Plus d'ombres. Qu'est-ce que ça veut dire ça, plus d'ombres ? Mon dessin est censé être lumineux, inspirer le bonheur et la joie de vivre. C'est ce que l'auteure a précisé dans le texte qui accompagnera mon illustration, ou inversement en fait.
« Le soleil éblouissait Martha, comme des milliers de sourires, qui contaminèrent d'abord ses lèvres, puis ses joues et enfin ses yeux. »
C'est plutôt explicite non ? Alors pourquoi plus d'ombres ?
Je me renverse sur le dossier de ma chaise et mes bras ballants touchent le parquet tiède. Merveilleuse invention que ce sol chauffant pour les petits pieds frileux comme les miens. Avachie sur mon siège, je pivote de droite à gauche en fixant le plafond récemment repeint. Avant d'envoyer un mail demandant des explications plus claires à l'éditeur, j'essaye de comprendre son intention.
Ma mère me reprochait souvent de trop tergiverser avec les gens, elle qui leur rentrait facilement dans le lard dès que quelque chose n'allait pas dans son sens. Je me félicite de ne pas avoir hérité de ce trait de caractère, mais plutôt de sa passion pour l'art et la peinture. Pendant, deux secondes, j'hésite même à l'appeler afin de lui demander conseil, mais ce serait admettre que je ne suis pas capable de remettre en question mon travail et donc que je ne suis pas prête à vivre en freelance sans un chaperon pour me dire quoi faire les moments de doutes.
Je vais peindre un peu, ça me libérera l'esprit.
Je m'empare d'un bloc à dessin dans l'étagère juste à côté, prépare mes pinceaux et mes tubes de peintures acrylique rangés en vrac dans une vieille boîte à chaussures. Je lève la main vers mon pot de criterium et suspend mon geste, non finalement je ne vais pas faire d'ébauche, je verrai bien où mon imagination en berne va me mener. Je déteste vraiment que l'on remette en question mon travail avec si peu d'arguments. Surtout qu'en temps normal, je me félicite de plutôt bien cerner ce que veut représenter l'auteur. On en revient encore à cette remise en question que j'ai beaucoup de mal à faire. Ça me rappelle qu'une de mes professeures à l'école d'art m'avait déjà mise en garde contre mon ego qui n'avait pas lieu d'être, tant que je ne serai pas le prochain Picasso.
J'appuie rageusement sur mes tubes de peintures qui se déversent avec un plop indigné. « On ne martyrise pas son matériel », m'avait un jour dit ma mère, « Il n'y a que ça et ça qui sont responsables de ton échec » avait-elle ajouté en saisissant mon poignet et en tapotant ma poitrine à l'endroit du cœur.
J'écrase mon pinceau sur la crotte de bleu et en badigeonne généreusement tout le haut de la feuille. Le rouge, jaune et blanc tremblent en attendant mon prochain assaut, qui les réduira à l'état de purée, comme leur malheureux camarade. Ma mère a sa propre vision de l'art et de la peinture en particulier. Son apprentissage en autodidacte lui permettait, disait-elle, de s'affranchir des codes et des règles trop exigeantes, qu'elle jugeait même liberticide pour sa créativité. Ma mère, ce Picasso qui s'ignore, je pense avec cynisme. Pour moi qui ai toujours respecté à la lettre l'enseignement de mes très strictes professeurs, je ne comprends pas comment elle peut envoyer paître les bases artistiques sans sourciller.
Je ne réfléchis plus vraiment à ce que je suis en train de faire, toute à ma rumination, mon bras bouge seul, mû par l'habitude de ne pas être sous le contrôle de mon cerveau psychorigide, lorsque mes pensées vagabondent ailleurs. Un paysage se dessine sous mes coups de pinceau et sous le mélange des couleurs. Un coucher de soleil se profile au bord d'une mer plate, son flamboiement se reflétant sur l'eau bleu outremer et zébrant, à l'inverse, un ciel d'apocalypse de longues traînées de feu.
Je me redresse avec le cou endolori dû à ma chaise trop haute et mon bureau trop bas. Je jette mon pinceau dans un pot d'eau, toujours à ma portée en cas de soudaine envie d'exprimer ma frustration en peinture, ce qui arrive assez souvent avec mon perfectionnisme maladif. J'étire mon dos qui craque de désapprobation et contemple enfin mon grand œuvre. Je le trouve d'abord trop sombre, malgré le rouge, le jaune et l'orange du soleil, je ne me souviens pas avoir mit autant de bleu, et d'où sort ce violet crépusculaire ? Je saisi la feuille entre mes mains et l'éloigne de ma vision, peut-être ai-je voulu représenter autre chose ? C'est ça le problème lorsqu'on n'est pas concentré sur son travail, il en ressort toujours quelque chose ... d'autre. La liberté que l'on s'accorde peut parfois nous surprendre.
A force d'observer ma peinture sous tous les angles, ma perception se modifie, je finis par trouver que l'ombre de la nuit qui semble avaler le soleil n'en renforce que plus son brûlant éclat, comme un dernier baroud d'honneur avant de sombrer dans les profondeurs obscures.
Plus d'ombres donc. Qu'à cela ne tienne, je sais ce que je dois faire pour rendre mon illustration parfaite. Mon cœur m'a donné la réponse pendant que mon cerveau se débattait avec lui même.
Merci chère mère.
J'aime bien ce genre de textes ! Tu t'arrêtes sur des détails intéressants et exploites en profondeur la situation.
Hâte de lire la suite ;)