Il est 16h, la clochette à l'entrée s'agite sous la pression de la porte et quelqu'un pénètre dans la boutique, c'est la première cliente de la journée. Je relève mes yeux de l'écran d'ordinateur où je m'acharne à réaliser des retouches pour le book professionnel d'une future mannequin, le logiciel de montage ayant une fois de plus décidé de ne pas coopérer, je me bats depuis une heure et demi avec mon clavier afin de lui faire entendre raison. Cette cliente providentielle va me permettre de relâcher mes nerfs avant que je n'envoie la machine récalcitrante par la fenêtre.
Je frotte mes paupières fatiguées sous mes lunettes et me lève dans un grincement de siège. La dame me regarde avec un sourire timide. Elle est très petite, presque de la taille d'un enfant, habillée d'une longue robe en lin de couleur vert olive et portant un sac en tissu beige en bandoulière. Ses minuscules pieds disparaissent presque sous la longueur de la robe, chaussés de petites bottines à franges, mais ce qui me frappe le plus à cet instant, c'est sa peau, ridée à l'extrême, comme si elle avait vu passer tous les âges de ce monde, toutes les tempêtes et les couchers de soleil. L'image d'une momie me vient honteusement à l'esprit. Les profonds sillons qui creusent le visage de cette dame, comme autant de coups de burin sur une terre argileuse, s'accentuent lorsque ses yeux se plissent quand je m'approche d'elle. Après réflexion, elle me fait plus penser à une vieille chamane, avec ses longs cheveux gris nattés et ses boucles d'oreilles ethnique en argent.
Je résiste à l'impulsion naturelle de me pencher en avant, tellement notre différence de taille me fait passer pour un monstrueux géant. En lui demandant si je peux la renseigner, je remarque seulement son œil aveugle, totalement incolore, presque transparent, et j'ai soudain l'impression qu'en regardant à l'intérieur, je pourrai me perdre dans les tréfonds de son âme. Sans s'offusquer de mon indiscrétion sur son infirmité, elle sort de son sac un prospectus de ma boutique, soigneusement plié en quatre, que j'avais distribué par un froid matin d'avril dans toutes les boîtes aux lettres du village voisin. Elle me le tend sans un mot et tapote du bout de son index le mot « portrait » écrit en caractères gras dans un coin de la feuille. Peut-être est-elle muette également ?
J'énonce ce mot tout haut pour être sûr de sa demande, et elle hoche la tête sans se départir de son sourire. Je lui désigne alors d'un mouvement de bras l'endroit aménagé spécialement pour ce genre de prestation, dans un angle de la boutique juste derrière elle. J'y ai installé un fond de couleur neutre ainsi qu'un vieux tabouret réglable chiné en brocante.
Je l'invite à s'asseoir et me place derrière mon objectif. Je l'observe à la dérobée tandis que je règle la hauteur du pied. Elle paraît encore plus petite au milieu de ce décor, à côté de ce tabouret qui lui arrive presque à la poitrine. Elle pose sa main dessus, une main aussi ridée que son visage, habillée de bagues argentées à chaque doigt. Je la surprends à caresser le bois vieilli et patiné de l'assise, comme si elle retrouvait un ami de longue date ou qu'un vieux souvenir refaisait surface au contact de cet objet d'une autre époque. D'ailleurs, quel âge peut bien avoir cette dame ? Quatre-vingt ? Plus peut-être ?
Elle me surprend encore lorsque je laissais là ces questions pour me recentrer sur mon travail. Elle me regarde la détailler des pieds à la tête comme une bête curieuse qu'on cherche à identifier. Je plonge à nouveau le nez sur les réglages de mon appareil photographique, ignorant le rouge qui me monte aux joues. Je dois me ressaisir et me montrer professionnel, ce n'est tout de même pas la première dame âgée dont je fais le portrait, mais je ne sais pourquoi elle me trouble tant.
Elle règle le tabouret d'une main experte, me poussant à croire qu'elle travaillait peut-être dans un atelier autrefois, puis dépose son sac contre le mur avant de prendre place devant l'objectif. Elle pose ses mains marquées de multiples vies sur ses genoux, redresse le buste et se tient immobile, le menton légèrement relevé dans une posture qui se veut sérieuse. Elle me fixe de son œil valide, attendant sûrement que je lui donne des directives ou que j'annonce le célèbre « Dites cheese » des photos de classe. Je tente plutôt de lui faire comprendre par des gestes simples qu'elle n'a pas besoin de se mettre au garde à vous, qu'elle doit juste être elle-même. Elle me sourit de nouveau et détend ses épaules, comme si je lui avais permis de respirer.
Je m'accroupis devant mon appareil et lui demande comme une formalité si c'est pour son mari qu'elle réalise ce portrait. Un sourire franc bouscule ses rides et froisse un peu plus sa peau lorsqu'elle laisse échapper un petit rire malicieux. Je me sens soudain comme un petit garçon qui aurait innocemment sortit une énormité sans s'en rendre compte.
La vieille dame pose alors une main sur la moitié de son visage, occultant son œil valide et par la même, toute sa vision du monde. A cet instant, je pourrais faire le pitre sans qu'elle s'en aperçoive, peut-être, mais je sens son œil aveugle qui m'observe, derrière sa singularité, depuis l'au-delà qui sait ? Le moment est suspendu, nous sommes seuls dans la boutique silencieuse et, si je n'étais pas contraint de faire mon travail de photographe, je resterai là des heures à dessiner cette scène au fond de ma rétine.
J'ai presque un sursaut lorsque j'appuie sur le déclencheur et que son bruit vient rompre la magie de l'instant.
J'ai beaucoup apprécié cette nouvelle. Un peu courte à mon goût, mais c'est peut-être l'effet recherché? Ce qui est sûr, c'est que j'avais envie d'aller plus loin, de mieux connaître l'histoire de cette femme... et du photographe.
Je trouve l'écriture très belle et visuelle. J'ai juste été un peu dérangée par les différents temps utilisés. J'aime bien l'usage qui est fait du présent.
Bravo et merci
Oui c'est volontairement court, m'étendre plus gâcherait le moment je pense.
J'ai corrigé certains verbes, ça devrait aller mieux ☺️
Ce texte est très beau, tout dans la simplicité des petits instants anodins de la vie. Je suis presque "soulagée" qu'il ne s'agisse pas d'une nouvelle à chute, contrairement à ce que les codes classiques du format requièrent (au diable les codes ^^)
Petite remarque sur la forme : tu alternes les verbes au passé et les verbes au présent - mets peut-être tout au présent... ?
A bientôt !
C'est la première fois que me lance dans l'écrire de nouvelles et j'avoue ne pas être fan de la chute obligatoire 😅
Tu as raison, tout au présent fera meilleur effet, merci pour ta remarque !