Notes personnelles, par Victoria Renver.
Plus les recherches avancent et plus le professeur et moi-même pataugeons dans l'inconnue et dans l'incertitude. Non seulement mes questions de la veille ne trouvent pas de réponses, mais d'autres viennent s'y rajouter. Des dosages sur plusieurs échantillons séparés tendent à montrer que la quantité des différentes substances présentes a été calculée avec grande précision et est très régulière: aucun doute possible, Jeffrey a du calculer la dose au plus juste pour que ses fonctions métaboliques ne soient pas dépassées par un afflux massif de composés actifs, ce qui aurait entraîné au mieux un coma, au pire une overdose et la mort par arrêt cardiaque.
Plus j'y pense et plus je me sens sotte de ne pas y avoir réfléchi plus tôt, mais pour l'instant, nous ne pouvons que constater les effets engendrés par ce mélange sur les aptitudes physiques et sur la psyché de mon ami.
Moi et le professeur Douglas avons réfléchi à un nom pour désigner ce mélange orange, le Vitium. C'est comme cela qu'on l'appellera. Ça lui correspond plutôt bien.
***
Victoria tapait rapidement du pied devant sa paillasse, elle attendait que la centrifugeuse termine enfin son œuvre et qu'elle pourrait peut-être séparer un autre constituant de la drogue de Jeffrey Slart. Son impatience témoignait d'une certaine lassitude quand au résultat, elle n'était pas habituée à être tenue en échec sur le plan professionnel et les affects qu'elle mettait en jeu pesaient de plus en plus lourdement sur la balance. Son regard faisait des aller-retours depuis de longues minutes entre Douglas Roberts, qui s'affairait sur son poste de chromatographie, et son propre appareil qui entrainait ses éprouvettes dans une folle farandole. Ses doigts jouaient nerveusement avec une mèche de ses longs cheveux dorés tandis que la jeune chercheuse se pinçait anxieusement les lèvres, l'attente était de plus en plus insupportable et la forte probabilité d'absence de résultats valables n'était pas pour la motiver.
Soudain, elle sursauta en entendant le professeur Douglas frapper lourdement du plat de la main sur la table.
— Rien de rien, ce n'est pas possible! jura-t-il.
Décidément, Victoria n'était pas la seule à qui cette impasse pesait sur les nerfs. Le vieil homme se retourna vers son assistante, visiblement conscient de lui avoir fait peur. Ses traits tirés par la nuit de travail intensive ne lui étaient guère familiers et lui faisait perdre son air sarcastique et jovial qui lui était si coutumier.
— Excusez-moi mademoiselle Renver, fit-il en reprenant une voix paisible, c'est juste que... en quarante ans de laboratoire je n'ai jamais rien vu de tel. Le mélange ne réagit pas à la chromatographie, et ne fait que séparer les trois composants que nous connaissons déjà. Je n'arrive à rien obtenir d'autre. Je n'ai aucune idée ni aucune piste de la manière de comment il a fabriqué ça, avec un équipement de fortune de surcroit, je... j'en sais rien.
La jolie blonde remit ses lunettes en place et soupira bruyamment, si même quelqu'un versé depuis de nombreuses années dans l'art de la chimie moléculaire ne pouvait pas trouver de réponses à ces questions, alors que pouvait-elle faire, elle? Fraichement sortie de l'école et sans aucune expérience.
Un mouvement de tête lui fit remarquer que la centrifugeuse avait achevé sa rotation. Le contenu de l'éprouvette restait désespérément orangé. Aucune séparation n'avait été réalisée. Victoria grinça des dents même si elle s'y attendait fortement. Elle s'affala sur son tabouret et entrelaça les doigts de ses deux mains tremblantes.
— Il faut que je le vois, professeur Douglas, déclara-t-elle.
Celui-ci entrouvrit des yeux effarés.
— Aucune chance qu'Hector Vermont ne vous y autorise. Sans compter qu'il ignore tout de vos liens passés avec Jeffrey Slart, il risquerait de s'en douter. Qui plus est, notre absence d'avancée réelle depuis hier soir risque de l'irriter passablement, il a les nerfs à vif.
— Nous devons essayer quand même. Je suis sûre qu'il me dira des choses que nous avons besoin de savoir, à moi et à personne d'autre.
Douglas Roberts haussa les épaules: de toute façon, ils n'arriveraient à rien de plus en restant enfermés dans ce laboratoire.
***
— Non mais vous vous foutez de moi ou quoi?! vociféra le commissaire.
— Hector, je sais ce que vous devez penser mais...
— Non, vous ne savez rien Douglas! Rien de rien! Vos beaux diplômes et votre belle carrière ne vous ont rien appris! Vous me prenez donc à ce point pour un idiot??? Ce n'est pas vraiment votre assistante, n'est-ce pas? Elle est là pour lui, depuis le début!
— Ce n'est pas ce que vous croyez, monsieur Vermont, je pense juste qu'il n'acceptera de parler qu'avec moi. Je n'ai nullement d'autres intentions que celle de comprendre.
La colère du commissaire retomba progressivement.
— Ecoutez jeune fille, c'est ce que m'avait dit le maire aussi, mais d'après mon lieutenant, il n'a rien obtenu lui non plus. Je me retrouve donc, ici et maintenant, dans l'incompréhension la plus totale, attendant juste que les rapaces du FBI viennent me soustraire cette affaire. Je ne comprendrais jamais pourquoi ma fille est morte!
Un silence pesant s'installa dans le bureau du vieil homme. Le professeur s'écrasa sur sa chaise et baissa les yeux, ne pouvant qu'approuver les dires de son ami. Seule Victoria resta les bras croisés en fixant le commissaire Vermont dans les yeux, elle n'en démordrait pas. Celui-ci s'assit dans son fauteuil et se massa le front, épuisé par les responsabilités auxquelles il avait dû faire face ces derniers jours.
— Vous le saviez, n'est-ce-pas? finit-il par questionner la jeune femme, vous étiez son amie et vous le saviez pour sa drogue. Mais vous avez préféré en parler au professeur Roberts plutôt qu'à la police. Si vous l'aviez fait, ma fille serait encore en vie.
Sa voix devenait de plus en plus tremblante à mesure qu'il avançait dans son discours.
— Mais vous avez préféré garder ça pour vous, reprit-il, pour je ne sais quelle raison, vous l'avez laissé continuer ses actions. Vous l'avez laissé mettre la vie des autres en danger.
Hector Vermont n'eut pour toute réponse qu'un silence lourd de sens. Il braqua son regard dans les yeux azurs de Victoria.
— Voyez si vous parvenez à lui faire dire quelque chose. Vous avez une heure. Un fois fini, vous, et Sir Roberts, prendrez vos affaires et débarrasserez le plancher. Je ne veux plus vous voir dans ce commissariat.
***
Victoria baissa les yeux sur la forme recourbée trônant au centre des quatre murs blancs. Elle referma doucement le porte uniquement pour constater l'absence de réaction de son ami. Elle s'approcha lentement, le bruit de ses talons résonnant dans un écho sévère.
— Jeffrey? Tu m'entends? risqua-t-elle.
Elle perçut son interlocuteur légèrement tressaillir, sans un seul son, mais il resta toujours désespérément muet. Victoria crut discerner des joues creusées, des doigts devenus squelettiques qui demeuraient immobiles sur le métal brillant de la table, une peau ternie, sèche, comme un vieux parchemin, par endroit à la limite du translucide. La chercheuse pensa à un jeux de lumière, ou du moins, s'efforça de le croire.
Devant l'absence de réponse, elle s'installa devant celui qui avait été son plus proche confident. A ce moment, Jeffrey Slart leva ses yeux flambants pour transpercer ceux de la jeune femme. Victoria ne put retenir un cri de surprise devant cette vision horrifique, cet être décharné aux iris orangés.
— Tu en as, Victoria? demanda-t-il d'une voix grinçante.
— De... de quoi? bafouilla celle-ci toujours en proie à la surprise.
— Tu sais très bien de quoi. Oui, bien sûr, forcément, c'est pour ça que tu es ici! Tu vas m'en donner et je pourrais sortir! Arrêter d'avoir mal.
Jeffrey dévoila un sourire malsain sur des gencives ensanglantées, tel que Victoria dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas s'enfuir, quand bien même fut-il complétement enchainé. Le jeune homme émit des applaudissements sonores et rieurs, seulement interrompus par le cliquetis de ses entraves.
— Génial! Tu tombes pile au bon moment, même si j'aurais préféré quelques heures d'avance... Mais c'est pas grave! Donne m'en une dose, vite!
La chercheuse croisa les bras pour se donner un semblant d'assurance et essaya de soutenir la vue de Jeffrey.
— Je ne t'ai pas apporté de Vitium, Jeffrey, énonça-t-elle avec le plus de fermeté possible.
Les mains de l'ancien héros ralentirent lentement jusqu'à retomber lourdement sur la table. Son visage se décomposa alors qu'il réalisait lentement que Victoria Renver n'était pas là pour l'aider.
— Tu... Tu n'en as pas? Et de quoi? Vitium? C'est quoi ce nom?
— C'est le nom que nous avons donné à ton mélange, le professeur Douglas et moi.
— Tu en as donc parlé à ce traine-canne qui visiblement s'emmerdait chez lui... Et en plus... Vitium? Le latin pour "vice", "tord" si je ne m'abuse? Piètre choix de nom, tu me déçois de plus en plus.
— Je ne trouve pas. Il suffit de te regarder à présent, tu n'es plus que l'ombre de celui que j'ai connu, un erzast de Jeffrey Slart!
Celui-ci détourna le regard et cracha un mucus sanguinolent sur le sol.
— Pour moi, c'est la vie, pas du poison: je suis ainsi car je n'en ai plus, que ressentirais-tu si on te vidait de ton sang, Victoria? Tu es donc venue ici pour quoi faire? Me narguer, toi aussi?
— Je suis ici pour avoir des réponses, je veux comprendre pourquoi mon ami est devenu un monstre égoïste et meurtrier.
— Ton ami est devenu meilleur, tu devrais le soutenir, plutôt que de le torturer!
Victoria, pleine de colère et d'incompréhension, eut le courage de s'affaler sur la table afin de se rapprocher au plus près du visage du jeune homme.
— Je n'ai pas arrêter de te soutenir! Je t'ai prévenu mais tu ne m'as pas écouté, tu as juste laissé ta haine pour je ne sais quelle raison contre Derek Marlow l'emporter. J'aurais tout donné pour être avec toi!
Jeffrey éclata de rire, ce qui força la jeune femme à se rassoir.
— Vous m'en direz tant! Mais qu'aurais-je fait d'une greluche comme toi? Tu as passé ton temps à me poignarder dans le dos!
- C'est donc ainsi que tu le prends? fit Victoria aux yeux larmoyants. Je serais morte à la place de Léa si c'était arrivé.
— Elle était tout pour moi, j'ai tout fait pour la sauver! Mais je n'étais pas assez fort! Sais-tu ce qu'on ressent Victoria? A être trop faible pour protéger ceux que l'on aime?! Mais, suis-je bête, bien sûr, tu n'as pu empêcher tes parents de mourir juste pour tes beaux yeux, par ton complet égoïsme. Qui es-tu donc pour me faire la leçon?!
— La ferme, je te défend de parler de mes parents!
Jeffrey leva les bras en l'air, aussi haut que le permettait ses entraves.
— Très bien, très bien... De toute façon, tu as gagné. Je n'en ai plus pour très longtemps.
Victoria sécha ses larmes et surenchérit de plus belle.
— Pourquoi as-tu inventé le Vitium Jeffrey?
— Assez de ce nom! J'ai créé cette substance pour devenir meilleur.
— Pourquoi?
— Parce que je n'en pouvais plus! Je n'en pouvais plus de vivre en étant ainsi! Je n'en pouvais plus que l'on se moque de moi, que l'on me rabaisse, que l'on m'empêche de faire ce que je voulais, que parfois, je ne puisse même pas moi-même faire ce qu'il était nécessaire que je fasse! Je voulais devenir meilleur parce que j'en avais besoin, pour commencer à vivre! J'en avais marre de souffrir, d'être le dernier, d'être un raté!
— Tu n'avais jamais été un raté pour moi, déclara Victoria. Pour moi et pour d'autres, tu étais quelqu'un, tu comptais. Maintenant, tout le monde n'aura vraiment que du mépris pour toi.
Jeffrey se racla la gorge et fit mine de ne rien avoir entendu.
— Tout le monde se moquait bien de qui j'étais avant d'être capable de faire ces choses, d'inventer cette formule. C'est un fait. Afin d'exister pour ces gens, il faut soit les subjuguer, soit leur faire du mal, la seconde option est bien plus facile, regarde où cela à mené Marlow. Je voulais juste m'élever au dessus de tout ça.
Le ton s'était soudain apaisé. Jeffrey haletait bruyamment, comme s'il venait de courir un marathon, sa tête ployait vers l'avant, et il peinait à lever les yeux pour continuer de fixer son interlocutrice. Victoria comprenait peu à peu ce qui avait poussé son ami à devenir ainsi. La frustration. La rancœur. En son fort intérieur, elle comprenait. Mais jamais elle n'approuverait.
— Jeffrey... Tu n'as pas compris. Pas compris que tu étais parfait dès le départ, tu ne me montrais pas que ces choses t'atteignaient. J'avais donc l'image d'un homme gentil, qui ne refusait jamais d'aider les plus démunis que lui, justement tu semblais déjà au-dessus de tout ça. Tu as simplement refusé de le voir, tu as souhaité devenir meilleur selon leurs critères, pas les tiens.
Jeffrey Slart usa de toutes ses forces pour se redresser sur sa chaise, laissant entrevoir un visage détruit par l'émotion, larmoyant, avec pour la première fois un regard suppliant qui ne faisait que contraster avec ces yeux à la couleur cruelle.
— Victoria, je t'en prie... hacha-t-il douloureusement, aide-moi. Seule toi peut le faire, je t'en supplie... J'ai si mal...
Victoria brisa pour la première fois depuis son entrée le contact visuel.
— Je ne peux pas Jeffrey. Je sais que tu n'as pas tué Léa Vermont, abandonne juste cette drogue et laisse les policiers et la justice faire leur travail. Tu t'en sortiras.
— Il est...trop tard pour moi. Tu es la seule... Aide-moi!
La jeune femme se leva de son siège, elle ne souhaitait pas argumenter davantage. Jeffrey se trouvait dans un état de détresse et de sevrage sévère, elle n'obtiendrait rien de plus de lui, encore moins d'explications sur le Vitium. A mesure qu'elle s'éloignait, le désespoir de son ami se mua peu à peu en frustration, puis en colère.
— Reviens!!! hurla-t-il, tu vas encore m'abandonner?! Traitresse! Comment oses-tu dire être mon amie?!
Victoria ne pouvait en supporter plus, cela était intenable, elle ne voulait pas attendre que Jeffrey lui décoche une autre phrase assassine.
— Je te jure Victoria! reprit-il, je sortirai d'ici! Je te le promets! Je ne passerai pas un seul jour de plus prisonnier ici!
Celle-ci referma la porte avant que les larmes ne lui viennent aux yeux.