Paroles d'une petite fille

Par Nqadiri

Tu ne le sais pas encore, mais je vole des moments. Oui, toi, là, avec ton regard qui glisse sur ces mots comme sur une vitre embuée. Je les vole, et personne ne me voit faire. Pas même toi. Surtout pas toi.

Tu ne me vois pas mais je te regarde. Dans ma main gauche il y a un pissenlit qui devient chauve. Dans la droite, un caillou chaud volé au soleil couchant. Je les garde ensemble, comme ça, jusqu'à ce que le duvet colle à la sueur de la pierre. C'est mon musée du maintenant.

Hier j'ai attrapé une larme de maman avant qu'elle touche l'évier. Elle brillait comme un diamant qui aurait peur. Je l'ai mise dans la boîte à bonbons en fer, là où je cache les rires étouffés des gens pressés et les soupirs des vieux bancs. Tu sais, les adultes laissent traîner plein de choses.

Tu vois, les adultes, ils marchent vite. Trop vite. Ils regardent leurs pieds ou leurs écrans, mais jamais ce qui vit entre les deux. Moi, je vois les choses qui tombent et qui ne font pas de bruit. Comme la feuille d’érable qui tournoie avant de se poser sur l’eau de la flaque. Elle flotte un instant, comme si elle réfléchissait, puis elle coule. Et personne ne la voit, sauf moi. Alors je la prends. Je la garde.

Ta montre ment. Les vraies minutes vivent sous les ongles quand on creuse la terre, dans le clignement des paupières du chat, là où le sucre se dissout sur la langue sans demander la permission. Moi je compte le temps avec des haricots blancs : un pour chaque fois que le vent fait danser quelque chose qui ne devrait pas bouger. Aujourd'hui j'en ai sept. Hier trente-deux.

Ton café refroidit à côté de l'ordinateur qui clignote. Je vois la fumée qui s'évade comme une âme. Tu crois que c'est juste de la vapeur ? Tous les matins tu perds un fantôme et tu n'es même pas curieux de savoir où il va.

J'ai une collection de silences :

- Celui qui reste quand la coccinelle décolle

- L'ovale parfait entre deux notes de piano lointain

- La respiration bleue des ampoules qui viennent de s'éteindre

Les tiens sont tout plats. Tu les ranges dans tes poches avec les clés et les tickets de caisse.

Regarde. (Non, vraiment. Arrête de lire une seconde et regarde.) L'araignée là-haut vient de terminer son pont entre deux gouttes de rosée. Ça n'existera plus dans dix minutes. Tu as vu ? Non. Tu pensais à demain. Demain est un mensonge qui porte une cravate.

Moi je fais des pièges à instants avec mes cils. Ce matin j'ai attrapé :

- L'œil gauche de la boulangère quand elle m'a donné la monnaie

- Le reflet d'un nuage dans une flaque d'essence

- La dernière vibration de la cloche avant qu'elle ne se rende au silence

Tu souris ? C'est ton sourire de "pauvre enfant poétique". Je le connais. Il sent le lait tourné et les pages jaunies. Ton vrai sourire, je l'ai vu une fois : il était caché derrière un éclat de rire, tout nu et tremblant comme un faon. Pourquoi tu l'as enfermé ?

Les grandes personnes croient qu'il faut des ailes pour voler. Moi je sais le secret : il faut des racines. Ce matin je suis devenue soeur avec une fourmi. On a partagé un grain de sucre plus brillant qu'une étoile. Son antenne a frôlé mon empreinte digitale - deux déserts qui se saluent. Tu aurais dit "rien".

Ton téléphone vibre. Tu sursautes comme un animal qu'on pique avec du métal froid. Moi je vibre aussi : le trottoir chante sous mes semelles, les miettes de pain me chatouillent la paume, l'air est une soie humide sur mes joues. Nous sommes deux instruments de musique. Toi tu ne sais plus quelle mélodie tu devrais jouer.

Hier soir j'ai ouvert toutes les fenêtres de la maison. Pas pour aérer. Pour laisser entrer les morceaux de nuit qui collent aux vitres : les reflets des phares qui dansent le tango, le frottement des feuilles ivres, l'ombre du vent qui a oublié sa forme. Maman a dit "ferme ça, tu vas faire entrer le froid". Elle ne sait pas que le froid est juste la nuit qui respire.

Je t'ai vu une fois voler un moment. C'était mercredi dernier, 15h24. Tu t'es arrêté devant le cerisier en fleur. Ta nuque a fait "oui". Pendant trois secondes, tu as existé plus fort que ton nom sur tes papiers. Puis tu as cligné des yeux comme après un cauchemar et tu es parti en marchant plus vite. Pourquoi as-tu eu peur de ta propre beauté ?

Ma poche droite est lourde aujourd'hui. Il y a dedans :

- Le râpe des vagues qui se retirent en boitant

- Le cri étouffé de l'asphalte quand la pluie le frappe

- Le sourire oblique de la lune qui passe derrière un camion poubelle

Je vais les enterrer sous le gros tilleul. Les graines de maintenant poussent mieux dans l'obscurité. Dans mille ans, des archéologues trouveront une civilisation entière faite de ce que vous appelez "rien".

Tiens, prends ça. (Je tends vers toi une poignée d'air tiède où flotte une poussière de lumière.) C'est le dernier battement d'aile du papier de bonbon avant qu'il ne tombe dans la corbeille. Non, ne le regarde pas de travers. Il est aussi précieux que l'heure de ta naissance. Plus, même. Parce que celui-ci, tu peux encore le choisir.

L'ombre du poirier avance d'un centimètre. Le bus va arriver dans cinq minutes. Entre les deux, il y a place pour une éternité en forme de chewing-gum oublié sous un banc. Je m'assois. La pierre froide traverse mon jean. Quelque part, un oiseau improvise un blues.

Je ferme les yeux. Tu continues de lire.

Qui de nous deux est vraiment vivant ?

Alors, je te le demande : arrête-toi. Regarde. Juste une seconde. Prends ce moment, celui-ci, maintenant. Mets-le dans ta poche. Garde-le précieusement. Parce qu’il ne reviendra jamais.

Et si tu ne le fais pas, ne t’inquiète pas. Je le volerai pour toi.

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