Pétronille Blungen

Par NemoB

  Dans la maison de Pétronille Blungen flottait sans cesse un air de mélancolie. Du sol, jusqu’au plafond, le mobilier et le décorum semblaient toujours épris d’une certaine lassitude, et d’une tristesse si profonde, que les rideaux, jamais tirés, ne laissaient aucun passage pour la lumière naturelle. Les murs gris souris ne se distinguaient en rien des meubles passablement blancs et défraîchis par le temps. Les fleurs, à peine passées le perron, fanaient plus vite qu’il n’en fallait pour les décrocher de leurs racines. Le peu de décoration était cassé et enseveli sous une masse épaisse de toiles d’araignées. L’air était saturé d’humidité, qui s’accrochait de toute part dans ces petites pièces.

  Cependant cette soirée qui s’annonçait aussi banale qu’hier et que toutes les soirées précédentes, changea de ton lorsque Pétronille Blungen fredonna les premières paroles d’une chanson. Sa voix, aussi douce et envoûtante que le chant des sirènes, emplit rapidement l’intérieur de sa petite bicoque jusqu’à faire frétiller les oreilles des insectes grouillants.

  Pétronille était de taille moyenne, légèrement au-dessus de la norme. Le corps, amaigri par la vie austère qu’elle menait, ne cessait de trouver des os où autrefois on trouvait une chair courbée. Sa peau était aussi grise que les murs et ses longs cheveux filasses étaient d’une couleur argentée. Ses yeux étaient immenses. Si immenses à vrai dire, qu’ils englobaient presque à eux seuls la totalité de son visage. Son regard obnubilant permettait de dissimuler ses pommettes trop saillantes, son nez trop pointu et ses immenses cernes noirs.

  Pétronille passa un dernier coup de chiffon sur la table et entreprit de redonner un semblant de vie aux fleurs flétries surplombant la table. Elle se dirigea vers les rideaux et les ouvrit. Les carreaux sales laissèrent filtrer une lueur bleue qui ne manqua pas d’éclairer la salle complète. 

  Quelqu’un toqua soudainement à la porte. Pétronille se rua derrière celle-ci, puis après un bref coup d’œil dans le judas, l’entrouvrit légèrement pour ne laisser apparaître que son visage dans l’entrebâillement. Devant elle, un homme chauve, boursouflé, luisant et plus petit qu’elle d’une tête lui adressa un regard surpris, non sans un froncement de sourcil.

  Il était bien connu dans le coin que Pétronille était aussi renfermée qu’une prison. Malheureusement, sa timidité était prise pour ce qu’elle n’était pas, et personne ne s’aventurait jusque devant chez elle.

  Le petit homme posa adroitement ses lunettes sur son nez qui lui firent des yeux trois fois plus globuleux et tira de la poche intérieure de sa redingote noire un papier qu’il déplia d’un geste sec.

- Pétronille Blungen, commença l’homme, mollement. Vous êtes conviée à la cérémonie du rite de passage. En effet, lors de cette cérémonie, vous serez l’heureuse décisionnaire du sort d’un futur mort _ou d’une future morte_ parmi les morts. Ce soir _entre le coucher du soleil au 31 octobre et le lever du soleil au 1er novembre_ ladite Pétronille Blungen devra se rendre dans le monde des vivants et donner le baiser mortel à la personne de son choix. Les deux défunts devront se rendre sans plus attendre, dans le monde de Nécropolie. 

  Après un long silence inconfortable, l’homme longea d’un regard nonchalant la silhouette de Pétronille jusqu’à l’enfoncer dans ses yeux. Pétronille se déroba à celui-ci et fixa alors la petite plaque dorée cousue sur le gilet bordeaux, sous la redingote du petit homme qui indiquait qu’il s’appelait Ernest.

 - Quelque chose à ajouter ? Reprit-il

 - Euh… Non, balbutia Pétronille en sentant ses joues s’empourprer.

 - Signez en bas de la feuille, dit-il en lui tendant un stylo qu’il venait également de sortir de la poche intérieure de son manteau.

  - Pourquoi faut-il signer ?

  Ernest soupira bruyamment avant de répondre sur le même ton monocorde.

 - Nécropolie ne se porte pas garant de votre sécurité dans l’autre monde. Si vous n’êtes pas revenue avant le lever du soleil demain matin, personne ne viendra vous chercher. Vous signez pour dire que vous êtes d’accord et que vous en avez pris conscience.

  Il aurait sûrement pu lui dire avant et ne pas attendre qu’elle lui demande pour stipuler cette part du contrat, mais Pétronille n’était pas du genre à s’insurger et prit le stylo que lui tendait Ernest.

  C’était un de ces hommes qui travaillait à Nécropolie depuis toujours, et qui s’était lassé de toutes les histoires qui avaient trait à sa fonction. Le temps lui avait laissé un caractère maussade et une vilaine manie à l’arrogance. À l’exception de son gilet bordeaux, son uniforme était sombre. Si bien que la plaque dorée rutilante, jurait avec le reste de son apparence.  Quelques cheveux hirsutes se tenaient maladroitement sur le haut de son crâne. Son gros nez violine cachait le début d’une moustache trop longue qui chatouillait ses lèvres à chaque parole articulée.

  Il se retourna sur lui-même et fit signe à Pétronille de prendre appui sur son dos pour signer. Ce qu’elle fit, après s’être penchée en avant pour l’atteindre. Après quoi, il reprit le papier, vérifia la signature d’un œil suspicieux et le replia négligemment avant de le remettre dans sa poche ainsi que sa paire de lunettes.

  Sans un mot de plus, il tourna les talons et repartit comme il était venu. Pétronille, se hâta d’attraper la première veste venue sur la patère et referma derrière elle, la porte en bois de sa petite maison. Une vague de chaleur commença à la gagner. À la fois excitée par les évènements et anxieuse de quitter son antre, son havre de paix, Pétronille s’élança à la poursuite d’Ernest puis le suivit longuement en silence.

  Elle était d’une nature calme en apparence, mais à l’intérieur, inlassablement une pensée en entraînait une autre. Elle se posait mille et une questions, auxquelles, semblait-il, personne ne voulait répondre. Cela faisait des jours qu’elle savait que cette année, ce serait enfin son tour d’aller donner le baiser de la mort. Elle était allée se renseigner auprès des livres que la bibliothécaire avait bien voulu lui prêter, mais n’y avait pas trouvé beaucoup d’informations sur le rite du passage. Intimidée par les autres Nécrotiques, elle n’avait osé interroger personne. Le plus clair de son temps, elle restait cloîtrée chez elle, en attendant que le temps passe comme dans un sablier, grain après grain, minute après minute. 

  En attendant, c’était ce soir qu’elle devait traverser le passage, et ses questions restaient toujours sans réponses. L’angoisse qui grandissait en elle depuis des jours était à son comble, à tel point qu’elle lui comprimait désagréablement la poitrine.

  Prise dans un élan de panique, Pétronille tourna nerveusement le regard vers Ernest et effleura son épaule. Ce dernier tourna le visage d’un quart et pointa sa pupille dans le coin de son œil extérieur pour l’épier. Malgré tout, il continua de marcher, et pressa même le pas.

 -  Monsieur Ernest, y-êtes-vous déjà allé ?

 - Où ça ? demanda-t-il, grinçant.

 - De l’autre côté ?

 - Comme tout le monde.

  Chaque fois qu’il prenait la parole, que ce soit pour annoncer, pour répondre ou poser une question, cet homme se montrait particulièrement hargneux. Si chaque mot prononcé était payant, cet homme serait probablement des plus riches.

 - Oui, bien sûr. Je voulais dire, depuis votre nouvelle vie de Nécrotique, pour aller donner le baiser de la mort.

 - Oui.

 - Est-ce que les vivants nous voient ?

 - Oui.

 - On peut les toucher ? Leur parler ?

 - À partir du moment où vous passerez de l’autre côté, vous serez une vivante, comme vous l’avez été autrefois, finit-il par lâcher pour satisfaire une fois pour toute la curiosité de Pétronille. 

  Elle observa un silence pour emmagasiner les informations, aussi pauvres soient-elles, qu’Ernest venait de lui délivrer. C’était au-delà de ses espérances. Il lui restait des interrogations qui ne manqueraient pas d’agacer le petit homme, mais puisqu’elle avait commencé, autant continuer.

 - Et si je ne reviens pas à temps, demain matin ; que m’arrivera-t-il ?

 - Coincée entre les deux mondes, je suppose.

  Pétronille, interloquée, ralenti légèrement le pas, ce que ne manqua pas le regard vif d’Ernest.

 - Bon écoutez : les quelques personnes qui ne sont pas revenues à temps, se sont tout bonnement volatilisées. On n’en sait pas plus. Ce qu’il faut, c’est que vous vous pointiez avant le lever du soleil. Prenez une heure d’avance si ça vous chante. En attendant, pressez un peu le pas, sinon on va arriver en retard à la cérémonie.

 Ernest empoigna le bras osseux de Pétronille pour la forcer à reprendre la même cadence. Le reste du chemin se fit en silence, ce qui ne manqua pas de ravir le vieux fonctionnaire.

  Lorsque Pétronille sortit de sa rêverie, ce fut pour observer d’un œil admiratif l’imposante bâtisse qui se dressait devant eux.

  Nékentro était le centre, le point de convergence de Nécropolie. De l’extérieur, on ne voyait qu’un immense château, avec ses briques grises, ses tours rondelettes qui grimpaient jusqu’au ciel et ses interminables marches qui sinuaient le long des murs. À mesure de s’approcher, Pétronille discernait les petites fenêtres ovales accompagnées de vieux volets en bois grisâtres. Les vitres, séparées en quatre par le croisillon et le meneau se rejoignant en une seule et même croix, laissaient filtrer d’innombrables lumières pâles, avec un nuancé de teintes allant du vert jusqu’au rose. Les tours étaient percées de part en part ; et de l’une à l’autre, se déroulait une muraille qui serpentait entre deux balcons pour former un passage étriqué. Les murs ondulaient au rythme des traversées. Les escaliers tantôt droits, tantôt en colimaçon, n’en finissaient plus de se déployer. Les toitures orangées se perdaient dans la brume que dispersaient les nuages çà et là. Quelques appentis de la même couleur que les tuiles protégeaient les passages entre les deux balconnets. 

  Pour entrer dans Nékentro, il fallait passer par un pont solide en bois sombre. Ernest et Pétronille l’empruntèrent après avoir été contrôlés au guichet par une vieille femme aux lunettes en demi-lune et au chignon fin et grisonnant. Pétronille saisit la rambarde et regarda par-dessus. À plusieurs mètres en dessous d’eux, des eaux noires comme l’encre s’agitaient mollement contre les rochers. La lune se reflétait superbement et les étoiles brillaient plus qu’à l’accoutumé. Elle regarda un instant ce spectacle qui l’avait toujours fasciné, mais l’instant fût trop long pour Ernest, qui semblait s’être changé en pendule à coucou.

 -  Melle Blungen, je ne cornaque pas les touristes, voulez-vous pressez le pas.

  Pétronille s’arracha à sa contemplation et le rejoignit sans mots dire. Elle n’avait pas eu souvent l’occasion de s’aventurer jusqu’au Nékentro. On n’y passait pas comme dans une volière, il fallait une raison suffisante pour s’aventurer entre ses murs.

  Lorsqu’ils parvinrent à la porte d’accueil de Nékentro, Pétronille fut stupéfaite. Le château renfermait une ville miniature et pittoresque, bercée par une mélodie qui flottait par-dessus des chemins pavés. De nombreuses boutiques accostaient la rue, collées les unes aux autres dans une singulière proximité. Elles semblaient ne faire qu’un et pourtant les enseignes indiquaient différents commerces. Des guirlandes lumineuses en papier s’entortillaient autour des réverbères, zigzaguaient de toit en toit, et semblaient continuer jusqu’en haut de la plus haute tour de Nékentro. Des plantes de toutes tailles se dressaient le long de la rue, du vert émeraude au vert menthe. Quelques fleurs pointaient par-ci par-là leurs pétales pourpres et rayonnants. La rue était bondée de monde, qui se bousculaient en s’excusant, qui riaient de bon cœur à la terrasse d’un café, qui peignaient gracieusement sur un chevalet ou encore qui jouaient d’un instrument de musique. Chacun semblait avoir trouvé sa place. Pétronille sentit son cœur se serrer.

  Ernest passait, presque au pas de course, entre toutes les personnes qui arpentaient la rue. Pétronille se confondait en excuse auprès d’eux, pour le pied écrasé, le coude dans les côtes et le doigt dans l’œil. Quand Ernest, petit et glissant, était aussi à l’aise pour se faufiler ; Pétronille semblait atteinte de gigantisme et de maladresse pathologique.

  Ils finirent, cependant, par arriver au pied d’un bâtiment aussi lugubre qu’époustouflant. La vieillesse de son architecture ne le rendait que plus attrayant encore. Il était fait des mêmes pierres que le reste de Nékentro, des mêmes fenêtres, de la même toiture, mais il s’en dégageait quelque chose d’autre. Peut-être était-ce le vent qui, en hauteur, était plus glacial qu’en plein hiver arctique ou encore, tous les corbeaux qui les observaient d’un œil circonspect ou encore, la danse languissante des flammes qui crépitaient au sommet des torches. Quoi qu’il en soit, Pétronille ne put réprimer un frisson d’angoisse, qui naquit de ses lombaires et fit frétiller le duvet de ses avant-bras.

   Lorsqu’Ernest poussa la majestueuse porte avec tout le poids de son corps, Pétronille aperçut, au bout d’un long tapis rouge vif, une femme gigantesque dans un trône reluisant de dorures et d’extravagances. Sa première impression fût qu’elle était sacrément pâle. De la racine de ses cheveux jusqu’à la pointe de ses orteils. Ses cheveux d’une épaisseur considérable, étaient aussi blancs que la neige et s’enroulaient tortueusement autour de son corps galbé. S’ensuivait une peau ivoire, sans contraste, immaculée. Ses vêtements nivéens donnaient l’impression qu’elle n’en portait pas. Ses cils, aussi incroyablement longs et drus que ses cheveux, devaient mesurer au minimum une dizaine de centimètres. Seuls ses yeux, aussi noirs que la suie et dont on ne discernait ni le globe, ni l’iris, ni la pupille, détonnaient dans son apparence. Elle était d’une beauté si pure, si intouchable, qu’il était difficile de s’arracher à sa contemplation.

  C’était donc elle, la Grande Faucheuse.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez