F'lyr Nin arriva tard, alors qu'Arthen s'était assoupi. Il se redressa, grommela un bonsoir, à demi endormi, et se réveilla tout à fait quand elle l'apostropha :
- Tu n'es pas très prudent. Tu te crois en sécurité parce que tu es perché à trois mètres du sol ? Avec ta lampe allumée, on te repère à des dizaines de mètres.
Arthen secoua la tête, comme pour chasser une mouche :
- Tu pourrais parler normalement ?
Elle inclina la tête sur le côté, d'une façon un peu comique, et se moqua une fois de plus :
- Il paraît que les humains ont peur du peuple des oiseaux ; et des télépathes... Hum, je dois être vraiment terrifiante alors !
Sa mimique clownesque et son air réjoui lui arrachèrent un sourire. L'oiselle n'avait rien de bien effrayant, en effet, du haut de ses douze ou treize ans. Elle était menue, vive et amusante. Comme un petit moineau, pensa Arthen en se retenant d'éclater de rire.
- Je n'ai pas peur de toi, argumenta-t-il, mais plutôt de ce que tu pourrais m'apprendre.
- Pourquoi es-tu venu, dans ce cas ?
- Et toi, pourquoi veux-tu me révéler ce qu'on me cache ? Qu'est-ce que ça t'apporte ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle s'assit sur les planches odorantes, et replia les genoux sous son menton. Arthen augmenta au maximum l'intensité de sa lampe, et la mit entre eux. Il était probablement hirsute, ses cheveux ayant une tendance à la rébellion nocturne, mais il s'en fichait. Il voulait voir son invitée. F'lyr Nin était habillée de vêtements sombres et moulants, qui n'entravaient pas ses mouvements, et qui la faisaient paraître encore plus gracile. Un court collier en boules de feutre colorées montrait que ce soir, elle avait songé à soigner son apparence. Ses cheveux étaient nattés en une longue tresse sophistiquée ; celle-ci virevolta autour d'elle quand elle secoua la tête dans un geste impatient, comme pour éloigner d'elle le regard inopportun d'Arthen.
- Des choses se trament, murmura-t-elle d'un ton plein de mystère. Je pense que ma tante est impliquée, et ta mère aussi. Hors de question que je reste en dehors, comme la petite colombe sage qu'on laisse à la maison ! Alors, en échange de mes informations, je te demande de me prévenir si ta mère ou ton oncle se prépare à s'envoler.
Arthen pouffa. F'lyr Nin en jeune fille obéissante au coin du feu, ça ne collait vraiment pas. Il la voyait plutôt en haut des arbres, à gribouiller des poèmes incompréhensibles, ou à jeter des pignes sur les passants.
Il réfléchit à sa proposition. Cela paraissait acceptable. Il avait craint bien pire à vrai dire. Il acquiesça d'un mouvement de tête, la gorge sèche :
- Tu as affirmé qu'on me cachait des choses. Je sais que ma famille refuse de me parler de mon père, mais ce que dissimule Djéfen, c'est l'identité du nazgar ? Attends, ajouta-t-il, ne me dis pas qui c'est ! Je ne veux pas plonger tête la première dans les ennuis !
Elle ne souriait plus maintenant, mais le regardait d'un œil plus respectueux.
- Eh ! Tu es plus malin que tu en as l'air... Oui, ton ami sait qui est le nazgar, l'aigle de ces montagnes. Quant aux conséquences...
Elle marqua un temps d'arrêt. Elle reprit plus lentement, juste avant qu'Arthen l'interroge. Elle paraissait dérouler un raisonnement sophistiqué, ou au moins réfléchir tout en parlant, ses yeux orangés dans le vague.
- Eh bien, le nazgar ne peut protéger les esprits que d'un petit nombre de personnes. S'il y en a trop, il se retrouve en danger de découverte. Avec tout ce que ça implique d'incertitudes, précisa-t-elle avec une moue. Vous autres, peaux-nues, êtes si peu logiques...
- Tu veux dire qu'il pourrait ne pas être accepté, une fois que les gens connaîtront son identité ? Mon oncle me l'a expliqué ; je ne trouve pas ça très rationnel, moi non plus...
Elle fit la grimace à son interruption, et continua avec un froncement de sourcils réprobateur :
- Mais d'un autre côté, ta mère et ton oncle savent, et leur esprit n'est pas entièrement protégé. C'est d'ailleurs pour ça que j'estime qu'ils ne vont pas rester ici. Et si tu remontes le temps, pourquoi crois-tu qu'ils aient élevé leur oisillon dans un autre nid ?
- Non ? balbutia Arthen, choqué.
F'lyr Nin ne daigna pas répondre, mais attendit avec une moue qu'Arthen se ressaisisse. Le garçon, désarçonné, se demandait si elle avait raison : est-ce qu'ils avaient vécu dans les montagnes uniquement pour préserver le secret du nazgar d'Arcande ? Dans ce cas, ce secret était primordial, concluait-il pour lui-même, comme F'lyr Nin reprenait :
- Mais un de plus ou un de moins dans la famille, ça ne change pas grand-chose maintenant. Et si tu veux t'assurer de ne pas rester seul ici quand ils partiront, savoir te donne plutôt une garantie...
Arthen mit sa tête entre ses mains. Il avait du mal à raisonner dans cette logique de télépathes, où les pensées de tout un chacun pouvaient être étalées au grand jour.
- Alors, si on ne me révèle rien sur mon père, c'est dans la même logique ? Pour éviter qu'un télépathe ne découvre les secrets de mon père ?
- Je l'ignore. C'est peut-être juste parce que tu n'as pas encore tes plumes d'adulte ?
- Pourtant, depuis tout petit, on m'a toujours dit que je n'avais pas une cervelle d'oiseau ! répliqua-t-il du tac au tac, avec une grimace satisfaite.
Il commençait à la trouver agaçante, avec ses airs supérieurs et son vocabulaire de bassecour.
Elle s'étira en souriant.
- Bien vu ! Je crois que je t'aime bien ! Bon alors, tu veux savoir ou pas ?
Ce passage en dialogue mental fit sursauter Arthen. Alarmé, il ne se sentit soudain pas très sûr de partager son sentiment d'amitié.
- Et toi, demanda-t-il, tu es comme lui, comme le nazgar ?
Elle ne parut pas remarquer l'appréhension dans sa voix, ou du moins n'en fit pas cas.
- Hum, il est bien plus fort que moi ! Tu te rends compte, il vit parmi vous depuis près de trente ans, et personne ne s'est jamais douté de rien. Il a adopté vos valeurs et votre façon de vivre, mais tout en restant lui-même, en préservant ses capacités, et en protégeant tout le monde autour de lui. J'aimerais bien devenir comme lui un jour, assez solide pour veiller sur les miens. Encore que je ne vois pas bien pourquoi il a choisi de s'inquiéter d'humains qui détestent les nazgars...
F'lyr Nin semblait porter une sincère admiration au protecteur d'Arcande. Avec ses arguments, elle lui donnait encore plus envie de savoir... mais il ne fallait pas qu'il se laisse détourner de l'essentiel.
- Et mon père, tu as des informations sur mon père ?
- Non, mais je peux espionner pour toi...
Arthen se sentit horrifié :
- Espionner qui ?
Elle fronça les sourcils et leva les yeux au ciel ; à coup sûr, elle trouvait la question stupide.
- Le plus simple... ta mère, ou alors ton oncle, fit-elle sur le ton de l'évidence.
- Non, pas question ! Je t'interdis de les espionner.
- D'accord, d'accord ! Je l'aurais fait pour toi, mais si tu ne veux pas, je ne vais pas me fatiguer...
Cette fille-oiseau était décidément surprenante. Elle énonçait ses pensées sans détour, au risque de le choquer. Le garçon se demanda pourquoi elle était prête à lui faire des grâces sans contrepartie.
- Je l'ignore. Je crois que tu me plais bien, malgré ton physique de moineau déplumé.
La réponse avait fusé, naturelle. Arthen se hérissa. Passe qu'elle communique avec lui en pensées, mais là, elle outrepassait ses droits en pénétrant dans son intimité. Avant même qu'il réussisse à desserrer ses mâchoires crispées pour formuler un reproche, elle s'excusa tout haut, en baissant la tête, un air de contrition sur le visage. Un vrai petit angelot !
- Je suis désolée, ne m'en veux pas ! Je ne sais pas ce qui s'est produit. D'habitude, je ne fais pas ce genre de choses, et encore moins sans m'en apercevoir.
Elle avait l'air sincère, mais Arthen en avait assez vu et entendu pour ce soir. Il se sentit refroidi dans ses ardeurs. Température au-dessous de zéro ! Pas question de foncer, comme à son habitude.
- J'ai besoin de réfléchir, dit-il avec raideur.
- Tu es fâché !
- Noooon.
- Je me suis excusée.
- Oui. Je vais rentrer.
- Je pourrais tout te révéler, même si tu ne veux pas...
- Mais dans ce cas, tu peux toujours rêver, je ne t'avertirai pas des projets de ma mère et de mon oncle.
F'lyr Nin se mordit la lèvre.
- Demain, tu auras réfléchi ?
- Mouais, reviens demain...
Il remarqua quand elle sortit qu'elle n'avait même pas de boue sur ses chaussures. Se pouvait-il qu'elle soit venue en volant ? Ou en flottant au-dessus du sol ? De ça ou de ses incursions dans sa cervelle, il ignorait ce qui lui donnait maintenant le plus la chair de poule.
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Arthen rentra d'un bon pas, pressé de mettre de la distance entre elle et lui. Tout tournait dans sa tête : les explications de F'lyr Nin, ses raisonnements, ses propositions. Que devait-il croire ? Et faire ? Une bonne nuit, et sûr qu'il y verrait plus clair !
L'espoir fait vivre, se dit-il avec dérision, en se jetant sur son lit. Il éjecta ses chaussures, sursautant au bruit qu'elles firent en tombant, et se coucha tel quel, trop harassé pour se déshabiller.