Le rite de passage

Par NemoB

 

 

  Chaque Nécrotique se devait de connaître la Grande Faucheuse mais peu d’entre eux avaient eu l’occasion de la rencontrer réellement. Oh, bien sûr, ils la voyaient, l’admiraient, la guignaient, la couvaient du regard et lors des grandes représentations qu’elle présidait, ils se bousculaient pour ne serait-ce que l’apercevoir, mais c’en était tout.

  Pour Pétronille, c’était la seconde confrontation, bien qu’elle ne gardait aucun souvenir de la première. En effet, avant de se terrer dans sa chacunière, elle avait eu le droit plusieurs fois et, par une tripotée de personnes, au récit de son propre rite de passage. Chacun y allait de sa version, donnant toujours plus de détails mais surtout de contradictions. Pétronille avait fini par n’en retenir qu’un méli-mélo de mots et la seule chose dont elle restait sûre, c’est que la personne lui ayant donné le baiser de la mort, n’était autre que la Grande Faucheuse.  

  Une seule personne était autorisée à franchir le passage pour aller dans le monde des vivants. Aussi, nul ne savait réellement ce qui avait bien pu se passer ce soir-là. Il y a une chose également que Pétronille savait : c’est qu’il était rare que la Faucheuse se déplace elle-même pour aller de l’autre côté. Ce qu’elle savait de sa propre mort restait particulièrement flou, et il en demeurerait ainsi. La Faucheuse n’avait pas pour habitude de se répandre en commentaires et faisait rarement dans le sentimentalisme.

  La géante cotonneuse tourna le regard vers Pétronille et la considéra en silence.  Ses yeux perçants noirs comme une nuit sans lune la pétrifièrent. Le cœur battant dans les oreilles, l’estomac au bord des lèvres, les intestins en pleine répétition de Charleston, Pétronille ne put tenir plus longtemps et se déroba à son regard pour jeter des coups d’œil furtifs au reste de la grande salle.

  C’était incontestablement la plus grande pièce qu’elle ait visité. Les plafonds étaient si hauts, qu’il fallait plisser les yeux pour voir les peintures. Des arches de pierres qui semblaient avoir été sculptées dans de l’agate blanche, se dressaient de part en part de la pièce comme pour la séparer en plusieurs parties sans en fonder les murs. Dans la pierre avaient été gravés plusieurs sortes de mots, de phrases, que Pétronille ne savait déchiffrer. Le sol, revêtu d’un bois de cormier  sombre lustré, était recouvert de toute son allée centrale par un tapis imposant d’un rouge vif et aux bordures marquées de motifs dorés. D’un côté de la salle, un piano à queue colossal aussi noir que verni, prenait tranquillement la poussière. Les murs faits d’énormes briques beiges étaient, la plupart du temps, dissimulés derrière d’énormes cadres suspendus, représentant tantôt une carte du monde, tantôt des nymphes dans une rivière.

  Pétronille remarqua également qu’un nombre impressionnant de Nécrotiques se tenaient déjà là et qu’ils étaient sans cesse rejoints par d’autres s’amassant dans la grande salle, en attendant que commence le rite.

  L’inspection de Pétronille n’avait duré qu’une minute, mais rapidement, Ernest, rouge de colère à côté d’elle et trépignant de rage, obliqua dans sa direction.  

 - Vous n’avez donc aucune manière ! cracha-t-il, indigné. Dépêchez-vous de faire la révérence à notre Grande Faucheuse !

  Pétronille, morte de honte, s’inclina jusqu’à voir ses genoux. Comment avait-elle pu oublier de la faire ? C’était un honneur d’être présentée à la mère des mères, la gardienne de Nécropolie. Elle lui avait elle-même donné le baiser de la mort, elle l’avait elle-même accompagné jusqu’ici. Même si Pétronille ne s’en souvenait pas, la Grande Faucheuse s’en rappelait très certainement. Autour d’elle, des chuchotements incessants venaient jusqu’à bourdonner dans ses oreilles. Elle s’attendait déjà à être répudiée de sa mission lorsque la géante de glace leva une main. Pétronille, ne le vit que dans un coin de l’œil mais les murmures cessèrent aussitôt.

 - Relève-toi Pétronille Blungen, et approche donc.

  Sa voix était douce et voluptueuse, aussi plaisante à entendre qu’un tintement de cristal. Elle remplissait l’espace d’une chaleur que son apparence givrait aussitôt.

  Pétronille se redressa derechef, les joues toujours brûlantes, et s’avança presque sur la pointe des pieds. Lorsqu’elle fut arrivée à une distance décente du trône, elle s’arrêta et s’obligea à relever la tête vers la Grande Faucheuse.

 - C’est un plaisir de te revoir Pétronille. Te plais-tu à Nécropolie ? demanda la Faucheuse, en se levant puis en s’approchant, défiant toutes les convenances.

  Sa question donnait l’air de rien, comme une phrase lancée pour combler le vide, mais La Faucheuse ne laissait jamais rien au hasard, et même si la conversation paraissait anodine, Pétronille savait qu’il fallait répondre justement.

 - Je ne peux pas me plaindre.

  La géante de glace observa un silence durant lequel elle semblait réfléchir aux mots justes à employer, avant de répliquer sur le même ton :

 - C’est pour cette raison que je t’ai sélectionné, ce soir. 

 - Comment ça ? répondit nerveusement Pétronille.

 - Ce soir, reprit la  Grande Faucheuse, tu iras dans le monde des vivants et tu ramèneras avec toi la personne de ton choix. Que ce soit un garçon, ou une fille, peu importe. Cette personne, je l’espère, t’apportera ce que nul autre ne t’apporte ici. Je me dois tout de même de t’avertir que le choix n’est pas aussi simple qu’il n’y parait. Le choix que tu feras, sera irréversible. En ramenant avec toi cette personne, elle mourra, laissera sur Terre son enveloppe corporelle et nous rejoindra ici, comme toi auparavant et comme tous les Nécrotiques autour de toi. Ce n’est pas une décision qu’il faut prendre à la légère. Tu dois savoir doser entre ta volonté et la raison. Tu as beaucoup d’interrogations, et l’heure tourne. Dans quinze minutes, le soleil se couchera et tu devras traverser le passage. Quelles sont tes questions ?

  Pétronille sentit son cœur accélérer. Elle en avait, ça oui, mais elle se sentait soudainement ridicule d’avoir à les poser à leur gardienne. Autour d’elle, les Nécrotiques conversaient à mi-voix tout en observant la scène de leurs énormes yeux ébahis, en attente de ce qu’elle allait bien pouvoir dire. Elle ne savait par où commencer mais le silence commençait à peser sur l’assemblée, à tel point que le plancher qui craqua sous ses pieds lui fit perdre toute contenance. Une foule de mots, terrés au fond d’elle depuis trop de temps, semblèrent sur le point de tous sortir en même temps.

  -  Où est-ce que j’ai mal ? interrogea-t-elle dans un souffle.

  Quelques ricanements se firent entendre de droite et de gauche. De rouge, Pétronille devint livide. La Grande Faucheuse ne broncha pas, en attente d’une reformulation. Son visage restait impassible, n’exprimant ni impatience, ni agacement, ni dérision.

 - Lors du passage, aurais-je mal? reprit-elle

 - Tu auras quelques sensations désagréables mais ce n’est pas douloureux. « Et où vas-tu atterrir ? », c’est ça ?  

  Pétronille hocha la tête.

 - Tu vas atterrir au même endroit que le soir de ton décès. Ce même endroit où je suis venue te chercher. En reprenant une consistance humaine, tu te déplaceras comme telle. Tu as le droit à trois chemins à travers l’espace, annonça la Faucheuse en tendant son immense main ivoire vers Pétronille. Ces transpatiums te permettront de passer d’un endroit à un autre en une fraction de seconde. Il te suffira d’en jeter un au sol et de penser à l’endroit où tu veux être, ou, à la personne que tu veux voir. Fais bien attention, de n’avoir qu’une seule pensée à la fois lors de l’utilisation.

  Elle déplia ses interminables doigts effilés dont les ongles nacrés accrochèrent la lumière, pour laisser apparaître dans le creux de sa paume, trois boules, de la taille d’une balle de ping-pong ; elles ressemblaient à de minuscules planètes roses et bleues, parfaitement rondes. La matière première semblait être faite de cristal et les reliefs colorés s’enchevêtraient délicatement.

  La Faucheuse les plaça dans les mains de Pétronille et contre toute attente, elles étaient aussi douces que légères. Elle les rangea dans la poche de sa robe dont elle referma le bouton.

 - La personne que je vais choisir, dois-je l’avertir qu’elle va quitter son monde et rejoindre le nôtre ? Dois-je lui dire que son heure est venue ? bredouilla Pétronille

 - C’est à toi de décider si tu veux lui dire de son vivant.

 - Et si elle ne veut pas me suivre ? Que dois-je faire ?

 - Tu devras la convaincre.

 - Qu’adviendra-t-il d’elle si je n’y arrive pas ?

  La panique commençait à la submerger. Elle ne se sentait plus tout à fait à la hauteur de la tâche qu’on lui confiait. Si elle avait pu faire un tour dans le passé, elle aurait tout simplement refusé net dès réception de la lettre. Mais le fait est que le grand soir était arrivé et qu’il était temps qu’elle sorte de sa tanière. Un dicton lui revint en tête : «ce qui ne te tue pas, te rend plus fort ». Jusqu’où allaient les limites de ce dicton quand on était déjà mort ? Un rire nerveux la secoua. Elle se mordit les lèvres pour le retenir le plus possible.

 - Je pourrais tenter d’aller chercher cette personne, mais il faudrait pour cela que tu rentres suffisamment tôt pour que le passage ne se referme pas et que je puisse accéder à l’autre monde.

 - Et si le passage se referme ?

 - Si le baiser a déjà été donné, elle restera une éternelle âme vagabonde piégée dans un monde où personne ne la voit, puis, elle sombrera progressivement dans la folie. Certaines d’entre-elles ont dépéri, d’autres ont fait de mauvaises rencontres et se sont affiliées aux forces maléfiques.

  Pétronille avala difficilement sa salive. Une boule de la taille du Texas venait de se loger au creux de sa glotte. Elle sentit progressivement son corps se contracter et ses membres se mirent à trembler.

 - J’ai encore une question… articula Pétronille difficilement. Comment donne-t-on le baiser ? Y a-t-il un rituel, ou quelque chose de ce genre à respecter ?

 - Non. Tu devras simplement y mettre tout ton cœur.

 - Tout mon cœur, c’est tout ? Pas de formules magiques, de bougies à allumer ou d’encens à brûler ?

 - Non, riota la Faucheuse.

  La géante fit signe à Pétronille de la suivre. Elles dépassèrent le trône et allèrent jusqu’à trois fenêtres aussi larges que hautes. Il était difficile de voir l’extérieur, tant l’intérieur était illuminé et étincelant.

  Pétronille s’observa dans les vitres : elle était aussi petite, sombre et misérable que la Faucheuse était grande, éblouissante et digne. Sa robe noire, trop grande, ne marquait pas sa taille et les pans tombaient trop courts sur ses cuisses maigrelettes. Les manches en tulle longeaient ses bras et dépassaient de sa longue veste beige qu’elle avait passé plus tôt. Quelques mèches argentées, échappées du nœud de ses cheveux, retombaient négligemment devant son visage.

  La main glacée de la Faucheuse vint se poser délicatement sur la nuque de Pétronille qui eût alors, instantanément un frisson. Elle leva les yeux vers la géante, ne comprenant pas pourquoi elles s’étaient arrêtées devant les fenêtres. Pétronille n’avait pas la plus petite idée de ce en quoi le rite de passage consistait ; elle s’attendait à un banquet et à plusieurs ballons de toutes les couleurs. C’était en tout cas ce à quoi elle pensait quand on lui parlait d’accueillir une nouvelle personne.

  De l’autre main, la Faucheuse ouvrit la vitre. Un vent polaire s’engouffra dans la grande salle, faisant voler les jupes des dames et les chapeaux des messieurs. Devant elles, se tenait le néant ; Nékentro semblait s’arrêter net. Pétronille jeta un coup d’œil en bas : les eaux calmes qu’elle avait aperçu à plusieurs mètres en dessous d’elle, sur le pont, semblaient déchaînées et encore bien plus loin. La lune s’était cachée derrière une succession de nuages sinistres. Par comparaison avec l’intérieur de la grande salle, on ne voyait presque rien à l’extérieur.

  La main de la Faucheuse lui parut brusquement lourde et un mauvais pressentiment la gagna. Ses jambes flageolaient sous le poids infime de son corps. La Faucheuse lui tendit un collier au bout duquel se balançait une montre argentée, dont le mécanisme s’agitait inlassablement.

  - Le soleil se lèvera à 7h40 demain. Ne sois pas en retard.

  Pétronille eut à peine le temps d’attraper le collier, qu’elle sentit son corps perdre l’équilibre. La main de la Grande Faucheuse l’avait poussé en avant. Elle chuta à une vitesse vertigineuse. Le vent siffla désagréablement dans ses oreilles.  Son corps entier se crispa. Elle voulut crier, terrorisée, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Les eaux agitées s’approchèrent à une vitesse folle et déjà plus aucune lumière ne l’éclairait. Il ne restait plus que quelques mètres avant de sentir ses os se briser sur les rochers pointus. Pétronille ferma les yeux, prête à être submergée par les vagues congelées.

  Il n’en fut rien. Elle attendit la chute, mais n’atterrit jamais. Lorsqu’elle ouvrit les yeux un par un, elle s’aperçut qu’elle était en chien de fusil dans le coin d’une pièce, que de prime abord, elle ne connaissait pas. Elle se redressa derechef et observa le mobilier : de toute évidence, c’était une chambre, une chambre d’enfant.

  Une bouffée de chaleur submergea Pétronille. Son cœur se mit à pulser du véritable sang chaud dans tout son corps. De la plus grosse artère au plus petit vaisseau sanguin, le liquide brûlant coulait, redonnant vie progressivement à ses organes. Son pouls pulsa dans sa gorge, dans ses tempes, et même dans le bout de ses doigts, d’une force qui l’avait quitté depuis bien trop longtemps. Une énergie vive la gagna. C’était comme si, depuis tout ce temps, un brouillard épais lui cryptait les pensées et la rendait amorphe. C’était la même sensation que de sortir d’un bain : tout lui semblait plus clair.

  Lorsque la  Faucheuse lui avait parlé de sensations désagréables, parlait-elle de la chute vertigineuse ou du retour à la vie ? Quoi qu’il en soit, pour le saut dans le vide, elle aurait sûrement pu lui en toucher deux mots, avant de la mettre devant le fait accompli.

 Pétronille fixa le cadran de la montre qui brinquebalait, pendu à sa chaîne. Il était 17h30 exactement. Au travers des rideaux, le soleil venait tout juste de se coucher. La nuit commençait à peine et Pétronille n’attendrait pas une minute de plus pour en profiter.

 

                                                                                                                  

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez