La remède à la mélancolie

Quand le prince apprit ses premiers mots, le roi était toujours mutique. Sa mélancolie empoisonnait le château. On n’osait plus rire. Les visages vieillissaient prématurément à force de se tordre pour avoir l’air grave.

Le roi ne se levait plus. Il fallait pourtant bien s’occuper du royaume, alors à l’heure du conseil, les ministres se réunissaient devant un siège vide. Mais sans le roi pour trancher, les décisions se prenaient mal : chacun y allait de son avis sans ordre, et c’était celui qui parlait le plus fort qu’on écoutait. Les après-midis s’éternisaient en débats stériles.

Le peuple souffrait beaucoup de la situation. Les attaques se multipliaient sur les côtes. On disait que les pêcheurs étaient près d’abandonner leurs cabanes aux pilleurs de la mer. On se demanda qui pourrait assurer la régence, mais personne ne voulait prendre le risque de mécontenter encore le peuple.

Personne n’avait été élevé dans le but de monter sur le trône.

Petit à petit, les terres de Morholt sombraient dans le chaos.

 

Sur l’identité de celui qui fut le premier à voir venir l’étranger sur la lande, personne n’est d’accord. On parle parfois d’une petite fille attirée par le chant des follets. Mais c’est peut-être pour rajouter de la poésie à l’histoire.

Dans toutes les versions, on décrit un homme grand et chauve habillé d’une simple toge sous la pluie battante. La fillette qui le trouva, si c’est elle, n’eut que le temps de se demander s’il s’était agi d’une vision avant de l’entendre dire :

-Je peux soigner ton roi.

 

Quand l’étranger arriva à la suite de la petite, son père lui offrit l’hospitalité selon la coutume. Il savait reconnaître un homme éreinté et dit à ses enfants de se pousser pour lui faire une place au coin du feu. Alors, sa fille lui répéta les mots de l’étranger.

Ils réduisirent le chevrier au silence.

L’homme connaissait son devoir. Ignorant la fatigue de la journée qui accablait ses jambes, il attrapa sa cape et son chapeau.

-Ne le laissez pas quitter la maison, lança-t-il à ses enfants avant de disparaître dans la nuit.

 

Après de longues heures à s’épuiser contre les assauts de la tempête, le chevrier se présenta enfin devant la herse du château. Il héla la vigile. En donnant les raisons de sa visite, il sentit un frisson qui n’avait rien à voir avec la pluie lui glacer la nuque :  

-On a trouvé un homme dans la lande. Il dit pouvoir guérir le roi.

En d’autres circonstances, la vigile aurait posé plus de questions. Mais la mention du roi eu le même effet sur elle que sur le chevrier quelques heures plus tôt. Elle lui ouvrit, et, tout le temps que l’homme mit à s’avancer dans l’enceinte, sa vieille cape brune battant l’air et sa lanterne brandie au-devant comme un phare, ses yeux ne cessèrent pas de fouiller l’ombre striée d’or derrière lui. 

 

 Dans l’heure qui suivit, on avait réuni tous les ministres, plus Angard et quelques autres, dans la salle du Conseil.

Ca ne faisait pas grand monde, même pour un petit royaume comme celui-ci. Cependant, on y faisait les choses proprement : tous ceux qui se tenaient en face du roi étaient assis derrière une grande table en U qu’on ne bougeait jamais. Comme cela, personne ne se trouvait plus près de l’oreille de sa Majesté et aucune des affaires du royaume ne prenait le pas sur les autres.

Comme le roi était absent, on avait installé le chevrier sur sa chaise. L’homme avait sur le visage un air un rien étonné. De toute sa vie, il ne s’était jamais trouvé dans le château, et encore moins dans cette salle, à cette place. Il se sentait investi d’une mission. D’un message, et quel message…

-Un homme, vous dites ?

-Un homme, assura chevrier au ministre des Biens-mal-acquis.

-Et bizarrement vêtu… Une toge, n’est-ce pas ?

-Une toge, confirma le chevrier. Une toge rouge, ajouta-t-il pour être plus précis.

Chacun dans l’assemblée goûta les mots pour lui-même.

-Une toge rouge…

-Mais quel rouge, exactement ? voulut savoir le ministre du Mal-au-corps. Carmin, vermeil, écarlate, lie-de-vin ?

Le chevrier, à qui l’on n’avait jamais appris qu’il existait tant noms pour une seule couleur, resta coi.

-Vous n’avez pas bien regardé ? Quel rouge ? Froid, comme une rose fraîche ? Orangé, comme un nuage dans le matin ?

-Eh bien, je ne sais pas trop… Un rouge un peu… Un peu marron…

-Un peu marron !

-Que ça cesse.

Le chevrier leva des yeux reconnaissants vers le ministre des Sans-Toits. L’homme avait le visage creusé et bleui des personnes vieillies trop tôt par les soucis. Sa voix était impérieuse, presque aussi grave et profonde que celle du roi.

-C’est ennuyeux, mais nous devons savoir précisément, se défendit l’autre. Il pourrait s’agir de n’importe qui, de n’importe quoi.

Le ministre du Conflit, à l’autre bout de la table, hocha la tête.

-D’un espion.

-D’un assassin, renchérit le chef de la garde.

-D’un voleur, termina le ministre des Biens-mal-acquis.

-Dans tous les cas, ça n’annonce rien de bon, conclut le ministre du Mal-au-corps. Alors, la toge était-elle rouge, oui ou non ?

-Je ne sais pas, finit simplement par dire le chevrier. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a moins de trois heures, j’ai accueilli chez moi un homme tout abîmé de fin, de soif et de fatigue, habillé drôlement d’un vêtement qui ne lui permettrait ni de ramasser les radis ni de nourrir les chèvres. Et on m’a dit qu’il pouvait guérir le roi. C’est tout.

Il y eut un silence. Et le chevrier se demanda si, peut-être, il n’aurait pas dû commencer par là.

 

L’étranger s’appelait Siméon. Il ne voulut pas dire d’où il venait, ni pourquoi il ne portait pour tout vêtement qu’un drap. C’était là ses seules conditions pour aider le roi.

Angard l’amena au chevet de sa Majesté. Tout en marchant jusqu’à la chambre royale, il lui expliqua l’amour perdu, le silence, la mélancolie.

-Je vois, répondait Siméon à chacune de ses paroles.

Je vois, je vois… La voix de l’étranger était douce et claire, pourtant Angard peinait à comprendre ce qu’il disait. C’était comme si aussitôt entendus, les mots se perdaient. On les oubliait. L’homme devait venir de très loin pour parler la langue avec un tel accent.

Angard refusa de laisser l’étranger seul avec le roi. Il refusa aussi qu’on ouvre les volets, car dès qu’un peu de lumière pénétrait dans la pièce, Morholt s’enfonçait plus profondément sous ses couvertures. Angard craignait qu’il en étouffe.

Contrairement à ce que supposait le médecin, Siméon n’examina pas sa Majesté. Il se pencha simplement au-dessus du lit, là où devait se trouver à peu près la tête, et il murmura quelque chose qu’Angard ne comprit pas. Ils attendirent quelques secondes. Puis, émergeant de son cocon, on vit apparaître un fouillis de cheveux hirsutes vaguement intéressé.

Il y eut d’abord une sorte de gargouillis. Un bruit de déchirure. Un éboulis de pierres. Lentement, les mots s’extirpèrent de la gorge du roi :

-Dis m’en plus.

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