J’occupais ainsi mon jour de congé à me mettre sur les traces de cette mystérieuse collègue. Je fantasmais même de me retrouver face à elle. Elle penserait certainement que je suis bizarre et me claquerait la porte au nez. Je ne saurais même pas par quoi commencer, ni quoi lui dire exactement. Peut-être que je la ferais rire, et qui sait… Mais enfin, la probabilité qu’elle habite dans un lieu si paumé était faible. Après tout, le quartier n’avait-il pas été abandonné lorsqu’ils avaient décelé la présence de produits toxiques dans les fondations des bâtiments ? Qui voudrait y habiter maintenant ? Il devait y en avoir... Face aux difficultés, tout le monde n’enviait pas la possibilité de vivre dans une boîte sous-terraine avec pour seule lumière un néon éblouissant. Mais même mon alternatif de frère n’aurait pas voulu de ces taudis sur les quais. Un lieu contaminé par la main de l’homme, non, ce n’est pas lui ça. Et puis il était parti pour Mama Terra « réduire l’impact ». Je commençais à comprendre pourquoi l’option était en vogue. Tout le monde n’était pas prêt à faire les mêmes choix que moi et à en payer le prix. Peut-être était-il plus heureux ainsi ?
Je fus le seul à descendre du bus au Quai des Salurdes. C’est à se demander pourquoi le bus y marque encore un arrêt, si plus personne n’y va. Les bâtiments étaient toujours dans ce sale état délabré, tagués, des piles de détritus amassées dans les recoins. Les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pas le respect. Mais je parle sûrement trop vite, on avait peut-être aussi laissé quelques cannettes à l’époque. La rue de la vieille auberge n’était pas loin dans cet amas d’entrepôts abandonnés. La vieille auberge de l’époque ne devait plus être là depuis bien longtemps, mais mes souvenirs d’Histoire me rappelaient qu’il y a très longtemps, une porte dans les remparts ne se trouvait pas si loin. Cette rue dégueulasse devait être une sacrée plaque tournante il y a plusieurs siècles. Aujourd’hui, il n’en restait plus grand-chose. L’ère industrielle avait dû être son dernier souffle de renouveau. Les rues étaient désertes, les parois des entrepôts rouillées, et certains toits effondrés découvraient à la lumière du jour des intérieurs abandonnés.
Je m’approchais du fameux numéro quand je remarquai un véhicule noir, garé sur le bas-côté. Sa présence me parut anachronique. Que pouvait-il bien faire ici ? La voiture était propre, récente. Assurément, la personne qui la possédait devait avoir les moyens de vivre ailleurs. Je levai la tête vers le numéro 33. L’entrepôt paraissait dans un état de décrépitude semblable aux autres, quoique son toit tenait encore debout. Il était entouré de grilles de fer surmontées de barbelés, et pourtant il ne semblait pas y avoir de surveillance. J’entrepris de faire le tour du grillage. Personne, pas une caméra. À l’arrière, une porte rongée par la rouille avait été laissée ouverte. J’attendis quelques minutes à regarder fixement l’entrée et ses environs. Je ne savais pas si quelqu’un pouvait surgir, mais si je voulais y aller il valait mieux faire vite que de rester planté devant. Je me décidai à pousser l’ouverture dans le grillage. Au contact du sol, la barre de fer du grillage grinça d’un ton strident qui me fit sursauter. Je restai immobile quelques secondes, mais personne n’arriva. Je repris mon souffle et me dirigeai vers la porte du bâtiment.
Seule la lumière extérieure m’offrit un repère à l’entrée. Je me camouflai dans l’ombre. Au loin, un bruit machinal, presque mécanique, s’étouffait dans les interstices du bâtiment. Chtac. Chtac. Chtac. Puis un silence, un court instant, avant de recommencer. J’eus beau tendre l’oreille, je n’entendis rien d’autre. Je sortis mon téléphone pour m’éclairer, et fut soulagé de ne voir que des couloirs vieillissants. Tout était calme, hormis ce bruit lointain. Qu’est-ce qui me poussait à assouvir cette curiosité mal placée ? Soudain l’idée de me retrouver face-à-face avec Vicky ne semblait plus d’actualité. Je longeais les murs, attentif. Tout était grisâtre, aucun effort n’avait été fait pour que l’endroit paraisse un tant soit peu accueillant. Des murs, des portes, on s’en était tenu à l’essentiel.
Chtac. Chtac. Chtac. Je choisissais les couloirs qui ne me conduisaient pas directement à ce bruit angoissant de régularité. Autant ne pas risquer de tomber sur qui que ce soit. Après tout, je n’avais rien à faire ici. Une porte était entrebâillée. Je la poussais en priant pour qu’elle ne grince pas… Je me faufilais à l’intérieur. Des bocaux, des étagères, à perte de vue. Des bouts, dans une matière jaunâtre, solidifiée. Sur l’étiquette, « L’Oncle Tom », et des dates d’expiration. Des frigos. Une fois encore, ma curiosité me poussa à en ouvrir un. Certains bouts m’étaient clairement reconnaissables. Je les sortais rôtis de la cuisine, parfois en sauce. Rien de si extraordinaire, je commençais à penser que mon imagination m’avait joué des tours.
Chtac. Chtac. Chtac. Il était temps de partir. D’ailleurs, le bruit était bien plus proche qu’à mon arrivée et me faisait de plus en plus froid dans le dos. Il fallait que je fasse attention à ne pas me faire repérer. Je leur dirais bien que je travaille pour la boîte, mais bon, j’aimais autant ne pas faire d’histoires. Chtac. Un bruit de métal qui tombe, puis une porte qui valse. Et merde. J’avançais jusqu’au tournant du couloir et m’engouffrai dans la première porte en prenant soin de la refermer discrètement.
J’avançais dans le noir ; je ne voulais pas me faire repérer avec ma lumière, quand mon visage heurta quelque chose. Immobile, il fallait que je reste immobile. Et il faisait froid, très froid. Et cette odeur… De l’autre côté du mur, les roulettes d’un charriot grinçaient le sol. Il avançait doucement. Quelqu’un sifflait. J’entendis la porte de la pièce précédente valser, et la personne se mit à décharger, je suppose. Ça m’offrait un répit, mais pas assez pour partir. Je sortis mon téléphone pour me repérer. Sitôt la torche allumée, l’horreur me fit lâcher prise. Un visage, un putain de visage ! Violacé, à l’envers, qui pendait. C’était quoi cette merde ! C’était ça que j’avais heurté ? Je me frottais frénétiquement le front, comme si ça allait effacer ce contact répugnant, tandis que ma gorge se faisait assaillir tellement j’avais la gerbe. Je tournais la tête, mais à mesure que je regardais à côté, le massacre prenait de l’ampleur. Des corps par dizaine, nus, pendaient crochetés par les pieds, la carotide tranchée. La puanteur revêtit alors une autre odeur. Les yeux criaient l’horreur de leurs derniers instants. Qu’est-ce que je foutais là putain ! Des rangées à perte de vue, la plupart étaient si jeunes… Et si nombreux ! Ce n’était pas possible. J’essayais de me persuader que mon imagination me jouait des tours, mais les macchabés ne disparaissaient pas. Bordel. L’odeur était si forte, malgré le froid ambiant. L’épouvante fit place à l’angoisse. La situation n’était pas qu’immonde, elle était périlleuse, et au plus haut point. Je fixais cette fille, dans la fleur de l’âge. Ses yeux vitreux me conseillaient de dégager, et vite.
Dans le couloir, la porte de l’autre pièce se referma bruyamment. Je me figeai. Le charriot reprit son chemin ; les roulettes se firent de plus en plus proches. Eteindre la torche. Mes doigts transpiraient, ils ripaient sur l’écran. Le chariot s’arrêta devant l’entrée. Je me dépêchai à quatre pattes vers le côté opposé de la pièce. Si j’avais la moindre chance, ce serait loin de cette porte. J’heurtai un coin, et me recroquevillai. Comme si ça changerait quelque chose... La porte s’ouvrit. Il sifflait. Il sifflait ! Je l’entendis décrocher un corps, près de l’entrée, puis un deuxième, et un autre encore, qu’il chargea sur sa charrette infernale avant de repartir. C’était dégueulasse. C’était donc ça ! C’était nous, ça ? C’était ça, qu’on servait aux gens ? Impossible. Comment personne ne pouvait le savoir ? Je commençais à comprendre pourquoi Vicky ne s’était jamais repointée au boulot. Elle avait dû l’apprendre. Bien sûr qu’on part sans préavis avec un truc comme ça… Elle avait laissé un indice, ce papier, pour le prochain, pour qu’il sache. Moi. Ou alors… Non. Je préfère ne pas y croire. Elle vit encore, cette brunette au regard sauvage. Elle a dû s’enfuir. C’est sûr…
Le chariot s’éloignait. Je n’osais plus reprendre mon souffle jusqu’à ce qu’il s’arrête et que ne reprenne ce terrible rituel. Chtac. Chtac. Chtac. Je rallumai ma lumière et rampai jusqu’à la porte. Il n’y avait pas de poignée. Chtac. Chtac. Chtac. Ça y est, c’en était fini de moi, je suis foutu. Jusque-là, j’avais cru possible de réchapper à l’enfer, mais la situation devenait critique. J’avais froid. Ça puait. Je tremblais. Je n’arrivais plus à réfléchir. Je rampai misérablement jusqu’à mon coin où je m’enfouis la tête dans les jambes. Je n’osais plus rallumer, je ne voulais plus voir les têtes macabres qui me renvoyaient à mon futur proche. Ma respiration se saccadait, j’étouffais. Les larmes inondaient mon cou en silence.
Combien de temps me fallut-il pour me ressaisir ? Je finis par comprendre que je ne pouvais pas rester là à attendre la mort les bras croisés. J’avais peu de chances de m’en sortir, mais il fallait que je fasse tout pour les saisir. Je me décidai à longer les murs, lumière à la main. Rien. Aucune indication. Aucune autre sortie. Ma seule issue était d’attendre que le boucher revienne, et de filer par l’unique entrée. Improbable, mais pas impossible. Chtac. Chtac. Chtac.
Combien de temps ai-je attendu jusqu’à ce que le rituel du chariot reprenne ? Il me parut long à patienter, mais court si l’on considérait la rapidité avec laquelle trois corps venaient d’être charcutés en morceaux comestibles. Je me tenais plaqué contre le mur, à côté de la porte. Je rentrais au maximum le ventre, comme si ça pouvait changer quoi que ce soit… Les pas dans le couloir… L’autre pièce, les bocaux s’empiler, le chariot qui recommençait… Et puis la suite s’enchaîna très vite. La porte du frigo s’ouvrit, et l’homme s’engouffra dans la pièce. Un filet de lumière venue du couloir me donna à voir le boucher s’approcher du corps le plus proche. Il n’était qu’à quelques centimètres de moi, mais il ne me vit pas. La luminosité me serait moins favorable lorsqu’il se tournerait. Je n’ai pas réfléchi plus longtemps. Je décalai vers l’entrée... il ne l'entendit pas. J’aurais dû détaler… ma main saisit la poignée et rabattu la porte. Le boucher comprit que quelque chose clochait quand il vit le filet de lumière rétrécir et se retourna aussitôt. Il sauta sur la porte et saisit la tranche de sa main. Le colosse avait une force herculéenne et moi, je jouais ma vie. Mais je la voyais s’envoler à coup de millimètres perdus dans cette épreuve de force. Je tentai la seule chose qui m’était encore possible : le coup bas. Je mordis si fort sa phalange que sa main se fit un instant plus faible, et je profitai de cette seconde de répit pour lui assainir le coup final.
« Ouvre-moi ! Je te préviens ! »
Je me foutais qu’il crève dans ce frigo. On finirait bien par l’y retrouver de toute façon, et plus tôt que je ne l’espérais. Quant à moi, j’avais intérêt à dégager. Je longeais les couloirs à la hâte. Il hurlait. Ça m’affolait. Je n’avais aucune idée de si quelqu’un d’autre était présent dans l’établissement. Et je n’étais plus si sûr du chemin que j’avais emprunté. À n’éviter que le bruit, j’avais abandonné la logique des couloirs. Le boucher vociférait de plus belles. Je m’engouffrais dans une porte qui ne me mena nulle part. Un bureau. Un cul de sac. Je regardais les murs à la hâte à la recherche d’un plan d’évacuation, en vain. Je fuyais ses hurlements, jusqu’à apercevoir un filet de lumière extérieure. La porte de tout à l’heure ! Je déguerpis à l’arrêt du Quai des Salurdes en ayant l’impression permanente d’être suivi. Je n’eus même pas le courage d’attendre le bus qui passait toutes les demi-heures. Je continuais ma course, à bout de force, animé d’une énergie jusque-là inconnue.
J’eus si peur d’être reconnu que je ne rentrai même pas chez moi. Je finis par aller voir la police et leur raconter toute l’histoire. Bien qu’ils aient d’abord cru à une mauvaise farce, ils dépêchèrent une patrouille sur les lieux qui finit par découvrir le massacre ainsi que le boucher en train de tambouriner au milieu de ses gibiers. L’Oncle Tom ferma du jour au lendemain ; aucune explication ne fut donnée à la clientèle qui déplora « la fin d’une ère ». J’ai essayé autant que possible de laisser cette histoire derrière moi, mais sans succès. J’étais perdu, je ne me reconnaissais plus. Je ne voulais pas en savoir davantage. J’en savais déjà trop. Je finis même par conforter mon choix d’abandonner le journalisme au vu de mon incapacité à vouloir affronter la vérité. Je me refusais à parler de traumatisme. Pourtant, le fin mot de l’histoire a été découvert par d’autres plus curieux que moi, et n’a pas tardé à finir dans les journaux. Vous savez comment c’est, aujourd’hui, tout se sait. Et même dans mon état, reclus comme un rat, je n’ai pas pu y échapper.
Mama Terra : le marché de l’horreur.
Ils pensaient consacrer leur vie à construire un monde meilleur, ils donnaient leur vie pour alimenter un trafic d’êtres humains qui en a régalé plus d’un.
Je me permets l’un ou l’autre petit commentaire plus spécifique :
- La première partie « Délicieusement vôtre » est assez nébuleuse, avec beaucoup de sous-entendus, au risque de perdre le lecteur
- Comme d’autres lecteurs l’ont souligné, attention à l’usage des temps. Pour ma part, j’ai tendance à privilégier le présent autant que possible, pour éviter ce genre de piège. Ca peut paraître facile, mais c’est efficace et au final satisfaisant tant pour l’auteur que le lecteur, me semble-t-il, car plus dynamique et moins périlleux
Pour la première partie, je suis d'accord, le focus est assez nébuleux, entre partir sur les adieux avec le frère et ensuite bifurquer sur le restaurant et finalement, le cœur de la nouvelle.
Quant à l'usage du temps, je te rejoins totalement. J'ai écrit cette nouvelle il y a un petit moment maintenant (2018 ? Que le temps passe vite ^^) et cela fait quelques années que je n'écris plus qu'au présent. Outre les problèmes de concordance dans ce texte, je pense aussi que ce récit gagnerait à être au présent, pour plus d'immédiateté. Notamment sur la scène dans l'entrepôt, ce serait plus immersif !
Très chouette lecture, merci. (J'espère que tu pardonneras mais pinaillages orthographiques, déformation professionnelle ^^')
"Je la poussais en priant pour qu’elle ne grince pas" -> retirer "s" à "poussais"
"Je me faufilais à l’intérieur." -> idem avec "faufilais"
"J’avançais jusqu’au tournant du couloir " -> idem
"De l’autre côté du mur, les roulettes d’un charriot grinçaient le sol." -> "sur le sol" ?
"Des corps par dizaine" -> dizaineS
"Un filet de lumière venue" -> venu
"ma main saisit la poignée et rabattu la porte" -> rabattit (passé simple plutôt que participe passé)
"et je profitai de cette seconde de répit pour lui assainir le coup final" -> assener (même si toute cette situation n'est certainement pas très saine!)
"Le boucher vociférait de plus belles." -> belle
"Je m’engouffrais" -> retirer "s"
"Je regardais" -> idem
"Je fuyais ses hurlements, jusqu’à apercevoir un filet de lumière extérieure." -> il faudrait plutôt un passé simple ici aussi, mais c'est vrai que la confusion avec le présent pour "fuis" est malencontreuse.
"Je continuais" -> retirer "s"
En tout cas, ravie que tu aies apprécié l'histoire. Je me rends compte par les retours que le coup de la viande humaine est finalement assez attendu, quoi que certains lecteurs ont parfois la surprise pour la révélation finale. Mais tu avais vu juste en début de chapitre, tu m'as vue arriver avec mes gros sabots !
Le seul petit pinaillage que j'aurais, c'est que j'aurais attendu des signes de panique encore un peu plus forts quand il découvre que la porte n'a pas de poignée à l'intérieur.
Bravo en tout cas, tu m'as "cueillie" !
Quant à la panique, oui ça fait vraiment partie des axes d'amélioration auxquels je pense quand je relis Délicieusement Vôtre... J'ai mis il y a plusieurs mois le point final, et une partie de moi se borne à le respecter. Je n'exclus pas de lui donner une seconde vie un jour, mais je dois avancer sur d'autres choses avant ;)
Merci pour ta lecture et tes retours !
Merci pour ton retour :) je suis contente que tu aies apprécié!
Attention à l'utilisation du temps par contre, dans plusieurs passages comme celui-ci :
'J’ai décalé vers l’entrée, je ne crois pas qu’il m’ait entendu. J’aurais dû détaler… ma main a saisi la poignée et rabattu la porte. Le boucher comprit que quelque chose clochait quand il vit le filet de lumière rétrécir et se retourna aussitôt. '
Passé composé et passé simple juste après.
Le pauvre frère… On ne sait pas s'il a survécu, au final !
Merci pour cette petite histoire.
Quant à la fin... En effet je devrais peut-être me fendre d'une phrase pour la rendre plus explicite?
Merci de ton retour en tout cas ;)
Je voulais juste dire que l'on peut toujours avoir l'espoir d'imaginer que le frère était parvenu à s'échapper:p