Le sauveur de Norsrow

Par Rachael
Notes de l’auteur : Toujours elle !
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Arthen se réveilla plein d'un curieux entrain. Il se sentait frais et dispos, malgré sa nuit tout habillé, prêt à accueillir ce que la journée lui réservait. Il ignorait ce qu'il en découlerait, mais il avait décidé de parler à Djéfen.

Djéfen était son seul ami ici, il portait le poids du secret d'un autre ; Arthen ne pensait pas une seconde que ce fût facile. Il comprenait d'instinct cette solitude : celle du nazgar et celle de ceux qui partageaient son secret, mais ne pouvaient se confier à d'autres. Djéfen l'avait mis en garde contre sa propre curiosité. En ne cédant pas à celle-ci la veille au soir, Arthen était maintenant persuadé d'avoir pris la bonne décision.

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Après l'école du matin, le garçon emmena Djéfen dans leur refuge, et lui raconta son rendez-vous de la nuit. Djéfen souffla de soulagement en apprenant que son ami avait refusé de savoir. Arthen accrocha le regard de Djéfen, un peu surpris de cette réaction si nette. Celui-ci détourna rapidement les yeux, embarrassé. C'était la preuve qui manquait à Arthen. Pas une preuve en béton, non, mais une indication assez claire d'une gêne, de quelque chose entre eux, un non-dit, une zone grise.

Arthen expira bruyamment à son tour, et se jeta à l'eau :

- F'lyr Nin affirme que toi, tu sais, Djéfen ! Et elle dit aussi que tous ceux qui savent sont protégés, sauf Oanell et Siohlann.

- Cette petite fouineuse ! Elle a dû les espionner.

Arthen pâlit. Cela le heurtait presque plus d'imaginer F'lyr Nin pénétrer dans les pensées de ses parents que dans les siennes.

- Écoute, Djéfen ! J'ai repoussé son offre, parce que je ne veux pas me laisser manœuvrer par cette oiselle sans comprendre où je vais. Est-ce que c'est vrai ? Tu sais ?

L'autre acquiesça d'un hochement de tête sérieux.

- Oui.

- Pourquoi toi ? Parce que tu vis dans la maison ?

Djéfen haussa les épaules et fit une moue un peu ironique.

- La curiosité est une seconde nature chez moi, tu l'as bien vu ! À trop fourrer son nez partout...

- Alors, peux-tu m'expliquer pourquoi je devrais refuser de savoir ?

- Elle t'a dit la vérité, Arthen. Dans la situation actuelle, tous ceux qui connaissent le secret doivent être protégés, ou se résoudre à partir. Et il n'est possible de protéger qu'un nombre limité de personne. Ta mère et ton oncle, s'ils sont dans la confidence, ne resteront pas très longtemps à Arcande.

- Mais pourquoi ne révèle-t-il pas son identité à tout le monde ? Ça serait quand même plus simple, non ? Tu crois vraiment que les gens seraient effrayés ? Ils ne craindraient pas davantage qu'il parte ?

Djéfen soupira de nouveau.

- Ce sujet revient encore et toujours dans les discussions autour de moi. Les autorités de la ville testent la population périodiquement : on retombe invariablement au même point. Les gens disent qu'ils n'auraient pas peur, mais ils pensent tous qu'il ne peut pas faire partie de leurs connaissances...

- Et toi, tu as peur de lui ?

Djéfen sourit, pour la première fois depuis le début de la conversation :

- Non, pas du tout. J'ai confiance.

- C'est compliqué de savoir ?

- Ça me frustre souvent. Parce que j'aimerais le partager. Avec toi, pour commencer...

Arthen et Djéfen échangèrent un regard. Le garçon eut honte d'avoir douté de son ami. Il continua, un peu hésitant :

- Tu crois qu'il connaît la vérité sur mon père ?

- Sûrement. Mais la lui demander ne me semble pas une très bonne idée. S'il allait tout dire à ta mère ensuite ? J'avais cru comprendre que tu ne voulais pas lui en parler pour le moment.

Arthen acquiesça, en se mordant la lèvre. Il avait du mal à penser que sa mère connaissait le nazgar, et encore plus de mal à imaginer qu'il pouvait converser avec elle... Il secoua la tête, troublé. Non, décidément, c'était trop difficile à visualiser.

- Et les Spatiaux ? Tu crois qu'il t'en parlerait ?

- Peut-être, dit Djéfen. Ça, je peux essayer de lui demander. Oui, j'essayerai, on verra bien. Moi aussi, j'aimerais comprendre.

****

En début de soirée, Djéfen passa à l'auberge, alors qu'Arthen aidait en cuisine. Le voyant occupé, il griffonna un mot sur un papier, qu'il lui fourra dans la poche : « J'ai des informations. Rendez-vous cette nuit à la cabane ». Déjà ?

Le garçon aurait été bien en peine, ce soir-là, de dire ce qui avait été servi au repas familial. Il piaffait sur sa chaise, horripilé par le babillage de ses petites cousines. Il fit répéter plusieurs fois sa mère quand elle lui parla, jusqu'à ce qu'elle lui jette un regard perplexe. Cela le calma. Il n'était pas censé sortir de nuit dans les bois, inutile d'attirer l'attention sur lui. Il se força à participer à la conversation, et réussit même à raconter ce qu'il avait appris à l'école le matin, les techniques de la verrerie. Pas si inintéressant, se dit-il en essayant d'expliquer aux petites comment on fabriquait les verres dans lesquels elles buvaient.

****

Arthen arriva à la cabane une heure après la tombée de la nuit. Il avait envoyé un message à Djéfen en partant ; celui-ci le rejoignit quelques minutes plus tard. Les deux enfants s'assirent sur la plateforme, les pieds pendant dans le vide pour discuter. Il ne faisait pas froid ce soir.

- Alors ? interrogea Arthen, les yeux brillants.

- Les Spatiaux ont filé parce qu'ils ont découvert ici quelque chose qui leur a paru menaçant pour leur civilisation, là-bas. Je n'ai pas pu apprendre de quoi il s'agissait.

- L'explication officielle est véridique alors ? commenta Arthen.

Djéfen hocha la tête.

- Dans ce cas, mon père ne reviendra pas ! conclut-il, dépité.

Son ami se montra moins affirmatif.

- Pas tant que le péril n'aura pas été neutralisé, nuança-t-il. Des gens y travaillent. Mais je n'ai pas pu en savoir plus, ajouta-t-il avec une mimique d'excuse.

- Et il n'a rien dit qui pourrait nous donner des renseignements sur mon père ?

Djéfen fit non de la tête.

- Bon, c'est déjà pas si mal ! se consola Arthen.

- Moi, j'ai des informations qu'il vous plairait peut-être d'entendre... lança une voix aiguë depuis le bas.

F'lyr Nin ! Les deux enfants l'avaient oubliée, celle-là !

- Eh ! Depuis combien de temps tu nous espionnes ? ronchonna Djéfen. On ne t'a pas sonnée, toi ! Tu commences à devenir un peu trop envahissante !

- Oh, et qu'est-ce que tu vas faire pour que je parte ? Appeler ton papa au secours ? railla-t-elle d'un ton espiègle, depuis le bas.

Arthen se retint de sourire. Ces deux-là ne pouvaient pas rester deux minutes sans se quereller. D'ailleurs, Djéfen avait vraiment l'air furieux.

Sans attendre leur invitation, F'lyr Nin les rejoignit sur la plate-forme, en escaladant avec agilité le tronc de l'arbre. Arthen lui fut reconnaissant de ne pas faire de démonstration de lévitation. Elle était habillée comme la veille, mais avec un collier différent, et une coiffure encore plus sophistiquée, une sorte de tresse roulée en chignon au sommet de son crâne. Elle paraissait surexcitée, et n'attendit même pas de s'être rétablie sur la plate-forme pour leur jeter :

- Moi, j'ai discuté avec ma tante... Mais, je ne suis pas censée en parler à quiconque. D'ailleurs, je n'ai pas non plus la permission de venir ici, précisa-t-elle.

Elle minaudait un peu, tâchant de se faire désirer, alors qu'elle mourrait visiblement d'envie de leur révéler ce qu'elle avait appris. Djéfen resta insensible à son manège :

- Alors, pourquoi ne repars-tu pas ? Et pourquoi as-tu été dire à Arthen que je connaissais le nazgar ? fit-il d'un ton hargneux.

Elle prit un air blessé et offusqué :

- Bon, si ça ne vous intéresse pas, je m'en vais !

Elle fit mine de s'éloigner, mais les garçons remarquèrent qu'elle se pressait moins qu'en montant. Ils se regardèrent, et Djéfen soupira, indiquant d'un geste à Arthen qu'il pouvait faire ce qu'il désirait.

- Reste ! lui enjoignit Arthen. Mais je ne veux pas savoir qui est le nazgar, c'est clair ?

F'lyr Nin s'assit près d'Arthen, les yeux brillants de satisfaction, ignorant Djéfen.

- Notre marché tient toujours ?

Arthen sursauta. Difficile de s'y habituer ! Il acquiesça d'un hochement de tête discret. Il se sentit un peu coupable de laisser Djéfen en dehors de leur échange, mais il se rassura en se disant que sûrement, son ami n'aurait pas désapprouvé les clauses de son marché avec l'oiselle...

F'lyr Nin prit une inspiration et commença tout haut :

- Je n'ai pas demandé à K'Min Ser qui était ton père. Je me suis dit que si on te le cachait, il devait bien y avoir une raison. J'ai été un peu plus subtile, fit-elle d'un ton de confidence.

Arthen entendit Djéfen pouffer derrière son dos. F'lyr Nin leva un sourcil, mais choisit de traiter son hilarité moqueuse par le mépris.

- J'ai calculé que nous étions nés à peu près à la même période, c'est-à-dire quand les Spatiaux sont partis. J'ai demandé ce que faisaient ta mère et ton oncle du temps des Spatiaux, et si K'min Ser les connaissait déjà à cette époque.

Arthen sentit son cœur accélérer. F'lyr Nin était un brin fanfaronne, mais elle savait se servir de sa tête. Voilà bien le genre de questions dont la réponse l'intéressait au plus haut point. Oanell et Sio n'y avaient jamais répondu que par des explications vagues et générales, disant qu'ils exerçaient le métier de traducteur auprès des Spatiaux.

- J'ai appris que ta mère était l'accompagnatrice du principal ambassadeur des Spatiaux. Elle traduisait pour lui et lui expliquait les usages d'ici. Mais ça ne doit pas être ton père, précisa-t-elle, les sourcils froncés, c'était un vieux d'au moins soixante-quinze ans. Ma tante K'Min Ser a rencontré ta mère et ton oncle en compagnie d'un autre Spatial, qui lui, était ambassadeur auprès des nazgars. Elle m'a raconté qu'ils étaient partis ensemble, tous les quatre, en mission, pour prendre contact avec des peuples nordiques.

Arthen sentit la main de Djéfen sur son bras. Ils étaient pendus aux lèvres de F'lyr Nin, qui faisait monter le suspens avec habileté. Ils savaient déjà qu'elle avait tapé dans le mille, et ils n'en attendaient la suite qu'avec plus d'impatience :

- Je me suis dit que c'était une mission sacrément dangereuse, d'aller discuter avec les nazgars, alors j'ai posé quelques questions sur cet ambassadeur. Il était jeune, et mignon pour un peau-nue, m'a avoué K'min Ser. En fait, elle avait l'air tellement contente de parler avec moi de ses vieux souvenirs, que je n'ai pas eu besoin d'en rajouter beaucoup. J'ai gloussé, et je lui ai demandé « mignon comment ? »...

À l'entendre prendre un ton de curiosité naïve, Arthen imagina sans peine F'lyr Nin dans son rôle, et esquissa un sourire amusé.

- Elle m'a dit de n'en parler à personne. Et puis elle me l'a décrit : il était assez grand, mince, avec les cheveux noirs et des yeux d'un bleu intense. Ça ne vous rappelle rien ? fit-elle d'un ton triomphant, en désignant Arthen d'un geste ample du bras.

- C'est tout ce que t'as trouvé ? interrogea Djéfen, d'une voix toujours aussi peu aimable. Bon, d'accord, tu partais de pas grand-chose, mais tout ça, on l'avait déjà découvert !

Arthen se sentit déçu également. C'était une confirmation. Mais ça n'apportait rien de neuf.

- Ah, oui ? Vous ne croyez quand même pas que je me suis arrêtée là ? Vous avez entendu parler du sauveur de Norsrow ?

Bondissant sur ses pieds, elle avait posé ses poings sur ses hanches et les regardait avec un outrage feint. Elle tenait son auditoire, et elle le savait. Elle les fixa de son œil rond, passant de l'un à l'autre plusieurs fois, d'une rapide rotation de la tête. Malgré son impatience, Arthen songea qu'ainsi, elle ressemblait étrangement à un oiseau. On aurait dit un de ces merles qui regardent les convives d'un repas, à la recherche de miettes, en agitant la tête par petits mouvements saccadés.

Arthen finit par la prier de continuer, avouant à la grande satisfaction de la fille-oiseau qu'il n'avait jamais entendu parler du sauveur de Norsrow. Djéfen avait un air toujours aussi hostile, mais il attendait lui aussi la suite. F'lyr Nin enchaîna aussitôt, sur un ton de conteuse :

- Ce beau brun s'était taillé dès son arrivée une réputation particulière, qui le mettait un peu à part des autres Spatiaux. Quand la base des étrangers était installée à Norsrow, au tout début de leur visite, avant son déplacement à Arcande, la bourgade a été attaquée par deux nazgars. Ce Spatial les a tenus en respect, et ton oncle, qui l'accompagnait, a tué l'un d'entre eux, avec son aide. À l'issue de la bataille, un feu s'est déclaré dans la forêt ; il s'est vite étendu vers les habitations. Et là, cet étranger a créé un immense orage, en amenant vers la petite ville les nuages qui bourgeonnaient sur les sommets du fond de la vallée. Un déluge de pluie a noyé l'incendie. Après, les gens l'ont surnommé le sauveur de Norsrow.

Un nœud se forma au creux du ventre d'Arthen. 

- Que ce soit le combat avec un nazgar, ou le petit tour de magie avec les nuages, vous connaissez beaucoup d'humains qui peuvent faire ça ? Ce type était ce que les Spatiaux appelaient un télépathe puissant. Ici, on les nomme des nazgars, termina F'lyr Nin, les yeux brillant d'excitation.

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