le radeau de la Méduse

Par Salomé

Le radeau de la méduse

 

Montpellier, Café Joseph, 19h.

 

Il est assis là depuis longtemps déjà : un verre vide est posé devant lui, qui garde encore au long de ses parois les écumes jaunissantes d'un demi.

Il tire sur sa clope, les yeux plissés dans la fumée.

Un vrai cliché.

Mon taux d'endorphines augmente brutalement ; le sien reste stable, apparemment : il fait la gueule. Combien de fois l'ai-je vu avec ce visage-là ? Lilah, ça ne va pas. Lilah, ça ne marche pas. Lilah, c'est fini, je te quitte.

Allons, bon, que se passe-t-il ? Voilà un an que nous ne nous sommes plus vus. Excitation, curiosité : que va-t-il inventer cette fois pour me faire souffrir ? C'est toujours tellement raffiné, tellement juste. Avec une précision d'acupuncteur, cet homme sait manier les aiguilles de la cruauté.

Ses yeux noirs me fixent. Quelle minable scène de drame bourgeois va-t-il encore me jouer, cet histrion-là ? Oh mon Dieu je bous ! Ce suspense est insoutenable !

Mais... le voilà qui se lève ! Je peux te serrer dans mes bras, qu'il me dit, et moi comme d'habitude sans un oui je plonge mon visage dans sa chemise noire, ça sent Must de Cartier et immédiatement mon Q.I perd quelques centimètres de tour de taille. Ensuite il m'ordonne : assied-toi, et je m'assieds. Tu veux un Perrier-tranche ? Et oui, je veux un Perrier-tranche. - Maintenant, explique-moi. - T'expliquer quoi ?

 

-Voilà, Mademoiselle. Un Perrier-tranche.

 

Je pose mon stylo et, levant la tête, je remercie le garçon. Tout en le gratifiant d'un sourire qui se voudrait séducteur, je tâche de cacher mes manuscrits, dont tout le monde se fout de toute manière. Je me rends compte simultanément que Belkir est très en retard et qu'à cette heure-ci je n'ai absolument pas envie de boire un Perrier-tranche.

 

Les saccades de la musique ne parviennent pas à masquer les voix qui m'entourent. Tout près de moi, deux jeunes gens, un garçon et une fille, se font face. De bons amis, rien de plus ; lui est étudiant aux beaux-arts ; il raconte l'expérience extrême qu'il a vécue en créant une installation monumentale à partir du Radeau de la Méduse. Le plus intrigant, pour lui, c'est de savoir ce qu'il a bien pu advenir des parties génitales des hommes forcés de rester au bain pendant de si longues semaines. En effet, murmure la fille, admirative. (Si la fameuse installation représente un gigantesque pénis fripé, ce serait du plus bel effet dans mon salon, non ?). Un peu plus loin, un groupe de lycéens de Joffre se dispute violemment en parlant de Kirkegaard.

 

Dix-neuf heures trente-cinq. Mon portable me brûle la main. Ca fume. Je vais retrouver une vieille habitude : composer son numéro (effacé de tous les répertoires téléphoniques, de tous les disques durs, déchiré, il est pourtant encore et toujours tatoué dans un coin de mon cerveau. Que faire contre la mémoire ?), composer son numéro donc, entendre les quatre « tououout » étouffés de la sonnerie, puis le « clac » du répondeur, la voix chaude « Bonjour laissez-moi un message et je vous rappellerai ». Puis le bip.

C'est exactement ce qui se passe : Tououout, clac, bip.

« Belkir ? C'est moi. Je croyais qu'on avait rendez-vous à 19h, et que c'était urgent. Définitivement, tu n'es qu'un sale con. »

Et, pour la millième fois, inquiète et brûlante, je l'attends, en jetant des regards effarés sur la porte vitrée du bar qui ne s'ouvre que pour laisser entrer un couple de quinquagénaires, une bande de jeunes gens rigolards, deux amants fiévreux et épuisés, et je ramasse mes affaires et je sors dans la douceur du soir sans avoir touché à mon Perrier.

C'est là que je me rends compte que j'ai toujours très mal à la tête.

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