Le poussin rêveur

Un jour naquit un poussin; mais le malheureux
Ignorait, hélas, qu'il fut deux fois malchanceux.
Ses yeux s'ouvrirent, un matin, pour la première fois,
Sur un tapis jaune qui faisait comme un grand poids;
Toute sa famille, autour de lui réunie.
Levant la tête il aperçut, partout, du gris,
Ne s'en soucia pas, crut que c'était là le monde:
Des murs, du béton, et du rien tout à la ronde.
"Tu ne sais rien, lui dit un jour une grande poule.
Il y a un dehors, du ciel et de la foule.
Et même, lui dit-elle comme dans une confidence,
Il y a une chose qui te saisit les sens,
Qui te captive, te gonfle les ailes et le coeur,
Que tu ne peux te figurer, même toi, Rêveur.
Je l'ai vue, une fois - oh! il y a bien longtemps..."
Elle se tut, songeuse, un peu triste, se souvenant.
Mais le poussin, conquis, éperdu, la hâta:
"Comment appelle-t-on cette chose de tant d'éclat?"
"Elle a beaucoup de noms, tant il est malaisé
De la décrire, mais je crois qu'on l'appelle Marée."
"Et de quoi a-t-elle l'air? Elle est donc très belle?"
La poule sourit; derrière ses yeux, une aquarelle.
"Marée, elle est grande, bleue, et aussi un peu blanche.
Elle souffle comme le vent, dévore comme l'avalanche.
Elle est plus vaste que tout, plus vaste que toi.
Tout passe, cesse et s'en va, elle sera toujours là.
Elle ne se presse pas, toujours elle prend son temps,
Et pourtant, sois-en sûr, elle est le mouvement.
Si forte, si belle et si... Tiens! Le voilà qui part..."
Et en effet, le poussin, fin comme le renard,
S'était échappé - jamais on ne sut comment - ,
Avait quitté ce monde de gris et de néant.
Il se trouva sur un autre tapis, tout vert;
Il s'y enfonçait, s'y piquait, mais lui, tout fier,
Alla, sans savoir - ne connaissant pas le Verbe -
Que cette chose était ce qu'on appellait "herbe";
Il marcha, un peu, tout étonné de tout voir.
Vous souvenez-vous qu'au début de cette histoire
On vous a prévenu de la double malchance
Ayant frappé notre héros à la naissance?
Ecoutez-en donc la bien triste explication:
Le poussin, né dans une boîte de béton,
Jouant avec le sort eut en prime l'audace
De voir le jour en pleine période de chasse.
Aussi suffit-il d'un mouvement, dans un buisson,
Pour que retentisse soudain la détonation.
Rêveur, tremblant, se vit alors étendu là,
Glacé, hagard, les plumes vermeil, les ailes en croix.
Et pour la première fois, il leva les yeux,
Fut comme foudroyé en apercevant les cieux.
Ils s'étendaient là, partout au-dessus de lui,
Plus vastes que le monde, bleus, un peu blancs aussi,
Et ils soufflaient sur la Terre en prenant leur temps,
Silencieux, si lents, mais toujours en mouvement.
Le poussin, fatigué, regardait les nuages,
Qui passaient tranquillement à travers le feuillage,
Et murmura, dans une dernière oraison:
"J'ai trouvé Marée, la poule avait donc raison."