Le Roi sans visage d'un Royaume sans Nom

Il était une fois un royaume.

Il se trouvait sur une petite langue de terre encaissée derrière d’immenses montagnes (les plus hautes du continent, disait-on) et était si minuscule que personne n’avait pris la peine de le baptiser. Il y avait un roi, un château tourné vers le nord, et quelques dizaines de milliers de sujets.

Ce n’était pas un royaume très prospère : on n’y vivait ni bien, ni mal. On y vivait, c’est tout. On y faisait ses affaires sans rien demander à personne, sans se plaindre, sans espérer non plus.

Son roi, lui, était d’une taille admirable, et s’appelait Morholt.

Il y aurait beaucoup de choses à en dire. De l’avis de ses sujets, c’était un homme juste et austère. Pour tout avouer, il les terrorisait.

Il est des rois dont on parle en médisant, les dents serrées, parce qu’ils ont monté un impôt ou parce qu’ils s’acharnent à faire la guerre. Il est des rois sur lesquels on s’esclaffe parce qu’on sait bien qu’ils n’en n’ont pas l’étoffe et qu’ils font peu de mal en échouant à faire le bien. Il est des rois qu’on loue pour une grâce, qu’on blâme pour un décret, et qu’on regrette à la fin.

Morholt était de ceux dont on chuchotait le nom, le soir dans les maisons, quand on était sûr que les murs dormaient sur leurs deux oreilles. Les ivrognes n’avaient même pas de chanson pour se moquer de lui. Au château, chacun, qu’il fût seigneur ou roturier, baissait la tête à son approche. On ne le regardait qu’une fois qu’il était passé. On ne connaissait de lui qu’un large dos tendu d’une cape noire, que de lourdes épaulettes en acier et le poids des années faisaient tanguer d’un côté et de l’autre comme un marin sur les roulis. On aurait même été en mal de décrire son visage. Était-il vieux ou jeune ? Laid ou beau ? Brun ou blond ? On lui prêtait des traits inhumains, ou une barbe si hirsute qu’elle lui mangeait la face. Personne n’avait jamais eu le cran de le vérifier.

En vérité, si l’un des habitants du château avait pris le risque de lever les yeux en l’entendant arriver, il n’aurait rien aperçu d’abominable. Le roi Morholt, dans sa physionomie, était plutôt quelconque, et son devant ressemblait fort à son derrière : une gigantesque masse sombre sur laquelle luisait çà et là une chevalière ou le manche d’une dague.  

Mais il aurait fini par entrevoir, aussi, tout en haut, une face pâle et triste comme la mort.

Une si grande tristesse peut être effrayante. C’est sans doute pourquoi on préférait l’éviter.

 

De tout le royaume, il n’y avait qu’un seul homme à connaître le véritable visage de Morholt : il s’appelait Angard, et il était médecin du roi. C’était un homme très vieux et très vénérable, qui pouvait se vanter auprès de chacun de l’avoir vu naître en ces murs, et son savoir s’étendait si loin qu’il avait renoncé à prendre un apprenti car toute une vie n’aurait pas suffi pour le transmettre.

Pourtant, malgré tout son talent, Angard ne parvint jamais à guérir le roi de sa tristesse.

Comme cela pouvait nuire à sa réputation, il donna un autre nom à cette maladie qu’il ne savait pas soigner : il l’appela mélancolie.

-Le roi fait sa mélancolie, répondait-on aux dignitaires et aux conseillers qui réclamaient le souverain pour l’ordre du jour, quand, par certains matins, la chambre royale restait plongée dans le noir.

Ces matins-là, le préposé au lever les redoutait plus que tous les autres, plus encore que les jours de rage et de tempête, quand rien ne pouvait calmer l’incompréhensible fureur qui faisait voler les chaises et les meubles et se briser les carafes contre les murs.

Chaque jour, le préposé grimpait l’escalier jusqu’à la chambre en tremblant, avec à l’esprit les conseils et les avertissements de ses collègues qui savaient toujours mieux que lui faire son métier.

-Le roi était chagrin hier. Il a demandé à ce qu’on entame la nouvelle cuvée. Si j’étais toi, je me méfierais.

Le préposé retournait leurs paroles dans sa tête à chaque marche, comme on tourne sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Jusqu’à la dernière, il se demandait s’il pouvait encore redescendre, si le roi ne l’avait pas déjà entendu, et soudain la porte se dressait devant lui. Alors, il prenait son courage à deux mains, toquait trois coups faiblards, puis attendait.

Si le roi était dans ses bons jours, une voix ferme et impérieuse lui répondait.

Si le roi était dans ses mauvais jours, un bris de verre lui répondait.

Et si le roi n’était pas dans un jour du tout, le silence lui répondait.

Les jours de silence, les non-jours, le préposé hésitait de longues minutes avant d’ouvrir la porte. Quand il se décidait à risquer un œil à l’intérieur, des effluves de tristesse le frappaient de plein fouet. Il refermait alors la porte le plus doucement possible et s’en allait avertir le château qu’aujourd’hui, personne ne serait autorisé à monter à l’étage.

Ce n’était qu’une fois arrivé au bas des marches, loin de cette chambre qui ressemblait tellement à une tombe, que le préposé au lever s’autorisait un soupir de soulagement. 

Comme tous les autres, il détestait la tristesse du roi.

 

La mélancolie, comme toutes les maladies, s’attrape plus facilement quand on ne s’y attend pas. Il est courant d’attraper le rhume en sortant de chez soi découvert, parce qu’on se croit bien assez robuste pour avoir besoin de se protéger du froid. La maladie du roi fonctionnait sur le même principe.

Il y avait longtemps, le roi Morholt n’était pas triste du tout. Il se considérait comme un homme comblé, ou près d’être comblé : le peuple l’aimait, son épouse l’aimait, et il était sûr d’aimer son fils dès l’instant où celui-ci pointerait le bout de son nez. A vrai dire, il se demandait même s’il ne l’aimait pas déjà, mais il n’était pas certain qu’on puisse aimer quelqu’un qui n’est pas encore là.

Le roi Morholt et la reine Siobhan siégeaient sur le trône depuis dix ans lorsqu’ils décidèrent pour de bon d’avoir un enfant. Non pas qu’ils n’y avaient jamais pensé (il est courant que les rois songent à leur héritier), simplement, ils y avaient réfléchi sur un plan purement conceptuel. La reine Siobhan avait bien tenté, parfois, de se représenter une petite chose vivante et rose entre les bras, mais la vision lui échappait.

De son côté, Morholt ressentait plus ou moins la même chose : un enfant, oui, mais plus tard. Quand la direction d’un royaume entier et l’amour de sa femme ne lui suffiraient plus, peut-être. Mais Morholt doutait profondément qu’un tel jour puisse arriver.

Quand ce jour arriva finalement, Morholt et Siobhan comprirent qu’ils s’étaient trompés : leur désir d’enfant n’était pas en train de naître d’un vide que la routine avait creusé dans leurs deux existences. Il s’agissait plutôt d’infimes variations, de petits changements, dont ils se demandaient si l’autre les remarquait aussi.

C’était de longs regards échangés d’un bout à l’autre d’une pièce. Des « pourquoi pas ? » murmurés en même temps. Des silences qui surgissaient au beau milieu d’une conversation.

Guidée par autant de petits indices, l’idée fit le chemin de leur tête à leur cœur.

Et Siobhan tomba enceinte.

En apprenant la nouvelle, le royaume entier fit exactement la même bêtise que Morholt : il se dit que le bonheur ne devait plus être très loin. Les habitants du royaume avaient dans l’idée que le bonheur était une sorte de jardin merveilleux qu’on cherchait toute sa vie sans carte et sans boussole, et qu’une fois qu’on y était, on avait bien le mérite d’y rester. C’était une erreur grossière.

 

La grossesse de la reine se passa sans encombre. L’épouse du maître palefrenier attendait elle aussi un enfant, et toutes deux se lièrent d’amitié en connaissant ensemble des joies et des peines que Siobhan n’avait jamais soupçonnées.

Malgré le temps que son devoir lui prenait, le roi faisait tout son possible pour rester auprès de Siobhan. Il savait qu’il tardait à la reine de disposer à nouveau de son corps et souhaitait alléger son ennui du mieux qu’il le pouvait.

On raconte par exemple qu’un jour où la reine fut prise de violentes nausées, le roi se rendit malade exprès.

 

C’était une journée de conseil, où les ministres se réunissaient autour d’une grande table pour de longues et ennuyeuses discussions. Personne n’avait très envie d’y assister, mais comme beaucoup de choses qu’il faut pourtant bien régler, les ministres se disaient qu’ils en auraient fini vite fait, bien fait. Ils s’étaient installés sur leurs chaises sans se douter de rien. On avait glissé un petit coussin sous leurs fesses pour qu’ils n’aient pas trop mal à rester assis tout l’après-midi, et ils songeaient que, tout compte fait, les prochaines heures ne seraient pas si désagréables.

La suite des événements leur donna tort.

D’ordinaire, le roi Morholt arrivait bien avant eux tous. On le trouvait en bout de table, en train de relire les dossiers que chacun lui avait fait parvenir pour être au clair avant de commencer la séance.

La réunion débutait à deux heures. A deux heures dix, ils attendaient encore. Le roi avait dû avoir un empêchement.

A trois heures moins le quart, ils pensèrent que, tout de même, il aurait pu les avertir. Leur emploi du temps de ministres ne leur laissait guère le luxe de patienter pour rien.

Leur agacement se mua en inquiétude quand, après une heure, le siège en bout de table demeurait toujours vide.

Les ministres se mirent d’accord : si le roi ne s’était pas présenté dans les dix minutes qui suivaient, on lancerait une alerte.

Bien sûr, le roi ne se présenta pas et l’alerte fut donnée. Partout dans le château, on cria, on appela le roi par son titre et même par son nom. On retourna chaque pièce, on envoya une garnison en battue dans les environs, on investigua les maisons au pied des remparts. On se garda d’avertir la reine, déjà souffrante, et les ministres pensèrent qu’ils auraient de loin préféré un ennuyeux après-midi de conseil à tout ce tohu-bohu.

On retrouva le roi dans la soirée. Ce fut l’aide cuisine qui le délogea. Il mit plusieurs secondes à comprendre que ce visage penaud et un peu verdâtre appartenait à sa Majesté. C’est qu’il ne pouvait pas imaginer de situation plus saugrenue : le roi Morholt, au lieu de tenir un conseil, se bâffrait de fromage.

Sa Majesté ne digérait pas très bien le lait, et même si elle prétendait l’avoir oublié, personne ne fut dupe. Angard lui administra son remède en faisant les gros yeux. Quelques heures plus tard, le roi était allongé au côté de sa femme, une bassine sur les genoux et des floppées de domestiques affolés autour.

Des intentions comme celle-là, c’était exactement le genre de bagatelle qui les faisait s’aimer et désirer un enfant. Le roi et la reine pensaient avoir trouvé leur jardin de bonheur. Ils étaient décidés à en prendre grand soin, à y construire le plus douillet des nids pour leur premier fils et à ne jamais le quitter.

 

On dit que le roi, lorsqu’il apprit la nouvelle, se mura dans un silence terrifiant, dont il ne se départit plus pendant de longs mois.

 

Ses amis s’organisèrent pour demeurer toujours près de lui. On craignait qu’il ne cède à l’envie d’aller rejoindre sa femme en laissant le trône vacant.

Comme la reine était morte en couches et que le roi ne pouvait plus parler, on nomma l’enfant selon les vœux de Siobhan rapportés par la femme du palefrenier. Il s’appellerait comme son grand-père, celui qui n’avait été ni roi ni noble et qui s’était accompli tout seul : Malo.

Dès les premiers jours de sa vie, dans son petit berceau qu’on avait drapé de noir, le prince Malo garda le silence, comme pour ne pas troubler le chagrin du royaume en deuil. Il attendit longtemps et sans pleurer qu’on vienne le prendre dans les bras. Il avait déjà compris qu’il n’était pas né au jardin du bonheur, mais dans une chambre froide au lit taché de rouge, sans personne à la ronde pour venir le consoler.

Dès les premiers jours de sa vie, le prince fut habitué au silence.

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