le plan cul qui va changer l'histoire

38. Le plan cul qui va changer l’histoire
(By Victor Carmin)

J’aurais pu laisser Diak dans le Uber et remonter m’occuper de Grenade, mais je n’avais aucune idée de quoi lui dire, que faire de lui, alors j’ai reporté le problème en accompagnant Diak a l’hosto, parce que je suis un ex-plan cul en or. C’était assez loin, pas mal d’hôpitaux avaient fermé à cause de la politique du gouvernement, le plus proche de Cergy était l’hôpital de Sartrouville, celui dans lequel tout avait commencé pour KEx.

Alors que Diak se faisait rafistoler, je poireautais à l’accueil en imaginant Litchi et Grenade traverser la salle avec un clone enfermé dans une valise. Mal organisés comme ils étaient, leur combat avait quand même réussi à durer 10 ans, c’était pas si mal. Il fallait bien que ça s’arrête un jour. Qu’est-ce que je vais faire de Grenade putain ? Si on le relâche il nous tue. Si on le livre à la police... je veux pas faire ça. J’espère que Diak a une idée, il a l’air déterminé à faire la paix ou je sais pas quoi, je pense franchement pas que ce soit possible. Quel genre d’excuse il faudrait qu’on déballe pour que Grenade nous pardonne d’avoir trahi Kiwi et Kartrouville Ex ? Il nous tuerait à l’instant ou on le relâcherait.

Un infirmier est venu me chercher et m’a emmené dans une salle de consultation. Driss était assis sur la table d’auscultation, les jambes dans le vide, torse nu. Par réflexe, je me suis imaginé un petit scénar érotique vite fait. Toi... moi... une table d’auscultation... pendant que dehors, ce serait la guerre, dehors ce serait le chaos. Diak avait un bandage autour du ventre, un autre autour d’une épaule et de la clavicule, où il s’était aussi fait planter, et tout le long des avant-bras. Il avait des coupures dues aux éclats de verre et des marques de coup au visage, ainsi que de strangulation. Si je m’étais pas pointé, ça aurait été pire. Je me suis avancé vers lui, étrangement intimidé :

- Ça va ?

- Tu peux m’aider à remettre mon pull s’il te plait ?

Il avait du mal à lever son épaule bandée. Je me suis exécuté sans même un petit commentaire, de peur que le doc me désapprouve. Déjà que j’étais sûr que tout le personnel hospitalier soupçonnait que c’était moi qui avais tabassé ce pauvre Drissou-lapin.

- Pas de mouvement brusques, nous disait le doc pendant qu’on bataillait avec la manche du sweat. Evidemment pas de sport, limitez au maximum les efforts physiques. Hydratez vous beaucoup. Evitez le sexe.

Après coup, je pense qu’il disait ça comme ça, et seulement à l’intention de Diak. Mais puisque je suis qu’une raclure égocentrique, je l’avais pris pour moi (l’idée que Diak puisse coucher avec quelqu’un d'autre était encore en process). Aussi, j’ai répondu à sa place :

- Vous inquiétez pas, doc, on a rompu.

- Rompu ? m'a contredit Diak avec un regard dédaigneux. On n’a jamais été en couple, que je sache.

Le doc nous a virés avant qu’on ait eu le temps de faire une scène de ménage dans son cabinet. Diak marchait, mais doucement, comme un papy. Il s’appuyait sur moi, ce qui l’empêchait pas de me snober. Est-ce qu’il tient tant que ça à rester fâché ? J’aurais bien besoin d’un allié, pour affronter le terrible Grenade.

- Tu vas me faire la gueule encore longtemps ? Je suis venu te sauver, putain ! Ça te tuerai pas un merci. C’est quand même pas ma faute si t’es tombé amoureux de moi, c’est pas faute de t’avoir montré mes pires cotés dès le début. En plus ça t’a pas empêché de te servir de moi dès que t’en avais besoin, alors franchement si y en a un qui devrait faire la gueule c’est...

Je me suis interrompu dans ma tirade. Qu’est-ce que... est-ce que j’étais en train de sous-entendre que je n’étais plus fâché ? Ben merde. J’avais pas prévu.

- Merci Carmin, a grogné Diak entre ses dents. J’apprécie que tu sois venu m’aider.

C’est tout ce que j’ai pu en tirer sur le chemin du retour mais c’était déjà pas si mal. Driss Diakité qui me dit merci, quand même, c’est pas souvent.

On a retrouvé Grenade assis par terre là où on l’avait laissé. Il s’était calmé, il nous a accueillis par un silence hostile. Driss s’est trainé jusqu’au canapé sans se soucier de lui et s’est allongé péniblement. Ça allait être à moi de gérer.

- Bon, Grenade... qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

Il m’a ignoré. J’ai tenté le plus facile :

- Si on te laisse partir, en souvenir du bon vieux temps, tu promets de nous laisser tranquilles ?

- Je vous bute toi et lui à la seconde ou vous me libérez, m’a menacé cet abruti.

- Euh... tu te rends pas service là.

Il a encore une fois tiré sur ses menottes inutilement.

- T’espères que t’auras pas à me tuer ? a-t-il rigolé. Tu voudrais éviter de le faire ? Pour ta conscience ? Parce que d’avoir trahi Kiwi ça te pèse un peu ?

- Ecoute...

Je me suis accroupi en face de lui.

- … Je dis pas ça pour me justifier, mais faut que tu saches que j’avais pas l’intention de vous trahir. C’était pas prémédité.

- Tu bosses pour Santorga !

- Oui mais... avec le temps, vous m’avez convaincu. Je te le jure Grenade, j’avais l’intention de rester de votre côté. Kiwi... Litchi et toi, vous m’en avez convaincu. Je voulais pas du tout vous trahir. J’ai déconné, et je regrette. J’ai pas envie de m’en prendre à toi. Steuplait me force pas à m’en prendre à toi, on a rien à y gagner.

- Gagner non. Mais moi j’ai rien à perdre.

Rholala ! Qu’est-ce que je pouvais répondre à ça moi ? Quelle que soit la manière dont je retournais le problème, j’avais fait un truc horrible pour des raisons injustifiables, et Kiwi et Grenade le payaient de plein fouet. Difficile de faire une offre de paix dans ces conditions. Il me restait à jouer la carte Chibi Kiwi, mais Grenade pensait sans doute que le copier/coller était en sécurité en Hongrie avec Litchi et Noisette, il allait péter un câble si je lui apprenais qu’il vivait sous mon toit dans l’ignorance la plus totale. De toute façon, il revenait à la charge :

- J’ai toujours su qu’il fallait se méfier de Champignon, mais toi putain ! Litchi m’a raconté mais je la croyais pas. T’étais son meilleur ami. Il avait tellement confiance... on avait tous confiance en toi. Tu me débectes, FdB. Ta sale gueule hypocrite. Profiter des points faibles de gens qui comptent sur toi pour ensuite les poignarder dans le dos.

Il parlait lentement, à voix basse et haineuse. Ça me faisait encore plus mal que s’il criait.

- Kiwi aurait donné sa vie pour toi. En Franche-Comté, il est revenu pour te sauver sans hésiter une seconde. Il aurait dû te laisser crever. Quand je pense que je t’ai laissé l’approcher. Quand je pense que je t’ai laissé gagner sa confiance, je t’ai même poussé vers lui... Et toi, putain, t’as couché avec lui en sachant que t’allait le trahir après. T’es immonde. Et maintenant tu crois que tu peux me laisser vivre et t’en tirer, hahaha... Je t’avais prévenu pourtant, si tu fais du mal à Kiwi je te dépèce morceau par morceau.

Je voulais pas me mettre en colère contre Grenade. La colère avait déjà détruit trop de trucs autour de moi, je m’étais dit : plus jamais. Encore moins contre Grenade. Mais son discours, là... qu’il m’accuse d’avoir tout prémédité, d’avoir séduit Kiwi exprès, d’avoir voulu le baiser avant de le livrer à mon patron, d’avoir voulu jouer l’amour de l’Art avec Kiwi, de pas avoir été sérieux alors que lui, genre il le protège. Genre il prenait soin de lui pendant tout ce temps où je les ai connus. Mon cul en tomme de Savoie. Ça allait pas se passer comme ça. Toute ma colère accumulée depuis le drame est ressortie.

- Et ben ouais ! J’ai fait du mal à ton Kiwi ! A cause d’une seconde de pétage de plombs j’ai détruit sa vie. Mais toi, putain, toi Grenade, tu lui brises le cœur tous les jours depuis dix ans. Tu l’as traité comme de la merde. Tu veux pas de lui et tu le baises quand t'en as besoin, et tu lui fais croire que tu lui accordes ça par pitié, alors que c'est que pour ta gueule. Tu te sers de lui et tu le jettes, tu sais comme il est amoureux de toi et t'en profites, et tu lui fais croire que c'est lui qui abuse de toi, tu l’as fait se sentir nul et seul et pas aimé, tous les jours ! Depuis 10 ans ! Il est persuadé qu'il te dégoûte, qu'il a gâché ta vie. Je l'ai trahi ouais, je suis immonde okay. Mais je suis sûr a 200% que je l'ai moins fait souffrir que toi !

- Comment t’oses ! a hurlé Grenade. Tu sais rien de nous !

- Si je sais ! Je sais tout ce qui s’est passé et je sais comment Kiwi se sentait à cause de ça, parce qu’on en a PARLÉ ! Ce que toi t’as jamais été foutu de faire avec lui !

-  Il doit se sentir mieux, là où il est, à se dire qu’il a pu parler de ça avec toi avant que tu le trahisse de la pire des manières !

- JE VOULAIS PAS PUTAIN !

- ALORS POURQUOI TU L’AS FAIT ? POURQUOI ? Qu’est-ce qui peut être si important pour toi que tu nous trahisses ? Que tu trahisses Kiwi ?

Le stress, j’ai fait. Un coup de sang. Ma stupidité pathologique.

- Calmez-vous ! est intervenu Diak depuis le canapé.

Quoi, on l’empêche de faire sa sieste à lui ?

- Grenade, a dit Diak, je n’ai pas été capable de... rattraper... ce qui s’est passé pendant la conférence de presse. Je n’ai pas pu vous sauver cette fois. Mais j’ai saboté définitivement les terminaux dont Santorga a besoin pour faire fonctionner les capsules. Pendant que tu étais en cavale, j’ai organisé la dissidence sur internet. J’ai mis les familles des détenus en contact avec les meilleurs avocats. J’ai retrouvé les familles dont les clones avaient été kidnappés et je les ai assaillis de propagande anti-clonage, je les ai incités à demander le rappel des clones.

- La petite Lisa, j’ai compris.

On s’est regardés. J’étais impressionné. Même viré de Santorga mon plan cul arrive à gérer.

- Je sais que ça te déplait, a ajouté Diak à l’attention de Grenade, mais Kartrouville Ex, maintenant, c’est nous. Nous trois. Tout ce qui reste. Si tu peux pas le supporter, ça s’effondrera.

- Kartrouville Ex ? a fait Grenade en riant amèrement. J'en ai rien à foutre de Kartrouville Ex ! Tout ce qui m’intéressait là-dedans c’est Kiwi. Vous me l’avez pris.

- Je sais que tu ne le penses pas, a répondu Diak doucement. Je sais aussi que nous pardonner, c’est trop te demander. Et c’est pas grave. Mais si on pouvait seulement arriver à coopérer... Seul, je ne peux rien faire, et vous non plus. Mais à nous trois on pourrait faire beaucoup. On pourrait envisager de faire évader Kiwi.

Hein ? C’est quoi cette histoire encore ?

- N’importe quoi, a grondé Grenade

- J’y crois pas des masses non plus j’avoue, ai-je ajouté alors que mon ex-collègue se tournait vers moi.

Driss Diak a fait son sourire dédaigneux que je n’avais pas vu depuis un sacré bout de temps. J’irai pas jusqu’à dire que ça m’avait manqué, mais ça m’a quand même fait du bien de le voir. Qu’est-ce qu’il allait encore nous sortir de son clavier magique ? Je sais qu’il est doué, mais pas au point de faire évader un mec détenu à Fleury.

- Je vais vous montrer un truc. Aide-moi à me lever, Carmin.

J’aurais bien voulu l’envoyer chier, mais j’étais trop intrigué par cette histoire. Diak, si tu peux me faire sortir Kiwi de là où il est, je te jure que... je te jure que pour la vie je... Putain j’ose pas y croire. J’ai aidé Driss à boitiller jusqu’à son bureau, ou il a attrapé un genre de radio à l’ancienne bizarre. Je l’ai ensuite raccompagné jusqu’au salon, mais au lieu de s’asseoir sur le canapé, il s’est posé par terre à coté de Grenade. Il n’y avait pas d’éclats de verre heureusement, j’avais pris soin de les entasser loin de Grenade avant qu’on parte à l’hosto, qui sait ce qu’il aurait fait avec un éclat tranchant entre les mains. Je suis resté debout en face d’eux à les surveiller, prêt à intervenir, mais Grenade n’a rien tenté d’agressif. Il observait la radio, comme moi, en se demandant quel deus ex machina Champignon-magique allait encore nous déballer.

Il a allumé la radio, et a fait tourner le bouton du volume. On a entendu un genre de grésillement, de plus en plus fort. Un souffle. Le bruit d’une respiration fortement amplifié.

- Qu’est-ce que c’est que ce truc ? a fait Grenade.

- Chut.

Diak se concentrait sur le bruit. Il nous a expliqué brièvement :

- J’écoute le nombre de respirations pour savoir s’il est seul.

-  Qui ça ?

J’ai commencé à comprendre à ce moment-là. Ce manège m’avait fait penser à ma boucle d’oreille. Je m’étais toujours demandé comment Diak savait si c’était assez safe pour me parler, si la pièce était assez bruyante pour que je sois le seul à entendre, si j’étais seul. Est-ce que, par un putain de miracle, cette boucle d’oreille que j’avais balancé je sais plus où avait pu atterrir entre les mains (façon de parler) de Kiwi ? J’allais vite le savoir. Diak a baissé le volume, puis il a appuyé sur un autre bouton et sans le lâcher il a appelé d’une voix neutre :

- Kiwi ?

Grenade s’est pétrifié. Je me suis tétanisé.

- Quoi ? nous a fait une voix sèche et blessée, une voix que je reconnaitrais dans toutes les radios, tous les micros, toutes les boucles d’oreilles de la planète.

Je suis tombé à genoux. J’ai tenté de bredouiller un truc mais ma voix s’est enrayée j’avais plus de souffle. Grenade toujours attaché s’était jeté sur la radio :

- Kiwi ! mon Dieu Kiwi est-ce que c’est toi ? Comment c’est possible ? Si c’est un piège Champignon, si c’est pas réel je...

- Grenade ? Grenade t’es là ? Ah... tu m’as trop manqué.

On a entendu une espèce de rire sanglot dans la radio, puis le même derrière le masque à gaz, j’avais le même au bord de la gorge mais je n’ai pas pu le laisser sortir. Pour Kiwi, par rapport à Grenade, je ne suis rien. Je m’en rendais compte maintenant. Et en plus, je l’avais trahi. Il me détestait.

- Moi aussi... Kiwi tu me manques tellement ! Disait Grenade. Je suis désolé ! Je te demande pardon pour tout.

- Mais non... ahaha, qu’est-ce que tu racontes.

Kiwi pleurait.

- Je t’aime, a fait Grenade. Je t’aime tellement, Liam, depuis toujours, j’ai été minable de pas te traiter comme tu méritais, je ne me rappelle pas d’une seconde de ma vie ou je n’ai pas été amoureux de toi.

Un silence. On aurait peut-être dû laisser Grenade seul avec la radio ? Mais Diak avait besoin d’aide pour se lever, et j’étais trop bouleversé pour réagir.

- Et ben... euh... waouh, hahaha là où je dois en arriver pour que tu me dises ça. Je t’aime aussi. Comment tu vas ? Est-ce que t’es en sécurité ?

- Oui oui, t’en fais pas pour moi, je vais bien.

Grenade a eu la délicatesse de ne pas mentionner qu’il était menotté à un radiateur.

- T’as pas tué Champignon, ça veut dire ? a fait Kiwi en essayant de transformer son émotion en rire.

- Non. Je dois ?

- Haha, pas la peine. Il... il m’a aidé pas mal. Mets-lui juste une paire de claques pour moi.

Grenade a jeté un coup d’œil à la gueule tuméfiée de Driss.

- Déjà fait, a coupé celui-ci. Il a même largement dépassé la paire de claques. Mais on va faire la paix maintenant. On va unir nos forces et trouver un moyen de te sortir de là. Pas vrai Grenade ?

Celui-ci a haussé une épaule méfiante et il s’est penché à nouveau vers la radio.

- Et FdB ?

Un silence. Puis la voix de Kiwi complètement différente, froide et inamicale. Ouais ben vous savez quoi ? La mention de mon nom l’avait fait arrêter de pleurer, voilà.

- Quoi, FdB ?

- J’en fais quoi ? Je le laisse vivre ou je le tue ?

Je me suis fait tout petit. Si Kiwi demandait à Grenade de me tuer, je crois que ça suffirait pour que j’aie plus envie de vivre.

- Personne ne va tuer personne, est intervenu Diak. On sera pas trop de trois.

Putain au moins un qui prend ma défense. C’est beau.

- Quoi il est avec vous ?

- Il est juste en face de moi, a fait Grenade impassible. En train de pleurnicher que c’était pas de sa faute.

Hé oh je... je...

- FdB ? a fait la voix amère et même un peu méchante de Kiwi. T'es vraiment là ? T’as rien à me dire ?

Je respire allez... C’est l’heure de ma chance de rédemption... j’ai tellement rêvé de pouvoir parler à Kiwi encore une fois, rien qu’une seconde, pour lui dire à quel point j’étais désolé. Ce que je lui dirais si j’en avais la chance, ça m’avait tenu éveillé pendant des nuits et des nuits. Et maintenant que j’en avais l’occaz...

- Je... Kiwi putain

Rien à faire, mon cerveau tournait à vide. Qu’est-ce que je pouvais lui dire ? Que j’étais désolé ? Que je m’en voulais tellement que j’étais prêt à laisser Grenade me tuer si c’était ce qu’il souhaitait ? Que ma vie sans lui était nulle, que je l’aimais comme un dingue moi aussi, que j’avais pas les mots pour lui dire à quel point je m’en voulais et à quel point je tenais à lui ? Pfff. Tout ça c’était à des années-lumière de ce que je ressentais vraiment. Mais je pouvais pas rester silencieux.

- Alors... Kiwi... ah bordel. J’ai... euh... ah tu sais pas ? Je me suis fait tej par mon plan cul.

Putain mais butez-moi. Diak m’a regardé avec un mélange unique de stoïcisme et de dégoût. Le silence s’est éternisé. J’avais détruit ma seule chance de m’expliquer avec Kiwi. Au lieu de lui demander pardon proprement, au lieu d’essayer de lui faire comprendre le délire incompréhensible qui m’avait fait me retourner contre lui, j’avais fait comme s’il ne s’était rien passé. C’était foutu.

Sa voix est pourtant revenue, avec toujours cette pointe de méchanceté :

- Bien fait pour toi.

Un éclat de rire m’a échappé. J’ai essayé de le faire taire mais c’était nerveux, je pouvais pas m’en empêcher. Rien n’avait changé, Kiwi m’en voulait toujours, il me parlait toujours froidement, je ne lui avais même pas demandé pardon. Pourtant je me sentais infiniment mieux. Il est... il est en vie, putain. Il est vivant, lucide, et joignable. Et même s’il me hait, il est capable de parler avec moi. C’est tellement plus que ce que je pouvais rêver. Je me suis à nouveau penché vers la radio, plus assuré cette fois :

- Ouais... j’avoue je l’ai mérité. Ecoute Kiwi, je peux pas te demander pardon pour le moment, parce que je m’en veux trop pour ça. Je veux même pas me justifier, à mes yeux a moi c’est injustifiable, alors je vais pas te demander de m’écouter. Mais je vais te sauver, avec Grenade et Champignon, je te ferais évader je te le promets. Et quand tu seras dehors et que je t’aurais en face de moi et ben... et ben je te demanderai pardon. Pour le moment j’ai pas la matière.

Encore un silence, puis malheureusement pour moi, il m’a ignoré.

- Je peux parler avec Grenade seul à seul ?

Merde j’espère que c’est pas pour qu’il lui détaille la façon dont il voulait me voir trucidé.

- Bien sûr, a fait Diak. Mais pas tout de suite d’accord ? On a deux-trois trucs à régler, il te recontacte dans une vingtaine de minutes, okay ?

- … okay. Je, euh... j’attends.

Diak a lâché le bouton rouge, puis il a éteint la radio. Grenade et moi étions restés bloqués sur ce qui venait de se passer, complètement sidérés. Diak, tout fier, nous a refait son sourire hautain. J’ai eu une envie furieuse de me jeter sur lui et de lui rouler la pelle de sa vie, et de le baiser, là, entre Grenade et les éclats de verre. Mais bon. Ça se fait pas.

- Putain Diak, j’ai seulement lâché tout tremblant. Comment t’as fait ça ?

- C’est grâce à toi, j’imagine. J’ignore comment mais Kiwi était en possession de ta boucle d’oreille quand il s’est fait arrêter.

 Il a détaché Grenade qui s’est massé les poignets, puis il a essayé de se lever. Je l’ai aidé et l’ai guidé jusqu’au canapé où il s’est de nouveau allongé. J’ai recommencé à regrouper les éclats de verre, les mettre avec le reste de la table dans le grand sac poubelle. Silencieusement, Grenade est venu s’agenouiller à côté de moi et a commencé à m’aider. On n’a rien dit ni lui ni moi, mais nos mains se frôlaient. Bêtement, je faisais tout pour que nos mains se frôlent. J’avais l’impression d’être au bord des larmes.

- Vous avez un plan d’évasion ? a-t-il demandé doucement.

Moi ? Un plan ? Olololol. Enfin je me doute que c’était surtout sur Champi que Grenade comptait.

- Pas vraiment, a-t-il dit, mais on trouvera. Pour le moment il est tard, Victor tu… euh… tu vas rentrer chez toi ?

Est-ce qu’il est en train de me proposer de rester ? Est-ce que ça va passer si je réponds un truc du genre “quoi mais on a même pas encore baisé” ? Je sais qu’il est trop abimé pour faire quoi que ce soit et c’est pas la question, juste, j’aurais bien voulu... qu’il soit en train de me proposer de rester. Mais dans le doute, j’ai encore une fois pas osé. Et puis Chibi Kiwi était peut-être en train de s’inquiéter pour moi, ça foutrait tout en l’air s’il appelait la police. Je lui avais envoyé un texto quand j’étais à l’hosto mais c’était il y a un sacré bout de temps.

- Ouais je vais rentrer. Grenade... T’as un endroit où dormir ?

Il a fait un geste évasif. Et j’ai remarqué pour la première fois comme il était griffé partout, lui aussi, comme il se tenait vouté, comme il avait du peu dormir, et crever la dalle et le froid. Je suis retourné chercher la trousse à pharmacie.

- J’ai une chambre d’amis, a fait Diak prudemment. Si tu promets de pas me tuer.

Grenade hésitait :

- Je sais pas, Champignon. Je n’ai pas confiance en toi.

- T’as ma parole. De toute façon je peux à peine bouger. Et je te laisserai pas partir avec la radio, elle est plus en sécurité ici que dans ton sac à dos pendant que tu cours pour échapper aux flics.

 Grenade s’est tenu comme ça un moment, tout raide, au milieu de la pièce, et il a lâché un solennel :

- Merci.

Diak et moi avions chacun notre clodo attitré. Et il était temps que je retrouve le mien. Je les ai laissés sans m’inquiéter. La seule tuerie que Grenade risquait de faire, c’était son bœuf bourguignon que je n’avais jamais oublié. Diak allait se régaler. Faudrait que trouve le moyen de venir squatter régulièrement.

Cette nuit-là, au moment de m’endormir, mon cerveau n’a pas été monopolisé par la culpabilité et les remords, mais par des plans compliqués et inaboutis, des idées absurdes, des projets d’évasions impossibles. C’était mieux.