Mon histoire, c'est l'histoire de Louise.
Louise, c'est mamy gâteau. Vous savez, c'est la grand-mère de tout le monde. Celle qui sent l'eau de Cologne et le pain de savon. Celle qui prépare des confitures aux fraises pendant l'été et des tartes aux poires le dimanche. Celle qui a les cheveux très fins. Blancs. Bouclés par la permanente. Et les yeux très clairs. Bleus. Lavés par les années. Louise, c'est un peu ma grand-mère.
Ce matin, Louise s'est réveillée. Tôt. Comme d'habitude. À 8h, après son petit déjeuner, elle a appelé sa fille. Comme d'habitude. Puis, elle a mis sa robe bleue, celle qui fait ressortir ses yeux clairs.
Il est 9h et Louise attend le bus. Pas comme d'habitude. Ce matin, elle part à la commune. Ce matin, Louise va récupérer son passeport. Son tout premier passeport. Elle a 89 ans et en 89 ans, elle n'a jamais quitté son pays.
L'employé communal la regarde d'un air intrigué. « S'il vous plaît madame ». Mais elle ne le voit pas. Elle ne voit que ce livret à la couverture rouge sombre. Elle le sent, elle l'ouvre et, de ses doigts tremblants, elle parcourt les pages. Elle n'a rien dit à personne de son projet. Il y a 1 mois, elle s'est réveillée avec ce souvenir en tête. Elle avait 16 ans. L'oncle Léo et la tante Katya étaient rentrés d'un grand voyage. L'oncle Léo et la tante Katya rentraient souvent d'un grand voyage. Après le repas, pendant qu'elles faisaient la vaisselle, Katya lui avait parlé de cette île merveilleuse et, au bout de cette île, la plus incroyable colonie de fous de bassan. Et comme il fallait les voir piailler, et plonger pour pêcher, et se câliner, Madame fou de bassan et Monsieur fou de bassan.
Louise n'avait pas la moindre idée de ce que pouvaient être des fous de bassan. D'ailleurs, elle ne sait toujours pas. Mais elle sait où les trouver. Au bout d'une île merveilleuse.
Le voyage a été long. Mais facile, étonnamment facile. Quelques regards soupçonneux ou inquiets sur son passage. Les vieilles dames ne devraient pas voyager seules. Mais Louise sourit.
L'île est là, devant elle. Seules quelques vagues l'en séparent encore. Elle accoste. Au bout du ponton, il y a des prairies. Et des fleurs des champs. Et des petites maisons de bois peintes en blanc ou en vert. Le soleil du matin fait ressortir les couleurs. De chaque côté, le relief s'élève. On voit des falaises de pierre rouge. Les vagues viennent s'y jeter. Louise sent leur parfum salé. En face, un chemin de terre monte vers un bois de conifères.
Le plus difficile est devant elle. Traverser l'île. Jusqu'ici, il y a toujours eu des taxis, des avions, des bus, des bateaux et des gens pour lui laisser leur place. Mais sur l'île, pas de moyen de transport. L'île, ce sont 3 kilomètres à traverser. Louise ne se souvient plus la dernière fois qu'elle a marché 3 kilomètres. C'était bien avant la mort de son mari.
"Mais qu'est-ce qu'elle fait là ?"
Louise fait un pas.
"Qu'est-ce qui lui a pris ?"
Un autre pas.
"Elle n'a même pas prévenu ses enfants."
"Ils doivent être morts d'inquiétude."
"À l'heure qu'il est, ils auront appelé la police."
"Fuguer à 89 ans, ils vont la croire folle."
"Ils la feront interner quand elle rentrera."
"Et tout ça pour quoi ? Pour voir un oiseau. Un simple volatile."
"Elle a chaud."
"Et mal aussi. Tout ça n'est plus de son âge."
"Elle a de l'arthrose, de l'arthrite, de l'ostéoporose, des rhumatismes."
"Son corps craque de partout."
« Je peux vous aider madame ? ». Louise lève la tête. La côte est derrière elle. Elle est dans la forêt. « Merci jeune homme, ça ira. » Elle sourit et se remet à avancer. Petit pas par petit pas.
Tout à coup, une odeur lui chatouille les narines. Elle tend l'oreille. Elle entend des cris rauques. Elle accélère un peu. Louise sort du bois. Ils sont là. Indifférents à elle. Des milliers, des centaines de milliers. Les fous de bassan. Et il faut les voir. Comme ils piaillent, de leur voix rauques et chevrotantes. Et comme ils plongent, tellement puissants, pour pêcher. Et comme ils se câlinent, Madame fou de bassan et Monsieur fou de bassan, s'enlaçant de leurs longs cous blancs. Et comme ils agitent leur tête jaune, comme ils se lustrent le bec l'un contre l'autre. Comme ils piétinent d'impatience et battent des ailes blanches au bout noir pour annoncer qu'ils décollent. Comme ils sont drôles, s'écrasant sur le petit périmètre de leur nid. Comme ils sont majestueux dans les airs quand ils piquent vers un poisson.
Louise se sent toute petite devant ce spectacle. Elle l'a fait. Du haut de ses 89 ans, elle a réussi. Elle sourit. Elle ouvre son sac à main bleu marine. Elle a acheté un appareil photo jetable pour immortaliser l'instant. Incroyable que ça existe encore. Elle tire une photo des oiseaux. Ou deux, ou trois. Puis elle se penche à nouveau sur son sac. Elle en sort un stylo. Et un bout de papier. Elle le déplie. Par transparence, on peut voir 8 petites lignes griffonnées. Louise regarde les fous s'ébattre devant elle. Puis elle saisit son bic.
Elle a rayé la première ligne. « Rêve n°1 : voir les fous de bassan. »
je suis très émue, car la description que tu fais de Louise correspond en tout point à celle de ma grand-mère - que j'ai perdue... (en dehors du fait qu'elle faisait des tartes aux prunes et non au poires...!). Cette lecture m'a d'abord déconcertée, puis complètement accrochée...
Ce personnage me touche pour des raisons très personnelles mais d'autant plus que ton texte est particulièrement délicat, positif, prenant et très bien construit... et quelle jolie chute!!
J'espère pouvoir lire d'autres aventures de Louise... :)
Lyse
ce qui m'a déconcertée est la description de Louise,
qui m' a renvoyée à mon histoire personnelle (ma propre grand-mère); rien à voir avec la qualité de ton écriture... J'ai beaucoup aimé ton texte :)
Pour beaucoup, la vieillesse est synonyme de fin. Dans ce conte, la vieillesse est synonyme de frivolité.
L'espoir est moteur d'avenir. Pour tous.
C'est important pour moi de montrer des personnages un peu différents, pas forcément là où on les attend. Je trouve mon conte encore un peu maladroit, surtout à l'écrit. Mais j'aime passionnément ce personnage de Louise et ses rêves. C'est pour ça que j'ai envie de le partager.
Celui-ci m'est venu en visitant l'Ile de Bonaventure au Canada. C'est celle-là l'île merveilleuse. Sur le chemin du retour, j'y ai croisé un vieil homme avec une canne qui traversait à pied la forêt avec son petit-fils pour voir les oiseaux. Je l'ai trouvé très inspirant. Comme l'histoire de Baba Lena, une russe partie faire le tour du monde à 89 ans.
Merci à vous et bonne continuation... La photo me fait penser à la couverture du roman de Gérard Haddad : Monsieur Jean... On y voit aussi la mer, le ciel et la terre... et une chaise...
Bien à vous...