Le serpent superbe

Par maanu
Notes de l’auteur : Mots à caser : orbite - nervure - serpent - alpinisme - cube

Il était un marais, envasé et puant ;
Y vivait un serpent, sublime et arrogant,
Qui savait que sa place n’était pas cette fange,
Au milieu des boues et des mouches qui démangent.
De cette tourbe, bien sûr, il était le roi,
Mais aussi, il le savait, tellement plus que ça.
Et n’en pouvant plus des bruits qui l’éclaboussaient,
De cet air qui coagulait et l’étouffait,
Et de ces odeurs qui se posaient sur sa langue,
Il décida de quitter enfin cette gangue
Dans laquelle il vivait depuis sa naissance,
Pour embrasser sa destinée, sa toute-puissance ;
Son destin, il le savait, c’était l’alpinisme.


Au cœur du marais, poussé comme par fatalisme,
Se trouvait, connu de tous, le plus haut des arbres,
Vénéré comme un sage, stoïque comme le marbre.
Gardien, protecteur, pouponnière et garde-manger,
Les grenouilles gargouillantes expulsaient à ses pieds
Toutes leurs marmelades de marmots englués
Que le serpent-roi picorait pour son repas.
Les libellules, en nébuleuses, venaient parfois
Se poser sur le tronc, le temps d’une étincelle,
Faisaient scintiller de bleu cette citadelle.
Sans-gênes, hardies de leur nombre tourbillonnant,
Les mouches se réunissaient en bourdonnant,
En nuages sombres, un peu plus haut encore.
Les oiseaux, haut perchés, se croyant les plus forts,
Moqueurs les regardaient depuis les hautes branches,
Piaillaient de rire sur ces pleutres, terrées dans leur fange.
Mais l’oiseau railleur s’envole et son cri s’étrangle,
Quand surgissent le serpent et sa tête en triangle.
Ni les libellules ni les grenouilles barboteuses,
Ni mouches répugnantes ou volailles chanteuses,
Ne regardent dans les yeux le reptile souverain,
Lorsque passent devant elles ses écailles d’airain.

Mais aujourd’hui il glisse sans en voir aucune ;
A ces médiocres il ne tient nulle rancune,
N’est plus qu’indifférent devant tant de bassesse,
Indigne de sa bravoure et de sa sagesse.
Fini de ramper, désormais il veut grimper,
S’élever haut vers le ciel, et le rattraper.
Il est plus fort, plus vaillant que n’importe qui ;
De tout le marais ce ne peut être que lui
Qui conquerra les airs, le ciel et l’univers,
Qui ordonnera, régnera en solitaire.
Alors il sort de l’eau et, petit à petit,
Anneau après anneau, il monte sans un bruit.
Il n’en finit pas de sortir, ni de grimper,
Ne songe plus à rien d’autre qu’à progresser.
L’eau, autour de son corps, n’a qu’un frémissement ;
Le marais tout entier s’éteint, comme en suspens.
Il s’en va, les écailles en kaléidoscope,
Se dresse, et, à la manière d’un télescope,
Se rapproche encore, toujours plus près des étoiles ;
Cette fois, et pour de bon, il a mis les voiles.

Il s’enroule autour du tronc sans s’entortiller,
Coulisse sur l’écorce sans s’y écorcher,
Coule, fluide comme de l’eau, mais en sens inverse.
A l’abri des feuilles, il ne craint ni les averses,
Ni le soleil qui brille de plus en plus fort
A mesure qu’il poursuit son titanesque effort.
Les yeux toujours vers le haut, il ne peut pas voir
Qu’il a semé la forêt, restée dans le noir,
Mais il sent bien qu’il touche à la divinité,
Que rien ne peut plus nuire à sa souveraineté.
Il monte sans plus s’arrêter, et le temps passe ;
Très loin en-dessous, bientôt, le marais s’efface.
Le serpent est là depuis déjà bien longtemps.
Alors il passe le temps en se racontant
Des histoires qu’il invente pour se rassurer,
Pour se convaincre qu’il a raison d’avancer.
Il imagine un très grand serpent, tout là-haut,
Qui le regarde grimper et lui dit : « Bravo ».
Il a un peu hésité à le faire naître,
Il voulait rester le plus grand, l’unique maître,
Mais tout téméraire et tout dégourdi qu’il soit,
Il est tout seul, et il a un peu peur parfois.

Pourtant il monte encore, et se sent s’alourdir.
Il se fatigue, souffre, et ne peut plus se tenir
A ce tronc si large qu’il ne faut pas lâcher.
Il monte mais n’a plus la force de porter
Ce long corps, lourd de sa multitude d’anneaux.
Il se retourne, regarde un instant, et, bientôt,
Il se décide, choisit de laisser derrière lui
Cet appendice bien trop pesant, qui lui nuit,
Et pas vraiment indispensable à sa montée.
Il s’arrête une minute, le temps de couper
Les derniers anneaux, les plus petits, et les lâche,
Les regarde tomber jusqu’au plancher des vaches.

Mais les années passent, filent, passent et filent encore ;
Et le serpent, plus gros, plus grand, plus fort,
Doit laisser derrière lui toujours plus d’anneaux,
Ne se retourne plus pour voir leur dernier saut.
Chaque jour plus superbe, il devient énorme.
Ses nervures brillantes, d’un diamètre hors-norme,
Ont peine à se hisser sur le tronc épuisé.
Il déborde, s’étale sur les fragiles branches,
Et doit souvent s’y accrocher comme à des planches,
Forcer, tête baissée, pour se frayer un chemin,
Au risque de briser celle qui le soutient.
Il continue pourtant : trop tard pour s’arrêter.
Tout lâcher maintenant, ce serait s’écraser.
Avec le temps il est devenu bien trop gros,
Avec l’effort s’est élevé beaucoup trop haut ;
Il en prend conscience et peu à peu il regrette
D’avoir un jour entamé cette folle quête
Qui lui avait pourtant semblé si nécessaire,
Qui lui a valu tant d’orgueil et de misère.
Alors il regarde en arrière de temps en temps,
Il s’arrête et réfléchit, le temps d’un instant.
Mais par peur de la chute il reprend de plus belle,
Et ne voit plus d’autre échappatoire que le ciel,
Espérant qu’il existe, quelque part, là-haut,
Un endroit où il pourra trouver le repos.

Et il continue, encore et encore, sans fin.
Il ne compte plus les jours ni les lendemains ;
Et puis il réalise, soudain, qu’il se fait vieux,
Qu’il aura juste le temps d’atteindre les cieux.
Ils se profilent au-dessus de lui, juste là,
Tout autour, froids, noirs et parsemés d’éclats.
S’il avait eu des bras il aurait pu les tendre,
Et toucher du doigt l’infini et ses méandres.
Mais il doit encore faire un tout dernier effort,
User ses maigres forces et hisser son vieux corps.
Éreinté il siffle et souffle, et puis, enfin,
Il atteint le sommet : autour de lui, plus rien.
N’en pouvant plus, il se laisse glisser dans le vide
Et se met à flotter dans ce décor aride.
Il ne voit rien, ne sent rien, si ce n’est, là-bas,
Un drôle de cube, étourdiment oublié là.
Alors le glorieux serpent se met à errer,
Superbe et seul, en orbite pour l’éternité.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Gaëlle N Harper
Posté le 15/06/2023
De jolies allitérations. J'aime aussi le serpent alpiniste oxymorique :)

Je sais que certains sont réfractaires aux rimes plates, mais elles me semblent approprié dans le cadre de poèmes animaliers, thème très associé à l'enfance et souvent porté par des formes simples.

La partie que je ne suis pas sûre d'avoir comprise, c'est celle sur les anneaux : je visualise qu'il se sépare chaque fois d'une partie de son corps, mais alors pourquoi est-il plus grand, plus fort et plus gros par la suite ?

Pour la chute avec le cube, je l'interprète (mais je me trompe peut-être) comme la preuve que quelqu'un est passé par là avant le serpent. Son orgueil doit être un peu touché mais, soit il est mort, soit il décide d'aller encore plus haut : il se retrouve à flotter dans les cieux :)
maanu
Posté le 15/06/2023
Merci d'avoir pris le temps de commenter ! :)
Oui, la fin pose souvent des problèmes d'interprétation (il faut dire que j'ai bien galéré à caser ce satané cube... ^^)
En fait, j'ai construit l'histoire comme une sorte de métaphore du progrès (c'était ce que m'inspiraient les mots imposés), symbolisé par l'asension du serpent
Les anneaux qu'il laisse tomber, ce sont ceux qui sont oubliés par le progrès, ou qui souffrent de ses répercussions, tandis que ceux qui restent ne cessent de grossir, ce qui leur pose aussi quelques problèmes...
Quant au cube, je l'imagine comme un débris spatial (oui, je sais, il faut le savoir ^^), qui permet de faire le lien de façon plus concrète avec l'humain et le progrès technique, qui va potentiellement nous amener à pas grand chose (comme le serpent qui pour toute récompense aux efforts de toute une vie va juste flotter au milieu de rien pour l'éternité)
Bref, j'admets que je suis peut-être partie un peu loin avec celle-ci ^^'
Encore merci pour ton commentaire ! ;)
Gaëlle N Harper
Posté le 15/06/2023
Ce n'est pas une tare pour une création d'être ouverte aux interprétations ! Ça devient seulement un problème si la majorité des interprétations vont complètement à l'opposé de ton message, mais de ce que je vois ici, on n'est pas si loin, et les interprétations des autres lecteurs en commentaires sont intéressantes aussi :)
Nanouchka
Posté le 11/06/2023
Et recoucou,

J'avais la même question qu'Edouard, donc je suis contente d'avoir la réponse, et soulagée que ça représente autant de travail que ça en a l'air.

Ce poème m'a fait penser à Icare, à l'hubris de vouloir aller trop haut, toujours progresser, et de devoir sacrifier toujours plus de soi pour y parvenir. D'oublier d'où on vient, d'oublier qui on était, mais de ne plus pouvoir renoncer, car sinon la chute fatale.

Je n'ai pas compris la fin, en revanche : qu'est ce cube ? Et pourquoi le serpent flotte ? Est-il mort et est-ce son âme qui s'est envolée ?

Est-ce que tu lis beaucoup de poésie ? Comment t'était venue l'idée de ce projet ?
maanu
Posté le 15/06/2023
Salut Nanouchka, et désolée d'avoir mis un peu de temps à répondre à ton commentaire ;) Merci d'avoir pris le temps d'en poster un (surtout si c'était pour alimenter notre grille vorace !)
Pour les explications sur la fin de la fable, je me permets de te renvoyer vers le commentaire que Gaëlle N Harper a posté plus haut et à la réponse que je lui ai envoyée ;)

Et pour ta deuxième question, j'avoue que je n'ai pas lu beaucoup de poésie mis à part les recueils étudiés à l'école et pendant mes études (même si j'essaie justement de m'y mettre depuis quelques semaines)
L'idée m'est venue il y a quelques années, quand j'ai postulé pour un master (pas de faux suspens : je n'ai pas été prise ^^), et qu'on m'a demandé pour le dossier de candidature de rédiger un texte (en prose celui-là) avec des mots imposés
J'étais plutôt très fière du résultats, et j'ai réalisé à quel point les contraintes d'écriture permettent de sortir de sa zone de confort et de construire des histoires auxquelles on n'aurait jamais pensé sans ça (parfois un peu perchées, mais perso j'aime bien l'absurde)
Voilà pour la petite histoire ;) A bientôt !
Hortense
Posté le 11/10/2022
Bonjour Maanu,
Le cadre très bucolique du début avec cette vie grouillante est particulièrement bien transcrit. Je vois ce récit comme une parabole : l’histoire d’un serpent insatisfait, un peu méprisant et qui rêve de s’élever jusqu’aux étoiles. Il abandonne tout, sans regret, obsédé par sa quête. Les sacrifices auxquels il doit consentir importe peu et de toute façon il ne peut plus reculer. Son désir devient son chemin de croix et la peur de mourir son unique compagne. Triste serpent au destin tragique et condamné par son ambition à errer seul, sans fin.
Je ne sais pas si c’est ce que tu as voulu écrire, mais c’est ainsi que je perçois l’histoire.
À bientôt
maanu
Posté le 14/10/2022
Tu as parfaitement saisi ce que j’ai voulu décrire ! :D
J’ai l’impression d’avoir aussi raconté, plus ou moins consciemment, une métaphore de l’évolution de la société humaine, mais sûrement très maladroitement alors on va plutôt laisser cet aspect-là de côté ^^’
Edouard PArle
Posté le 23/06/2022
Coucou !
Je renouvelle mes compliments, tu excelles vraiment dans ce format ! Tu prends combien de temps pour arriver à un tel résultat ? (tient je me mets à faire des rimes, tu déteins sur moi xD)
"Pour embrasser sa destinée, sa toute-puissance ; Son destin, il le savait, c’était l’alpinisme." xD
Cette phrase m'a beaucoup amusé mais au fur et à mesure de l'avancée, l'absurde amusant s'est dissipé. La quête sans espoir du serpent, sa puissante volonté, sa solitude, il y a beaucoup de thèmes très intéressants.
Et la fin m'a rendu content pour le serpent, il l'a bien mérité son orbite ! ^^
Un plaisir de découvrir ta jolie plume,
A bientôt !
maanu
Posté le 24/06/2022
Merci beaucoup pour ton commentaire ;)
Pour le temps que ça me met, difficile à dire… J’ai tendance à laisser beaucoup de temps entre deux sessions d’écriture (par flemme, principalement), mais en gros pour celle-ci (qui m’a pris le plus de temps à mon avis), il m’a fallu une petite dizaine de sessions étalées sur à peu près cinq mois
Et pour l’orbite, je voyais ça comme une fin plutôt triste personnellement, avec l’arrogance du serpent qui l’a mené à la solitude et au vide
Mais c’est très chouette si plusieurs interprétations possibles se dégagent ;)
So26
Posté le 06/03/2022
Salut,

J'ai beaucoup aimé ta fable qui est très bien écrite! C'est intéressant ta manière de procéder en tirant des mots au hasard dans le dictionnaire mais cela ne doit pas toujours être évident! Félicitations en tous cas, exercice réussi!
maanu
Posté le 12/03/2022
Salut ! Merci beaucoup pour ton commentaire ;)
Le plus difficile, ce n'est pas tant de trouver comment relier les mots ensemble, c'est surtout l'écriture du texte lui-même, avec les contraintes de l'écriture en vers ;)
Baladine
Posté le 13/02/2022
Hello !
C'est superbe, sans mauvais jeu de mot. Ca me fait penser à l'Héroï-comique de Scarron. J'aime beaucoup le personnage du serpent orgueilleux qui est obligé de ravaler son orgueil parce qu'il se sent seul. L'arbre est beau aussi "Gardien, protecteur, pouponnière et garde-manger".
Ca me fait penser à un conte chamanique (je pense souvent en conte) que je raconterai peut-être....
A très vite !
maanu
Posté le 14/02/2022
Salut, et merci beaucoup !
Ça me fait plaisir que mon serpent et mon arbre t’aient plu ;)
Au sujet de Scarron, je ne l’ai jamais lu donc je vais te croire sur parole :)
Vous lisez