvercles de barils, fouinait d’un bâtiment à l’autre, espionnant par les fenêtres aux volets ouverts, observant la routine des travailleurs du port. L’affairement qui l’entourait l’étourdissait : des enfants surgissaient des ruelles pour saluer le départ d’un voilier, une grosse dame au visage rouge de colère chassait des chiens chapardeurs, un homme aux yeux délavés par le soleil découpait un énorme poisson en quartier sur un établi maculé, un groupe de femmes bruyantes attendait le retour de leur époux. Les marchandises diverses à peine débarquées des bateaux étaient chargées sur des charriots qui effectuaient des allées retour entre le port et le village situé un peu plus haut.
Une odeur agréable, mentholée, provenant vraisemblablement du bourg, rappela à Anna qu’elle jeunait depuis la veille. Elle ferma les yeux et se laissa porter, le nez vers l’avant, quittant les allées boueuses et les trottoirs de bois du port, empruntant la chaussée pavée qui menait au village. Elle espérait trouver la source de cette gourmande torture. Le cou cassé et la bouche ouverte, elle regardait avec fascination, les maisons de pierres blanches badigeonnées de crépis qui dominaient la rue. Elles contrastaient avec les pauvres baraques qui bordaient le port.
Sous l’ombre fraiche de ces constructions, les effluves de poissons avaient disparu et elle put traquer l’odeur entêtante recherchée. La faim commençait à la tourmanter.
- Je pourrais avaler un banc de hareng. Et ce parfum insupportable… Je te promets Pépin, je t’en laisserai un petit bout. Pépin frétilla des antennes. Anna en conclut que la fourmi acceptait son offre. Qu’est-ce qui pouvait bien sentir aussi bon?
Son attention fut attirée par le tintement d’une clochette derrière elle. D’une boutique, à la façade étroite et haute, sortit un groupe d’hommes à allure étrange. Trois types louches, imperméable noir trainant au sol, col relevé et chapeau melon enfoncé sur le crâne. Ils descendirent le long de la voie vers le port. Ils ressemblaient à trois quilles dégringolant l’allée à la queue leu leu.
La curiosité d’Anna l’emporta sur sa faim. Elle suivit les inquiétants personnages, passant d’un tonneau à l’autre, enjambant sur la pointe des pieds le caniveau, se faufilant entre les rambardes, rampant tel un chat sous les fenêtres, jusqu’au coin de la rue. Elle escalada une colonne de ballots en attente d’être entreposés. De cette position, elle profitait d’une vue panoramique sur les docks et pouvait épier le déplacement des mystérieux hommes en noir…
Ils traversèrent les échoppes jusqu’à un embarcadère où les attendait un sloop à la voile effilée et sombre comme l’aile d’une chauve-souris. Un gaillard à la barbe hirsute, probablement le capitaine, regardait autour de lui nerveusement. Le premier homme au chapeau franchit la grande planche tirée pour permettre aux passagers de prendre place à bord. Le second la traversa d’une démarche droite et funèbre. Le troisième remit au capitaine une bourse pleine de pièces que celui-ci fit sauter dans sa main pour en évaluer le poids. Puis il s’engagea vers le pont. À mi-parcours il s’arrêta raide. Immobile. Inquiétant et figé. Il fit pivoter très lentement son menton et braqua son regard inhumain sur Anna. Un grand frisson la traversa. La chose n’avait pas de visage. Ni bouche, ni nez. Et ses yeux... deux billes noires incrustées au centre des orbites, encadrées par le chapeau melon et le haut collet du manteau.
Médusée par la peur, Anna fixait l’inexplicable étranger, incapable de bouger, incapable de fuir le regard fascinateur de l’inconnu. Un bourdonnement sourd et intermittent parasita son esprit. La vibration, presque qu’imperceptible au début, augmenta en intensité et devint insoutenable. Elle se plia en deux, accablée par le douloureux acouphène, les mains sur les oreilles. Le son persistant martelait dans le fond de son crâne. Dans le brouillard de ses souffrances et de ses pensées, une tornade d’images défilait en boucle. Une jeune femme blonde. Une route. Des pleurs. Le visage soucieux d’un pêcheur. Un îlot rocheux. Un phare. Une jeune femme blonde à la mine triste. Une route cahoteuse et sinueuse. Des pleurs d’enfants. Le visage de Monsieur Fisher. L’îlot rocheux qui soutient le phare ; quelque chose fouillait dans ses souvenirs ! Les mâchoires barrées, Anna luttait contre un ennemi invisible. La tête serrée entre l’étau de ses doigts, tentant de refermer le classeur de ses pensées qui était détroussé par l’intrus. Le phare de pierre grise. La grand-mère. L’escalier. Elle devait résister au pillage. La chambre. Elle devait reprendre le dessus et bâillonner cette foutue cervelle qui livrait tous ses secrets. Le lit. Le cambrioleur poursuivait sa méticuleuse besogne. Accédant aux fiches de la mémoire d’Anna, comme un pointilleux enquêteur qui traquait une piste. Le lit de chêne. Les armoiries.
Des larmes de douleurs coulaient le long de ses joues.
« Je dois faire cesser cette torture...Le lit de chêne. Non. Vous n’avez pas le droit. Les armoiries familiales. Allez-vous sortir de ma tête? Laissez-moi tranquille… L’insecte du blason. Pépin, Pépin aide-moi. » Anna se ressaisit. Elle se concentra sur son amie pour interrompre le dépouillement de ses souvenirs. Elle implora le minuscule animal, celui qui avait suscité en elle tellement de bonheur durant ce court instant. Elle s’imagina avec lui, jouant tous deux à la cachette entre les rochers de sa petite île. Anna perçut alors une présence apaisante, celle de son amie, celle de sa fourmi, posée sur son épaule, comme une main protectrice.
Une grande chaleur, comme une flamme réconfortante blanche et vive, embrasa l’esprit d’Anna. Derrière ses paupières closes, la lumière débordante repoussa l’assaut du voleur de conscience. Protégé par cette palissade ardente, la tempête d’idées se calma, l’agressant bourdonnement cessa, la douleur disparut. Anna épuisée par l’affrontement dégringola du tas de ballots, inconsciente et désarticulée tel un pantin, devant les passants embarrassés par la crise soudaine de la fillette.
On s'attache aux personnages et je suis vraiment intriguée par la suite!
Un petit air qui me rappelle " conte de fées " de Stephen King