Le plus grand, le plus gros et le plus riche de tous les gâteaux

Ce fut d’abord un enfant qui l’aperçut depuis les cieux. Un instant après, le village hurlait de panique. Tel une fourmilière, les humains commencèrent à courir partout, les mères attrapant leurs progénitures pour les mettre à l’abri. Comme si ces ridicules portes de bois pourraient retenir un dragon comme lui ! Nangurog atterrit lourdement sur le sol, devant le chef du village qui s’accrochait désespérément à sa fourche d’un air blême pour l’accueillir. Ça rendait bizarrement sur son teint halé par le travail des champs. Mais bon, pour ce qu’il connaissait de la mode…

Nangurog colla le livre qu’il tenait entre deux griffes contre la face du bonhomme. Le chef loucha dessus sans comprendre. Derrière lui, les hommes du village se serraient, tremblant de peur.

— C’est quoi ? grommela Nangurog.

C’était la première fois qu’il adressait la parole de lui-même à un humain. Oh, il avait déjà discuté avec quelques péquenauds qui voulaient lui poser des « questions » mais les hommes avaient une drôle de façon de penser. Il fallait que les gentils soient gentils, et que les méchants ne soient pas méchants. Enfin, pour ce qu’il en avait compris…

— P-Pardon ? osa enfin articuler le chef après un long moment de silence.

Nangurog soupira et agita le livre de haut en bas. Le chef suivit le livre du regard d’un air incrédule.

— Ça. Le dessin sur le livre, c’est quoi ?

Il y eut un autre long moment de silence. Tous les villageois retenaient leur souffle. Il fallut un grognement impatient pour relancer le tas de viande qui eut un long frisson de terreur qui le redressa de trente centimètres sur sa fourche.

— C-C’est un… Un livre, Sire…

Le rugissement qui suivit fit détaler l’humain qui courut se mettre à l’abri derrière ses semblables. Ça ne servit pas à grand-chose vu que le dragon se rapprocha davantage. Tous ces petits humains baignant dans son ombre tremblaient comme des brins d’herbe. Nangurog montra les crocs et rapprocha l’ouvrage.

— Imbécile, je sais que c’est un livre, je ne suis pas idiot ! Je te parle du dessin.

C’en fut manifestement trop pour le chef du village qui s’évanouit.

De retour dans sa grotte, Nangurog reposa délicatement le livre par terre. Un gâteau… Il tourna et retourna le mot dans son esprit, appréciant la sonorité de ce nouveau mot qui venait enrichir son vocabulaire. Non pas qu’il n’avait de vocabulaire. Mais tout dragon devait se cultiver davantage ! Si les autres dragons apprenaient ça… Même mieux, il fallait que les autres dragons apprennent ça. Nangurog récupéra donc le livre et s’en alla jusqu’à la caverne de Flipper.

Flipper était un dragon d’eau. Ils avaient été dans la même classe à l’école des dragons. Ils avaient appris ensemble à rugir et à récolter les trucs qui brillaient. Mais là où Nangurog récupérait tout ce qui était susceptible de briller, Flipper s’était spécialisé dans les cailloux colorés qu’il trouvait au fond des grottes sous-marines ou des mines. Il y faisait humide et c’était étroit, alors Nangurog n’avait jamais pu le suivre dans ses expéditions. C’était plus simple et plus rigolo de détrousser les humains.

— Regarde, dit fièrement le dragon en brandissant le livre.

Flipper ouvrit un œil et se déroula tranquillement de son tas de pierres précieuses. Il prit même le temps de bâiller et de scruter le livre pendant qu’il s’impatientait.

— Ouais, c’est un gâteau et alors ?

Nangurog sentit une sueur froide dévaler son cou et ouvrit des yeux ronds.

— Comment peux-tu savoir ce que c’est ?

L’autre dragon haussa les épaules et entreprit de lisser ses écailles blanches.

— Je le sais, c’est tout. Pourquoi tu me montres ça ?

— Pour… Pour rien.

Nangurog se dépêcha de refermer le livre. Il n’aurait su déterminer le sentiment qui l’agitait à cet instant, mais il se sentait très très bête. Comment n’avait-il pas pu savoir sans les humains, que ce dessin était un gâteau ? Qu’avait-il manqué ? Il était pourtant le plus connu et le plus riche de tous les dragons ! Il refusait de ressentir de la honte !

— Tu vas faire un gâteau ? reprit Flipper.

Nangurog se redressa. Était-ce de l’intérêt qui perçait dans la voix de son ami ? Dans le doute, il bomba le torse.

— Tout à fait ! Je vais faire le plus grand, le plus gros et le plus riche des gâteaux. Tu n’en reviendras pas.

— Bon courage, déclara alors Flipper en refermant les yeux.