Chez l'Oncle Tom

Par Hylla

Les journées défilaient et se ressemblaient toutes. Pas le temps de chômer, Chez L’Oncle Tom, la salle était tous les jours pleine à craquer. Certains faisaient même la queue pendant une heure pour obtenir une table. Le nouvel établissement concept de la ville était victime de son succès, et avec lui et au premier chef, toute son équipe. Dans la restauration, s’il y a bien une chose qu’on ne compte pas, c’est ses heures. La fatigue me tiraillait. Non pas que je sois le seul à en souffrir, mais c’était une réalité dont chacun refuse de se plaindre bien que tous victimes. Je commençais à comprendre pourquoi la Vicky que j’avais remplacée était partie du jour au lendemain, sans crier gare. Nous attendions les jours de congés religieusement, et en général nous les passions à récupérer. Au fur et à mesure que les semaines passaient, les heures de service s’allongeaient et nos heures de sommeil, elles, diminuaient drastiquement. Il fallait faire rentrer plus de couverts, faire un service de plus… Et nous pensions tout bas : est-il humainement possible de faire plus de table ? À ce qu’il paraît les cuisines ont les mêmes angoisses quand elles parlent de stock… Mais pourtant chaque jour le miracle se reproduit. Oui, c’est possible. Ils parlent même de proposer un service 24h/24. Et moi, je me demande ce qu’il m’arrivera si je ne dors plus du tout.

Il faut dire que l’Oncle Tom avait de quoi séduire. La viande jouissait parmi la population d’une réputation qui frôlait la légende. Seules les plus grandes fortunes pouvaient se permettre de consommer des produits de l’étranger. Et dire que nos grands-parents avaient connu ça, à l’époque, et en mangeaient régulièrement en plus ! Ceux qui refusaient d’en consommer le faisaient par idéologie, ou religion, si tant est que l’on puisse distinguer les deux. Un jour, l’Oncle Tom a ouvert ses portes, et moyennant quelques heures de paye, la populace a découvert la viande. Et il faut avouer que le spectacle est au rendez-vous. Ça s’apprête, ça se dandine, ça se prend en photo, mais on voit aisément qu’ils n’en ont pas l’habitude. J’essayais chaque jour de dénombrer les « c’est vraiment la meilleure viande que j’ai mangée ! » alors qu’on sait tous qu’avant Chez L’Oncle, cette génération n’avait jamais pu en manger, justement. Mais au moins ils étaient tellement contents de leur repas que les pourboires étaient généreux. Au fond, bosser ici, c’était le bon plan, mais c’était épuisant.

« Bill ? C’est toi qui a la clé du local ? »

Je remettais toujours la clé sur son crochet après l’avoir utilisée. Mais par acquis de conscience, et surtout pour paraître de bonne foi devant mes collègues, je vérifiais malgré tout mon tablier. Pas de clé. Pourtant ma main effleura quelque chose d’autre. Un morceau de papier, plié.

 

33, rue de la vieille auberge

 

A quoi pouvait bien correspondre cette adresse ? Elle ne m’était pas familière. Le papier paraissait récent, il avait dû dater de l’époque où cette fameuse Vicky possédait le tablier. Quand j’étais arrivé, j’avais tout repris : ses affaires, son poste, ses tables, ses tours de serpillère. Ce papier était un lien de plus entre elle et moi, bien que nous ignorions tout l’un de l’autre et qu’elle ignorait jusqu’à mon existence. De ce que j’avais compris, même ceux qui l’avaient connu ne savaient pas grand-chose sur elle. Ça rendait son départ soudain encore plus énigmatique. Qui était-elle ? J’en venais même à lui donner un visage. Je l’imaginais brune, de taille moyenne, attirante malgré un air sauvage que les filles de l’équipe faisaient passer pour des sautes d’humeur récurrentes. Malheureuse, peut-être. Il faut dire que le milieu est dur. Le subtil son de sonnette des plats à envoyer vint me tirer de ma rêverie.

« Qu’est-ce qui te prend ce soir ? T’es bouché ou quoi ? Ça fait trois fois que je te sonne ! »

J’acquiesçai sans répondre en prenant les assiettes pour la douze. Ce type était toujours à cran quand la salle était pleine. Donc ce type était toujours à cran. Parfois, il m’arrivait de repenser à mon frère, à cette dernière phrase. Je le décevais. Ça faisait mal, de rester sur ça. J’essayais au maximum de l’effacer de ma tête, lui et ses jugements, mais sa pensée ressurgissait d’autant plus violemment que je la réfrénais. Joe aurait détesté cet endroit. Il n’y avait jamais mis les pieds, mais il en détestait l’idée. Un homme d’idéaux, mon frère... Il ne comprenait pas pourquoi certains font des choses qui ne vont pas dans le sens de ses utopies, et il m’a renié pour ça. Lui qui s’est coupé de toute civilisation pour planter ses tomates et vivre comme si les siècles précédents n’avaient jamais existé, il voyait L’Oncle Tom comme le paradigme le plus hypocrite de notre société moderne.

Mina n’était jamais très bavarde au moment de fermer : le plus tôt est le mieux. Mais il arrivait que la dernière table quitte trop tard, et alors elle venait vers moi avec son ton mielleux qui contrastait cruellement avec son air cassant de fin de service :

« Tu veux bien me raccompagner ce soir ? »

A ne pas se méprendre. Oui, c’était une question intéressée, mais non, pas dans ce sens-là. Je n’avais jamais avoué à Mina que depuis mon embauche, j’avais déménagé et que maintenant la raccompagner me faisait faire un détour substantiel. Mais je me sentais en charge d’une mission. La nuit, certains lieux n’étaient pas endroits pour femmes seules et surtout, je ne m’étais pas encore fait à l’idée de clamer haut et fort que j’avais troqué le logement de famille pour une boîte sous-terraine.

Pour elle, ces balades nocturnes étaient un vrai exutoire, mais ce soir-là j’orientais la discussion sans détours. Non, Mina n’était pas en mesure de me dire quelle était l’adresse de Vicky, et d’ailleurs elle commençait à trouver ma curiosité envers cette fille ridicule. Elle-même, qui s’estime de bonne volonté, ne lui avait trouvé rien d’intéressant.  « Si tu veux mon avis, ça en a arrangé plus d’un qu’elle parte comme ça, sans rien dire. En général ça désorganise, ça fait chier, mais là t’es arrivé vite donc on n’en a pas trop souffert. » Je persistais à vouloir trouver un lien entre elle et l’adresse du tablier, mais Mina fut incapable de me renseigner. « Sherlock », qu’elle m’avait appelé en rigolant.

On arrivait enfin devant sa maison. Elle me remercia de la ramener, et me souhaita ironiquement bonne chance pour le trajet. Elle ignorait que j’avais déménagé pour les souterrains. Le chemin serait long… Je vérifiais sur mon téléphone où se trouvait la rue de la vieille auberge. Elle se situait dans le quartier désaffecté du quai des Salurdes. Pas étonnant que je n’en avais jamais entendu parler. Je n’avais pas traîné là-bas depuis des années. Avec les potes, on s’y retrouvait parfois pour être un peu tranquille. Ce n’était pas très loin en bus de chez moi, mais l’idée même d’y passer de nuit me faisait frissonner. Je décidais d’y passer le lendemain.

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Mart
Posté le 23/10/2024
Plus de détails sur ce monde futuriste ! C'est génial comment en plus de nous introduire une intrigue, tu reviens sur le premier chapitre et nous donnes plus d'infos sur le monde. J'ai hâte de lire la suite !

Petites coquilles :
"est-il humainement possible de faire plus de table" -> ajouter "s" à "table"
"je vérifiais malgré tout mon tablier" -> retirer "s" de "vérifiais" pour en faire un passé simple plutôt qu'imparfait
"De ce que j’avais compris, même ceux qui l’avaient connu" -> ajouter "e" à "connu" pour accord au féminin comme "l'" désigne Vicky et se trouve avant le PP
"Je décidais d’y passer le lendemain." -> décidai (idem : passé simple plutôt qu'imparfait car action finie)
Mart
Posté le 23/10/2024
Okay non, je viens de réfléchir à quelque chose et je pense que je vois où ça va...

SPOILER :
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La viande chez l'Oncle Tom, elle n'est pas d'origine animale, hein ? Je viens de réfléchir au titre "Délicieusement vôtre" et je sens le cannibalisme là... Je pars découvrir la suite !
Hylla
Posté le 23/10/2024
Je crois bien que depuis, tu as eu la réponse à ta question :D
Isapass
Posté le 29/11/2020
Ok, on commence à distinguer un fil rouge. Prometteur ! Je pensais que l'intrigue allait tourner autour de la problématique d'idéologie écologiste (d'ailleurs c'est peut-être le cas), mais cette piste plus "concrète" de recherche d'une personne donne du grain à moudre aux lecteurices et l'envie d'en savoir plus sur cette Vicky.
J'ai quand même une petite remarque sur le contexte autour de la consommation de viande que je ne suis pas sûre d'avoir bien compris. La viande a pratiquement disparue, ça ok, mais c'est parce qu'elle était trop mal vue ou parce qu'il n'y en a plus (trop chère, impossible à produire en France...) ? Bref, c'est peut-être juste moi, mais j'ai eu un flou là-dessus.
Je continue pour voir si ça s'éclaircit par la suite.
Hylla
Posté le 29/11/2020
Tu n'es pas la première à me faire la remarque j'aurais dû détailler en peu plus... Mais dans l'idée oui, la viande est devenue bien plus rare donc hors de prix. A part ceux qui ont le luxe de dépenser une fortune pour un repas, la viande n'est plus consommée
OphelieDlc
Posté le 19/11/2020
Mais tu m'avais caché ça !
Très étrange de te lire à la première personne, mais ça ne me déplait pas du tout.
Je suis arrivée jusqu'ici grâce aux HO et parce que je compte bien faire remonter mon %. Et je ne suis pas déçue ! Je reconnais bien ta plume et pourtant elle sonne différente. Je ne suis pas fan d'horreur, mais ce crescendo est fort appétissant. ;)
Hylla
Posté le 19/11/2020
Ahaha mais tu sais que moi non plus, je ne suis pas fan d'horreur DU TOUT et je n'en lis JAMAIS ! Mais cette histoire m'avait trotté dans la tête pendant le voyage. Un mois de pause de Souffleurs d'Histoire j'ai enfin trouvé la voix, et pouf, c'est sorti (comme SH en ce moment ^^).

Amuse-toi bien au chapitre suivant ><
Géraud
Posté le 20/04/2020
Ah oui… Inquiétant, ce chapitre. Un monde sans viande apparemment, dans lequel ouvre soudainement un steakhouse… C'est à se demander d'où vient la viande ! Vicky a peut-être découvert un plan à la Soleil Vert ! :)
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