Le réveil

Par Nqadiri

Que les libertariens aient vendu le ciel à des start-ups du rêve, le poète rit. Que l’extrême droite ait interdit le mot « nous » dans les dictionnaires, le poète rit plus fort. Que les deux dansent maintenant un tango de privatisations et de croix gammées enrobées de miel, le poète rit jusqu’à ce que ses larmes deviennent des balles de satire.

Chaque matin, on distribue aux foules des masques en forme de porte-monnaie. « Liberté ! » braille un homme en vendant des morceaux de trottoir aux enchères. « Sécurité ! » hurle une milice en peignant les murs aux couleurs de l’apocalypse pastel. Le poète, lui, traverse ce cirque en sifflotant un air oublié — mélodie rebelle que les sirènes publicitaires ne peuvent pirater.

Acte I : Le marché aux âmes sèches

Au Carnaval des Illusions, les tribuns ont troqué leurs discours pour des jingles toxiques. L’un vend des licences de respirer : « L’oxygène en abonnement, ou la liberté de suffoquer ! » L’autre, coiffé d’un casque fait de vieux slogans, promet « des frontières si belles qu’on oubliera d’y mourir ». Leur duel ? Un concours de qui rotera le plus fort l’hymne du profit. Le poète lance des cacahuètes philosophiques : « Bravo les funambules ! Mais où avez-vous enterré le sens commun ? »

Les places publiques sont des laboratoires à paradoxes. Des hommes en costard injectent de la Nostalgie Pure™ à des chômeurs : « Vous étiez grands quand vous ignoriez que vous étiez petits ! » Un enfant interroge : « Papa, c’est quoi un syndicat ? » Le père, greffé à un écran, répond : « Une faute de frappe historique. » Le poète glisse un bonbon subversif dans la poche du gamin : « Suce lentement, ça contient du Victor Hugo. »

Au supermarché politique, on brade les valeurs en solde :

  • Pack Liberté™ (contient un fouet et un bandeau)
  • Kit Fraternité© (amis virtuels non inclus)
  • Amnésie Express (pour oublier hier en claquant des doigts)

Une mère achète un Kit Révolution pour ado : chaînes en plastique, slogans pré-mâchés, et un mode d’emploi pour « protester sans déranger ». Le poète ricane, paye en monnaie de singe.

Acte II : L’école des oublieux

Dans les classes Éclairs de Génie, on apprend à compter sans nombres : « Un like = une vérité. Dix partages = un diplôme. » Les cartes géographiques montrent des nations en forme de coffres-forts. Un élève questionne : « Et les fleuves, ils votent pour qui ? » Le professeur, branché à un IV de données, bégaie : « Les cours d’eau… heu… sont des influenceurs liquides. »

Au cours de littérature, on étudie « L’Art de Résumer Proust en Émojis ». Un élève tente de citer Baudelaire : « Le poète est semblable au prince des nuées… » Le proviseur le corrige : « Non, le poète est un créateur de contenu à faible rentabilité. » Le poète, planqué dans les toilettes, grave au laser : « 2+2= Résistance. »

La récréation ? Un jeu de piste où il faut trouver « l’espoir » caché dans les termes et conditions d’utilisation. Personne ne gagne jamais.

Acte III : L’amour en kit

Les amants modernes s’adonnent au romantisme algorithmique. « Chérie, notre compatibilité est de 78,3% ! Juré, c’est pas un fake ! » murmure un jeune homme à sa dulcinée, dont les yeux clignotent au rythme des notifications. Elle répond : « Chut, mon appli “Révolution Intime” dit qu’il faut rompre pour optimiser notre croissance personnelle. »

Ils s’embrassent via un filtre Cœurs Fondants™, bouches distantes de trois écrans. Le poète leur offre un quatrain pirate :
« Ô couple 3.0,
vos soupirs sont des contrats —
lisez les petites clauses
avant de signer l’infini. »

Leur mariage est célébré par un prêtre-robot qui échange les « oui » contre des promesses de crédit. La lune de miel ? Un voyage virtuel dans un paradis fiscal.

Acte IV : La liberté en conserve

La Liberté, désormais, est une marque déposée. On la vend en bidons aux coins des rues :

  • Liberté d’Expression® (interdite aux pauvres)
  • Liberté de Conscience™ (format poche, sans opinions incluses)

Un politicien urbi et orbi : « Plus vous achetez de libertés, plus vous êtes libres ! » La foule, méconnaissable sous les masques à logos, applaudit en agitant des portefeuilles vides.

Le poète, lui, vend des Miettes de Rêves au marché noir. Sa marchandise ?

  • Des syllabes interdites (« solidarité », « utopie »)
  • Des rires non estampillés
  • Des silences non monétisables

Un client lui glisse : « C’est dangereux, ce que vous faites. » Le poète sourit : « Seul ce qui brûle éclaire. »

Acte V : La résistance des fêlés

Quelque part, peut-être, dans les marges, la rébellion grouille en morse. Un clochard-philosophe repeint les bancs publics en couleur de manifeste. Des adolescents piratent les panneaux lumineux pour y afficher des haïkus subversifs :
« L’hiver des plus riches
dure quatre vies de pauvre —
lys perce l’asphalte »

Une fillette plante des graines de tournesol dans les fissures des prisons high-tech. « Pourquoi ? » demande le poète. « Parce que ça pousse vers le soleil, pas vers leurs caméras », répond-elle.

Le poète, lui, prépare son grand œuvre : une épopée écrite en virus informatique. Chaque vers, un code qui transforme les pubs en poèmes. Chaque rime, un verrou sauté dans les cerveaux formatés. « Lisez, braves gens ! C’est gratuit, donc suspect. »

Finale : Le bal des aveugles

Et quand le dernier livre brûle dans l’autodafé des réseaux sociaux, le poète ricane encore. Car il sait le secret que les puissants ignorent : chaque mot interdit devient une graine. Chaque rire moqueur, un brin d’herbe dans le béton.

« Continuez vos pantomimes, ô rois du court terme !
Moi je sème des verbes nucléaires
dans les fissures de vos empires.
Un jour, vous trébucherez
sur une métaphore
qui vous mordra
la démocratie
au cœur. »

Le texte s’arrête ici. Mais regardez autour de vous — il continue en lettres invisibles, tatoué sur le réel. À vous de le déchiffrer… avant qu’on ne vous vende la traduction.

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