13 septembre 2008
La première chose qui me frappe lorsque je vois deux silhouettes se profiler en filigrane derrière les rideaux du bureau, c’est l’extrême souci de ponctualité d’Arabella. Le rendez-vous était prévu pour 13h30 et c’est à 13h30 tapantes qu’elle m’apparaît, un carton de pâtisserie en main, escortée de son grand-frère, à la recherche de notre entrée. J’avais pressenti qu’elle se dirigerait vers le portillon du voisin au lieu du nôtre -ça arrive souvent aux nouveaux visiteurs- et, au cas où, je veillais au grain dans le cabinet de mon père depuis lequel on peut voir la cour commune aux deux villas. Le fauteuil à roulettes glisse en arrière tandis que je bondis vers la porte-fenêtre, mon palpitant en fête. Ma main maladroite bute sur le loquet mais je réussis à ouvrir. Le bruit de coulisse les détourne dans un même mouvement, frère et sœur en parfaite simultanéité, tel un étrange jeu de miroirs ; et là, en équilibre précaire sur le rail de la vitre, empêtrée dans le rideau, je me prends le sourire d’Arabella de plein fouet.
Mais avant d’aller plus loin, histoire d’entretenir un peu le suspense de cette rencontre, j’aimerais revenir un peu en arrière, avant le sourire, avant le loquet qui coince, avant cette apparition d’un autre monde.
Je voudrais déjà préciser que je n’aime pas beaucoup l’idée de destin, de prédétermination, de fatalité, ces notions qui mutilent notre liberté. Mais j’avoue que je serais à présent presque tentée d’y croire. Il se forme parfois des nœuds de hasards étranges, des concentrations de coïncidences telles que je me demande si, dans le fond, des fils invisibles ne relient pas les âmes destinées à se rencontrer.
C’est par un jeu de ricochets sur la Toile que j’ai échoué sur les rivages de Plume d’Argent, ce havre dont j’ai si souvent rêvé sans trop y croire, qui plus est à une période de ma vie assez… disons… riche en événements. J’avoue qu’en explorant ses contrées, je cherchais la faille, le hic, le « mais » qui me feraient bien vite tomber de mon petit nuage. Règle n°1 sur le net : ne jamais s’emballer.
Et pourtant, il m’est bel et bien apparu, au fil des jours et des semaines, que j’avais dégoté là une véritable famille de plume. Et comme le hasard fait toujours formidablement les choses, une compatriote avait précédé mon inscription de quelques jours seulement. J’ai d’abord jugé amusant que nous soyons originaires de la même ville et que nous ayons fréquenté le même lycée. J’ai estimé plus particulier que, comme moi-même, elle préfère la pluie au soleil. Enfin, j’ai été confondue par les similitudes de nos récits et de nos personnalités.
Mais parfois ces choses-là ne suffisent pas pour que parvienne à la surface de notre conscience ce que notre petite voix, au-dedans, nous crie au fond de nous. Le mot est là, amie, mais il ne se formule pas nettement derrière le front.
Parce que virtualité.
Parce que trop tôt.
Parce que prudence.
Parce que règle n°1 sur le net, ne jamais s’emballer.
Alors il suffit d’une pichenette, d’un rien, d’une bête tocade pour que le basculement ait lieu. Ce petit caprice s’appelle Fascination de Stephenie Meyer, un bouquin que j’avais toutes les peines du monde à me procurer. La proposition a fusé sur le forum : « Si vraiment, vraiment tu n'y arrives pas, Cricri, je peux me débrouiller pour les passer à ta famille si tu n'habites pas très loin de cannes. Mais bon je doute que tu en viennes jusque là. »
Moi j’ai tiqué : pourquoi en doute-t-elle ? Et je me suis soudain rendue compte que la suggestion me tentait réellement, non pas pour le bouquin, mais pour la rencontre elle-même. Et là-dessus, j’ai rebondi, et elle a rebondi, et j’ai encore rebondi, et le verdict est tombé : samedi 13, 13h30.
J’allais rencontrer Arabella.
Ce fut d’abord une folle excitation, puis une vive curiosité, enfin une petite pointe d’inquiétude. Et si, malgré nos affinités apparentes, le courant ne passait pas ?
Je pensais à Virgile, à notre première rencontre dans le monde réel, à cette aisance naturelle, propre aux vieilles amitiés, qui nous a aussitôt guidées l’une à côté de l’autre. Quelles étaient les chances pour que ce genre de petit miracle se produise encore ? L’amitié n’est pas tissée dans les seules sympathies : encore faut-il que l’étincelle jaillisse.
Au mieux, essayais-je parfois de me convaincre, on se sourira, on se fera la bise et, une fois la rencontre faite, on passera à autre chose. Ce sera une chouette petite expérience, hein, mais pas de quoi bouleverser une vie non plus. Ne pas trop promettre, ne pas trop attendre pour ne pas décevoir ni être déçue.
Et plus la semaine avançait, plus j’avais hâte d’être fixée car je sentais que quelque chose sonnait faux dans ce raisonnement. Je n’arrivais pas à me persuader.
La veille du jour J, nous avons décidé de nous appeler, histoire d’entendre déjà le son de nos voix. Là, d’un coup, j’ai senti avec une nouvelle confiance que quelque chose allait se produire. Mon estomac faisait des allées et venues entre mes talons et ma gorge, je n’arrivais pas à suivre une banale conversation avec ma famille, je ne tenais pas en place.
Le téléphone a sonné. C’était elle. C’est très étrange à dire mais j’ai tout de suite reconnu sa voix.
L’étincelle a jailli.
Je pensais que ce premier contact serait expéditif, Arabella m’ayant avertie qu’elle n’aimait pas le téléphone. On se rappellerait les modalités de la rencontre, trois petits mots de politesse et puis on remettrait le reste au lendemain.
Je me demande encore laquelle de nous deux s’est finalement révélée la plus intarissable. Nous nous sommes parlé l’une sur l’autre, de manière chaotique, incontrôlable, de tout, de rien, de Clo, de Shishi, de Diabo, de Honey, de toutes ces personnalités incroyables que nous rêvions de rencontrer un beau jour, aussi. Je pense qu’à nous écouter ainsi, un témoin de la scène aurait cru à deux amies d’enfance qui ne s’étaient pas téléphoné depuis un bail et qui avaient beaucoup à se dire ! Deux gamines, deux adolescentes, deux camarades de toujours, deux boulimiques.
Car derrière les mots, les anecdotes et les confidences, filait quelque chose de moins anodin, de plus profond, quelque chose qui nous disait que la rencontre du lendemain serait tout sauf ordinaire.
Voilà, je crois que maintenant je peux refermer cette longue parenthèse et en revenir à cet instant suspendu, alors que je suis en travers de la porte-fenêtre, gênée par le rideau du bureau qui me tombe dessus comme une toile d’araignée, et que l’exclamation joyeuse d’Arabella s’élance vers moi :
- Cricri !
Je ne sais pas pour vous mais quand, moi, je rencontre quelqu’un pour la première fois, il flotte généralement un moment de battement, un léger sentiment de malaise, une sourde timidité qui fait que j’ai besoin de temps pour me détendre et trouver mes repères. Et pourtant, quand Arabella s’approche de moi, sa pâtisserie brandie comme une offrande, je l’embrasse, non pas avec cette politesse qu’on réserve aux invités, mais avec cette aisance qui pénètre les manières des vieilles connaissances. Et pourtant, nous offrons un singulier contraste : moi blanche comme un cachet, elle dorée comme une galette.
Comment vous dépeindre l’impression formidable que me font Arabella et son frère ? Je m’imaginais l’une joyeuse et le second pétillant : j’étais en-deçà de la réalité.
Arabella est charmante, dans le sens magique du terme, et le charme irrésistible qu’elle dégage est de ceux qui vous imprègnent au premier regard. Je ne vais pas entrer dans une minutieuse description de sa personne -même s’il y aurait là de quoi écrire- car je pense que ça l’embarrasserait plus qu’autre chose. On se contentera donc de dire qu’elle est vraiment charmante.
Quant à son frère, pour ceux parmi vous qui ont lu les histoires d’Arabella, sachez qu’il a réellement du soleil sur le sourire et au fond des yeux : ce n’est pas une image. Un grand-frère de rêve, venu escorter sa petite sœur en digne chevalier servant, pour veiller tout de même à ne pas l’abandonner aux mains d’un loup et qui, sa mission accomplie, se fait gentiment chasser par la petite ingrate :
- Au revoir, frérot ! lui lance-t-elle avec un sourire d’ange.
Et moi de proposer :
- Vous ne rentrez pas prendre quelque chose ?
- Non, non, il s’en va ! assure précipitamment Arabella avec un aplomb parfait.
- Je dois vraiment m’en aller, s’excuse-t-il avec un gentil sourire qui ferait fondre la plus gelée des filles. Ca ne vous pose donc pas de problème de nous la ramener ?
- Aucun souci. Vers quelle heure ?
- Permission de minuit, plaisante-t-il. Avant que le carrosse ne se transforme en citrouille…
- Très drôle, grince Arabella qui le pousse presque dehors. Ciao ! Bye bye ! A plus tard !
Et comme je peux être parfois assez spontanée, je ne laisse pas ce frère quitter les lieux sans avouer franchement à sa sœur :
- C’est vrai qu’il a un sourire ensoleillé.
Là-dessus, je guide Arabella vers le salon où elle doit affronter tout un tas de visages inconnus en train de prendre le café : ma mère, mon père, mon frère, un ami de mon frère qui est venu déjeuner avec nous, mon Cher Et Tendre… Je redoute un instant que tout ce monde d’un coup ne la déstabilise. Au lieu de ça, elle se pose à table comme un rayon de soleil et elle s’intègre au tableau comme si elle en avait toujours fait partie.
J’aimerais vraiment vous dresser un compte rendu précis de toutes les conversations que nous avons eues, à partir de cette minute, mais j’en suis incapable. Je visualise bien l’itinéraire que nous avons suivi -la table du salon, le canapé du salon, le bord du lit de ma chambre, le pouf de la salle de jeu, le bord du lit de ma chambre, la table du salon et puis, finalement, avec une pince au cœur, la voiture de papa qui ramène Arabella chez elle- mais retracer le cheminement exact de nos paroles me paraît impossible.
Je peux, en revanche, vous en livrer quelques bribes éparses :
Arabella debout dans le salon, en train de nous mimer un prof de maths qui l’a traumatisée dans notre lycée commun.
Elle qui se penche soudain sur moi : « mon dieu, Cher et Tendre est exactement comme Thorn ! »
Cher Et Tendre qui se lisse la barbe en marmonnant qu’il va finir par lire mon histoire parce qu’il ne sait pas comment il doit prendre la chose.
Moi qui tiens dans une main un poème magnifique qu’elle a écrit spécialement à mon attention et, dans l’autre, un coquillage de son île et monsieur sourire qui me guigne un clin d’œil.
Pendant ce temps, Arabella qui quitte la pièce en courant, horriblement embarrassée que je lise son poème devant elle.
Moi qui raconte la Belgique, ma maison Grimoire, mes maladresses, des anecdotes d’autrefois.
Elle qui me raconte ce qu’est devenu le lycée après ma scolarité, ses amis, ses bêtises, ses sources d’inspiration.
Cher Et Tendre qui prête une oreille bienveillante à nos bavardages.
Il y a aussi notre tasse de chocolat chaud et Arabella qui trouve trop mignon qu’une grande fille comme moi prenne encore des goûters.
Et bien sûr : Plume d’Argent, en long, en large et en travers… Nous souhaitons de tout cœur qu’un jour, tous les membres de la communauté connaissent cette expérience incroyable et on se promet de leur faire partager la nôtre.
Mais le temps est impitoyable et arrive l’heure où il faut se résoudre à raccompagner Cendrillon auprès de sa famille. Et là, soudain, on rigole un peu moins fort. Sur la route, toutefois, une créature à peine réelle nous déride : un homme immense, monté sur des pattes de lièvre, traverse le passage piéton en trois foulées, pareil au lapin d’Alice au pays des merveilles. Avec papa et Arabella, nous nous entreregardons, incrédules, avant d’éclater de rire.
Enfin, je dépose la belle chez elle et je me fais assaillir par deux montagnes affectueuses (que je reconnais après coup être des chiens) avant de pénètrer son antre d’écriture. Arabella me prête des livres, encore et encore, puis elle me donne rendez-vous dans notre lycée lors de mon prochain passage à Cannes : nous revisiterons ensemble ce sanctuaire que nous avons en commun. Et au moment de se quitter pour de bon, elle me prend dans ses bras et m’avoue, avec sa fraîcheur et sa franchise, qu’elle est toute peinée, que je lui manque déjà, qu’elle veut venir me voir en Belgique et je sais, parce que je la ressens moi-même profondément, que cette émotion-là n’est pas feinte.
Lorsque je retourne à la voiture, où papa m’attend avec le sourire-profond-de-celui-qui-sait, mon âme est endeuillée, mais j’ai le cœur léger de cette apesanteur dont nous emplissent les amitiés exceptionnelles. Je sais avec certitude que je reverrai Arabella. Et, tandis que je découvre le ciel qui amoncelle des nuages noirs au-dessus de nos têtes, des nuages pleins de pluie, d’orage et de vent, je songe que les éléments, ce soir, vont se déchaîner pour sceller cette rencontre extraordinaire.
Désolée Cricri, pour une fois, je vais faire court, mais voilà, c'est tout beau, tout joli, tout mignon, ba tellement tout ça que chais pas quoi dire TT.TT
*sort*
J'arrive pas à croire que PA promette d'aussi belles rencontres ! T____T C'est émouvaaaaaant... *pleure dans les jupes d'Honey*
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