Le pilori
Montpellier, place de la comédie, 19 juillet 2003, 16h30.
- Est-ce vraiment humain, de laisser de pauvres gens innocents bouillir dans leur jus sous une bâche de tente en plein mois de juillet, en plein cagnard ?
- Innocents ?
- Pas tout-à-fait, je vous l'accorde. C'est vrai, nous tous qui subissons ce supplice avons commis le crime de publier un jour, par mégarde, un mauvais roman chez un éditeur minable. Oui, c'est vrai, et pour ce forfait, bon, nous méritons tous un châtiment.
Mais tout de même ! Au pilori sur la place de la comédie, en plein mois de juillet, en plein cagnard ! Personnellement je trouve cela excessif.
Cela fait à présent deux heures et trente-cinq minutes que je cuis. Je souriais, au début. Je parlais aux lecteurs qui me demandaient une dédicace, je prenais ma voix suave pour dire « Bonjour, c'est pour qui ? Ah, vous avez aimé ? Oui, c'est une petite variation sans prétention autour du thème de la passion amoureuse. Je pense que oui, vous pouvez l'offrir à votre grand-père, s'il aime les évocations sexuelles et scatologiques sans détours ! »
Mais maintenant je n'offre plus à mes admirateurs, de plus en plus rares de toute façon, qu'un rictus pathétique dû à l'intense réverbération de la lumière solaire sur le dallage de la place. Mes yeux clairs demandent grâce. Ma tête devient très lourde et rêve d'un doliprane. Peut-être Jonas Jaubert en a-t-il un ? Sous une moustache pareille, on peut cacher n'importe quoi.
- Monsieur Jaubert ?
Pourquoi cet homme a-t-il toujours l'air offensé ? Il me regarde comme si je venais de le traiter de ,,,
- Plaît-il ?
- Je n'en peux plus. Vous n'avez pas soif, vous ? Si on faisait une pause ?
- Vous avez raison, mademoiselle. Arrêtons-nous un instant.
Avant de se lever pour me suivre, l'auteur des Enfants de Mathusalem rebouche consciencieusement son stylo plume. Son regard clair s'éloigne un peu et erre quelques secondes à travers les stands, comme à la recherche de quelqu'un. Qui espère-t-il voir apparaître, ce poète ? Une muse antique, court-vêtue et dépoitraillée ? Une maîtresse espagnole précédée du cling cling de ses bijoux précieux ?
Ma femme ne va pas tarder, me dit-il, et ma déception est grande.
Nous allons nous asseoir au café Riche, qui, comme son nom l'indique, n'est pas le lieu des prolétaires : la tasse y vaut son pesant d'or. Heureusement, c'est le vieux qui invite.
Il n'est pas si vieux, en réalité. Cinquante et un ans. Je regarde ses yeux : les iris pers présentent, juste sous la pupille, une tache sombre. Des demis-yeux de chat. Je pense que vous non plus, vous n'aviez jamais vu une chose aussi curieuse. Sa moustache et ses cheveux bouclés n'ont pas encore blanchi. Seuls son corps frêle et sa démarche penchée dénoncent sa fatigue et la maladie qui le boit. (Car lui, la maladie ne le ronge pas : elle le boit. C'est beaucoup plus distingué. Cela fait moins rat d'égoût. C'est une maladie qui joue à l'ivrogne désabusée, sirotant négligemment un alcool fort au bord de la piscine, en robe du soir et pieds nus.)
La première fois que j'ai vu le visage de Jonas, j'avais sept ans. Sur le panneau de liège situé à l'entrée de la MJC de mon village, on avait placardé une affiche austère, en noir et blanc, sur laquelle rêvait un homme plutôt jeune, en chemise sombre. « Samedi 10 février 1984, à 18h, Jonas Jaubert dédicacera son nouveau roman Les Enfants de Mathusalem. »
Je regardais cette affiche, mon sac de danse sur l'épaule. Ma mère s'est approchée de moi et m'a embrassée, ça s'est bien passé ma chérie, tu as bien dansé, et puis elle a jeté un oeil sur l'affiche.
- Tu regardes ça ? C'est ton père, tu sais. Jonas, c'est lui ton père.
Cela m'a paru évident et je n'ai rien dit.
Par la suite, la lecture des romans et des poésies de cet inconnu m'a convaincue que ma mère disait vrai.
- Que prenez-vous ? Me demande-t-il.
- Un café, je réponds, alors que je n'aime pas le café.
- Deux cafés, jeune homme, dit-il au serveur énervé. J'ai lu votre roman, ajoute-t-il, en bourrant une pipe, sourcils froncés. Je regarde ses doigts dans le tabac. Il reprend : Le sexe est à la mode, n'est-ce pas ?
- C'est surtout une histoire de passion.
- Ah, oui... Il ricane. Vous avez choisi l'outrance et la grossièreté. Pourquoi pas.
- Je lis avec bonheur Rabelais et Dard. Vos romans m'ennuient. Les corsets me gênent. Ils sont d'une autre époque.
- Vous avez raison sans doute. Au moins avez-vous conscience de n'avoir rien inventé : c'est déjà bien.
- Ce que j'écris est plein de vraie vie. Vos personnages à vous n'ont pas de corps, et ne sentent jamais mauvais.
- Au contraire. Mes personnages SONT des corps. Vous lisez mal. L'érotisme de mes textes vous a échappé. Mais peu importe. Dites-moi un peu, vous qui parlez de la vraie vie : ce personnage odieux, là, ce Belkir dont vous parlez dans votre roman, existe-t-il ?
- Oui.
- Est-il aussi bon amant que vous le prétendez dans votre roman ?
- C'est un roman...
- Et... Vous l'avez tué ?
- C'est un roman.
Dommage. Il l'aurait mérité pourtant. Ce bonhomme sans nuances : beau, habile, menteur, lâche et intégriste ! J'aimerais bien le rencontrer.
Sitôt souhaité, sitôt exaucé.
Nous sortons du café en plissant rageusement nos deux paires d'yeux fragiles. Têtes baissées, nous nous dirigeons sans mot dire vers le stand de la librairie Corneille. Nous nous détestons, bordel de merde. C'est pas aujourd'hui que je lui saute dans les bras en criant « Papa ! Te souviens-tu de 1976, de la rue des Charpentiers et de Marie avec qui tu vécus? »
Eblouie, je ne vois d'abord qu'une silhouette noire, un peu voûtée, mais haute et puissante, qui attend devant la table où une affichette arbore mon nom et le titre de La Chose : Lilah Stein, A TOI LE MORT.
Je reçois un coup au coeur, bien sûr : cette carrure... Mais j'en ai eu tellement, des coups au coeur, en apercevant de lointaines figures. Il suffit qu'un homme soit brun, grand, et fuyant d'épaules pour que j'aie envie de courir au ralenti en hurlant « Belkir ! »
Mais là, pas de doute, car il se retourne et c'est bien lui. Ce regard noir en biais, qui révèle à la fois la lâcheté et la force, ce demi-sourire élégant... curieusement, je ne ressens plus rien. Jonas Jaubert le regarde intensément. Il a compris. (Alors, c'est lui ! Il n'est pas si beau que ça !) En effet, je constate avec un peu de fierté que ma plume l'a rendu bien plus désirable qu'il ne l'est en réalité. Même s'il l'est quand même, en réalité. Bordel. Ca y est, j'ai envie de lui. Mes glandes salivaires font grève. Et ça recommence.
- Bonjour, Lilah, dit-il de sa voix la plus profonde.
- Bonjour. Belkir El Hadrati, Jonas Jaubert.
- Enchanté.
- De même.
Deux yeux noirs contre deux yeux pers. Deux puits sans fond contre deux demi-yeux de chat.
Et puis Jonas s'éloigne, royal, pipe au bec, reprenant place derrière son affichette, résigné à accueillir encore, de longues heures durant, des chalands anonymes et effarés.
Belkir se tourne vers moi.
-Je dois te parler. C'est important. Tu dois venir et m'écouter. S'il te plaît.
Encore ces mots ! Comme dirait l'autre. Je connais ce genre d'urgences : il t'a abondonnée depuis des jours, te laissant seule avec tes larmes et l'idée de ta mort, et puis il revient vers toi soudain, c'est urgent, il faut que je te parle – on dirait que c'est une questions de survie non ? Et tu dis bon je t'écoute un moment et je m'en vais et quelques heures après tu te retrouves à poil avec son sexe dans la bouche te disant oui oh après tout ça n'engage à rien un petit coup comme ça et puis tiens tu parles que ça n'engage à rien.
-J'ai lu ton... J'ai lu ton roman, reprend-il.
C'est étrange cette nouvelle couleur dans son regard d'ombre : c'est un peu vert. On dirait qu'il a peur. Bon sang ! Mais c'est ça ! Il a peur ! J'ai réussi à l'effrayer avec mon fantasme d'armes blanches et d'écumes sanglantes ! Pauvre petit. Petit amour. Je me rappelle ta névrose de castration. Dès que tu me voyais manipulant une fourchette, une pince universelle ou un coupe-ongle, tu tremblais comme un pape.
- Qu'est-ce que j'aurais bien pu faire avec une fourchette ?, pensé-je tout haut.
- Pardon ?
- Non, rien. Je n'ai pas le temps, bel étranger. Je dois absolument regagner ma place et signer mon chef-d'oeuvre.
Le gaillard n'a pas l'habitude de supplier. Il baisse les yeux et serre les lèvres (des lèvres si fines, si douces à lécher, mon Dieu !). Il me regarde par en-dessous, ultime recours à la magie noire de son charme, mais moi, esquivant magistralement, je me suis déjà à moitié effacée, et tendue vers le pilori de la librairie Corneille, je ne présente à l'estoc de ses yeux qu'un trois-quarts profil lointain et dédaigneux. Son corps se perd dans l'espace de mon indifférence et le voilà déséquilibré, il tombe presque en avant, et se raccroche à mes bras qu'il meurtrit aussitôt !
- Lilah ! Tu dois écouter ce que j'ai à te dire ! Je t'en prie !
Je dresse l'oreille. Un « Je t'en prie » dans la bouche de cet individu au langage d'habitude moderne et assez fruste m'emplit de perplexité. Le dernier recensement de ses expressions favorites faisait état d'une dangereuse prolifération d'expressions directes comme « Tu me plais », « Je vais jouir et toi ? » ou « Je ne t'aime pas ». Ce « Je t'en prie » possède une couleur un peu décalée, un peu surannée, étudiée même, qui me paraît bien suspecte. Cela doit faire un moment qu'il n'a pas prié, ce bon musulman ! Et j'aurais droit à ce à quoi même Allah ne peut prétendre ?
Il y a du louche.
Fuyons.
Prestement, je regagne ma petite loge d'artiste discount, je m'assieds et je lui souris.
- Ce soir, 19h, au café Joseph ?
Pourquoi j'ai dit ça ?
-A ce soir, répond-il. Et il s'éloigne, très beau dans le soleil.
Jonas a entendu.
Il me demande si c'est lui que j'ai tué, je réponds oui, bien sûr.
Un silence, et je lève les yeux. Sa femme est là, tu viens maintenent Jonas, puis eux aussi s'éloignent, bras-dessus, bras-dessous.
J'ai oublié de demander un doliprane.