Le premier jour

Notes personnelles, par Victoria Renver .

J'ai passé maintenant de nombreuses heures à étudier cet étrange mélange avec l'aide du professeur Douglas et je ne sais quoi en penser. Jeffrey Slart avait toujours été mon seul ami, et c'était quelqu'un avec le cœur sur la main. Lui qui n'a jamais fait de mal ni refuser d'aider autrui, quelle horrible pensée a pu lui faire accoucher d'un tel projet?  Cette substance a de nombreux secrets à livrer, et je compte bien lui faire révéler. Elle qui l'a transformé.

L'isolation des composants principaux n'a pris que peu de temps, étant présents en quantité considérables mais très précisément mesurées. L'adrénaline, sécrétée naturellement par le corps en réponse à un stimulus extérieur  de danger ou d'émotion forte, décuple l'apport sanguin d'énergie et d'oxygène. La testostérone, hormone masculine par excellence, stimule l'agressivité, l'esprit de compétition et les fonctions et envies sexuelles. Enfin, la morphine a sans doute était utilisée pour son pouvoir antalgique très puissant, au prix d'une progressive dépendance physique et psychique. 

Mais plusieurs choses m'échappent: premièrement, un mélange simple de ces trois espèces chimiques ne pourrait jamais avoir des effets aussi démesurés, et deuxièmement, je n'arrive pas à expliquer la couleur orange de ce composé...

***

Derek Marlow patientait  en regardant minutieusement chaque décoration qui ornait les murs du bureau du commissaire. Des médailles, des distinctions, des récompenses... Il y avait une multitude de cadres dorés et flamboyant sur des murs blancs et impeccables. Quel homme modèle et intègre. Une chance qu'il ne se soit jamais retrouvé confronté à lui, le maire préférait largement l'avoir dans son giron. Ils étaient à peu près du même âge, tout deux étaient juste de vieux briscards qui avaient pris des chemins différents, le jour et la nuit de la vieille génération de Lakeland City.

Derek fut interrompu dans ses contemplations par le bruit saccadé et rapide des pas qu'il ne connaissait que trop bien. Il se leva de sa chaise au moment même où le commissaire épuisé franchissait la porte.

— Monsieur le maire! On ne m'a pas prévenu que vous alliez arriver. 

Derek Marlow remarqua au premier coup d'œil que son interlocuteur était manifestement éreinté et n'avait probablement pas fermé l'œil de la nuit. Lui non plus, mais pour une toute autre raison: il avait enfin ce qu'il cherchait depuis tant d'années.

— Bonjour commissaire, je vous présente toutes mes condoléances pour ce qui est arrivé à votre fille, répondit-il d'une voix vide.

Celui-ci ne s'attendait pas à une réponse aussi formelle et referma lentement la porte. Sans un mot, il serra cérémonieusement la main du géant. 

— Merci monsieur le maire, finit-il par prononcer, comment va votre fils?

— Je suis passé par l'hôpital central, avec un peu de chance il s'en sortira. 

— J'aurais aimé qu'il ait emprunté une autre voie, mais il est aussi solide que son père, j'en suis persuadé.

Derek Marlow soupira bruyamment.

— J'aurais aimé moi aussi. Venons en au fait Hector, je veux voir le prisonnier. 

Le commissaire s'affala dans son fauteuil et se passa les doigts sur le front d'un air gêné.

— Il fait l'objet d'une enquête Derek, c'est impossible. 

Le maire fronça les sourcils alors qu'il dardait Hector Vermont d'un regard noir. 

— Je suis navré, mais il ne s'agissait pas d'une requête. Le gouverneur n'est pas encore au courant, mais ça ne saurait tarder, vous n'avez pas été très efficace dans cette affaire, et maintenant mon fils est à l'hôpital avec un bras charcuté au verre!

Le commissaire se leva et se rapprocha de Derek Marlow avec toute la rage contenue dont il brulait intérieurement. La taille du colosse ne l'intimidait pas le moins du monde, il en avait l'habitude. 

— Ne me sortez pas, monsieur le maire, votre vieille rengaine comme quoi vous tenez à votre fils. Nous savons vous et moi que ce n'est pas vrai. Combien de fois lors de ses arrestations, l'avez vous laissé croupir en cellule? Combien de fois l'avez vous aidé lorsqu'il en avait besoin? Il est de notoriété publique que vous considérez votre fils comme une honte à votre nom. Grand bien vous fasse. Mais moi, je tenais à ma fille plus que tout! Et ça aussi, tout le monde le savait, même vous, j'en suis sûr! Alors ne venez pas me servir votre comédie affective, ce n'est pas de sa faute si votre femme n'est plus là!

Derek Marlow leva une main de la largeur d'une assiette mais la posa délicatement sur l'épaule de son interlocuteur qui ne le lâcha pas du regard. Celui-ci grinçait des dents sous l'énorme appui, il le sentait. 

— Attention Hector. Ne nous emportons pas, vous êtes à bout de nerfs, c'est compréhensible, fit-il d'une voix douce. Je ne voulais pas vous menacer ni vous embarrasser, soyez-en sûr. Voyez cela comme une proposition de partenariat, si j'arrive à lui soutirer des informations intéressantes. Vous n'avez qu'à me faire accompagner par votre lieutenant qui assistera à notre entrevue, c'est à prendre ou à laisser.

Le commissaire déglutit en réalisant qu'il n'avait pas le choix. Marlow avait toujours eu le don d'obtenir ce qu'il voulait, même si n'impliquait pas la violence physique, il trouvait toujours le moyen de mettre ses interlocuteurs dos au mur.

— Autre chose, monsieur le maire? prononça-t-il avec amertume.

Derek se contenta de répondre d'un sourire mielleux.

***

Lorsqu'il entra dans la salle d'interrogatoire, une petite parcelle de l'inconscient de Marlow s'était persuadé de s'être trompé. Il détailla avec étonnement l'être prostré sur sa chaise brillante, tout entravé de métal, et ne trouva absolument rien de comparable avec le jeune homme avec qui il s'était brièvement entretenu il y a deux mois. Il lui semblait blafard, amorphe, presque squelettique, il mit cela sur le compte de la luminosité de la pièce, mais déchanta vite en apercevant deux projecteurs orange flamboyants se braquer sur lui. 

Puis tout alla très vite.

D'un élan fulgurant et rageur, le corps entier de Jeffrey se rua vers l'avant, manquant de renverser la table sur laquelle il était toujours relié. Il fut stoppé net par les fers le retenant au sol et à son siège, le faisant retomber lourdement sur le sol dans un cri de frustration.

— Haaaaa! Je vais te tuer, ordure! rugit-il en direction du maire, qui n'avait pu s'empêcher d'avoir un mouvement de recul.

Une fois sa surprise passée, Derek Marlow s'assit sereinement sur la chaise faisant face au forcené. Il avait la vieille habitude de ce genre de frasque, même s'il ne s'y attendait pas de ce genre d'opposant. 

— Et pourquoi donc? lui répondit-il alors que Jeffrey Slart trépignait pour tenter vainement de se libérer. Je ne t'ai pourtant rien fait. Pourquoi me hais-tu?

— La ferme!!!

Derek Marlow haussa les sourcils de déconvenue. Que pouvait-il tirer de cet individu rempli de colère? Il fallait néanmoins qu'il en ait le cœur net. 

— Si tu me prends pour responsable de ce qui est arrivé, je dois de dire qu'il n'en est absolument rien. Et c'est ce qui est le plus drôle finalement: tu as causé, de par tes actions, ta propre perte. Pour celui qui voulait devenir meilleur, on peut dire que c'est réussi.

Au contraire de l'énerver davantage, cette dernière pique eut l'effet de calmer Jeffrey, qui ne put rien faire d'autre que le regarder intensément.

— Et vous me balancez ça alors qu'il y a sous doute des flics de l'autre côté de cette vitre? lança-t-il en pointant d'un mouvement de tête la large interface de verre teinté. 

Derek Marlow haussa les épaules.

— Je graisse la patte du lieutenant Carvit depuis des années maintenant, mais là n'est pas la question. Toi, Jeffrey Slart, jeune chercheur de vingt-quatre ans, a apparemment mis au point une formule qui te donnerait des capacités surhumaines, ce qui est déjà un exploit s'il en est, et tu t'en sers pour jouer les héros dans ma ville, c'est à dire, le plus souvent, dérouiller mes hommes de main et foutre la merde dans mon business autant que dans le petit havre de paix que j'essaie de créer. Soit, il y en a eu d'autres avant toi, sans ce genre de trucs chimiques du moins, mais ce que je comprends pas, c'est le haine que tu éprouves à mon égard. Pour tout ceux qui m'ont défié, et échoué, ce n'était que du cadre professionnel, mais non, toi c'est personnel, je le sens, je le ressens! Alors pourquoi?

— Et à quoi cela vous avancerait-il de le savoir?! Vous êtes venu ici uniquement pour me narguer et me poser des questions qui n'ont aucun sens?!

— Cela en a pour moi. Je peux aussi néanmoins te tuer maintenant. Tu es attaché, impuissant. Je pourrais simplement te briser le crâne sur la table qui te sert de dortoir. 

Jeffrey émit un crachat de défi.

— Ben voyons, je suis vivant quand vous entrez, je suis mort quand vous ressortez? Même vous, ne parviendrez jamais à étouffer ça!

— Je pourrais, appuya-t-il en essuyant l'offense faite, décider que le jeu en vaut la chandelle. Après tout, tu as failli tuer mon fils unique Joseph, mais même là tu as échoué, quel dommage soit dit en passant.

Jeffrey en resta pantois. Il avait toujours en tête l'image du fiston surprotégé par sa famille bourgeoise, mais la réalité était tout autre. De toute évidence, Derek Marlow n'attachait aucune importance à la vie de son fils. 

— Je te sens perplexe, aurais-je dit quelque chose de choquant? 

Le jeune homme ne sut quoi répondre et se contenta de fixer la surface réfléchissante d'un air amer. 

— Bon reprenons, je te demandais pourquoi une si particulière hostilité envers moi. 

Jeffrey Slart releva la tête et transperça le maire d'un faisceau oculaire meurtrier. 

— Vous avez tué ma mère.

Le maire fronça les sourcils.

— J'ai tué des tas de mères dans ma jeunesse. Pourrais-tu être plus précis?

***

Lorsque Derek Marlow sortit finalement du commissariat, la journée était déjà bien avancée. 

Il se remémora alors que le vent d'automne commençait à se faire sentir dans le climat de Lakeland, il se souvint de cette nuit pluvieuse, il y a vingt ans de ça. Il travaillait pour Carl Fellone à l'époque, le gros bonnet de la pègre locale, en tant que "recouvreur de fonds". En d'autres termes, il se chargeait de faire payer tout ceux qui devaient de l'argent à Fellone, peu importe de quelle façon. Il se rappela de cette femme, dont le mari avait contracté une dette de jeu mais s'était fait flingué dans une ruelle avant d'avoir pu rembourser son emprunt. 

Comme le voulait la dure loi de la rue, elle était devenu de facto créditrice de cet argent.

Il la revoyait le supplier, lui dire qu'elle avait un enfant à charge et pas d'emploi, ses yeux bleus et larmoyant lorsqu'elle comprit qu'elle ne s'en sortirait pas vivante.

Carl Fellone était intransigeant pour toute affaire pécuniaire, en plus d'être à moitié azimuté. Il voulait faire un exemple. Que les autres mauvais payeurs ne se sentent jamais plus à l'abri. Son meurtre avait été un des plus satisfaisant que Derek avait commis. Mais en ce temps-là, il était plus jeune, et son ego en pleine force désirait toujours plus. Plus de reconnaissance, de récompense, de sang. Tuer des gens devant leur famille, il savait faire. Et il adorait ça. 

Il se souvenait de cet enfant en pleine incompréhension observant sa mère baignant dans son sang. Mais il s'en était lavé les mains. Une pauvre sans le sou assassinée dans un des plus mauvais quartiers de Lakeland à la fin des années quatre-vingt, dans une ville où régnait le crime de la manière la plus répugnante possible, il n'y eut même pas d'enquête.

Et maintenant, vingt ans plus tard, ce même enfant avait inventé une substance extraordinaire décuplant ses capacités physiques et était parti en guerre contre lui. Cette pensée fit sourire le maire vieillissant. Quelle ironie qu'il n'ait pas tué cet enfant. Erreur de jeunesse. Il représentait un danger évident, bien entendu, et il pouvait le faire assassiner par un des flics auxquels il rehaussait le salaire, ni vu ni connu. 

Mais sans qu'il ne comprenne pourquoi, un sentiment le retenait de donner un tel ordre. Ce même sentiment qui tentait de le sauver du vide qui, année après année, l'envahissait de plus en plus depuis qu'il était le maître incontesté d'une des plus grandes villes du Wisconsin. Il sut que, comme il avait provoqué la chute de Carl Felonne bien des lustres auparavant, s'était présenté à lui celui qui avait une chance, une petite chance, de le jeter au bas de son trône. Un adversaire, enfin. 

Alors qu'il s'engouffrait dans sa limousine privée, depuis la première fois depuis trop longtemps, Derek Marlow entrevoyait une possibilité que son règne se termine, et loin de l'effrayer, cela lui était très exaltant.

"Enfin. Un homme qui en vaut la peine."

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