Le sceau des elfes
Après cette journée fort productive, Eleonara s'attendait à un sommeil paisible et profond. Sa respiration se fit silencieuse et régulière, ses paupières se scellèrent, sa tension musculaire se relâcha et son inconscient l'emmena pour un voyage très étrange. Sans s'en rendre compte, l'elfe vogua dans l'infini, avant de pénétrer la bulle des rêves.
De l'autre côté, elle fut accueillie par un vent chaud caressant sa peau. Des brins d'herbe lui chatouillèrent les narines. S'appropriant son corps dans cette dimension du sommeil, Eleonara prit appui sur ses mains et se poussa afin de se décoller du sol.
Des versants irréellement verdoyants, immenses marées mi-rocheuses et mi-herbeuses, s'étendaient sur des lieues et des lieues. En leur creux, une rivière slalomait entre les arbres et les buissons pour se fondre à l'horizon. La main en visière, l'elfe étudia le ciel d'un bleu azur exagéré. Derrière cet horizon se cachait l'Opyrie.
Étourdie, Eleonara réalisa qu'elle avait atterri en plein cœur de la vallée du Rêve, la première étape du trajet des nouveaux moines armés. Bien qu'elle n'y eût jamais mis les pieds, ni prêté attention aux gravures qui la représentait dans les archives de la bibliothèque, c'était ainsi que son imagination la dépeignait : couleurs contrastantes et décor simplifié. Si simplifié d’ailleurs qu'elle avait omis insectes, oiseaux, ainsi que clapotis d'eau. En effet, la rivière du Rêve était muette.
N'apercevant aucune créature vivante à ses alentours, l'elfe se résolut à marcher au bord du Rêve qui, au coucher du soleil, s'introduisit dans une forêt. Elle le suivit, écartant les brindilles et évitant les grosses branches. À mesure que le feuillage s’épaississait, le sol craquait et des courants d'air se frottaient à ses chevilles comme des vipères. Bientôt, sa vue fut restreinte au reflet de la lune sur le cours d'eau argenté. Ses pas se firent de plus en plus hésitants.
— Agnan ? Sgarlaad ? appela-t-elle, quelque peu appréhensive. Sebasha ? Y a-t-il quelqu'un ?
Elle avait le pressentiment qu'elle n'était pas seule et pourtant, elle ne voyait personne. Ce rêve était déconcertant, rien ne semblait vouloir se passer.
C'est alors que son pied se coinça sous un obstacle, qu'elle bascula en avant et tomba sur une forme mouillée étalée sur la rive. Eleonara se releva dans l'immédiat pour essuyer ses mains pleines de boue, avant de rentrer le ventre, le souffle court.
Elle n'avait pas trébuché sur une racine ou un caillou, mais un corps couché sur le ventre, dont la tête trempait dans l'eau.
« Reste objective, se conseilla-t-elle. Ce n'est qu'un cauchemar. Ce n'est pas réel. » Il y avait des traces sur le rivage, des sillons, comme si l'homme inerte avait tenté de se dégager. Parfaitement lucide, Eleonara refusait de se laisser impressionner. Elle se pinça, se mordit, puis retint sa respiration. Quitter ce rêve lui était-il impossible ?
Un souffle rôdeur. Un bruissement d'étoffes fines. Derrière elle, une voix.
— Le cadavre souille le courant.
L'elfe fit volte-face. Ne voyant d'abord rien, elle plissa son front, se concentra et distingua peu à peu une cape bleu nuit déchirée surmontée d'un large capuchon. Au timbre de la voix, elle reconnu qu'elle avait affaire à une femme. Son visage, quant à lui, Eleonara ne le discernait pas : le capuchon l'avalait complètement.
— Déplaçons-le, dit la femme sans trahir d'émotion.
Avec méfiance, Eleonara aida l’intruse capuchonnée à retourner le mort et à le mettre de côté. D'après son uniforme, il s'agissait d'un moine armé. Son teint d'ivoire, durci par la mort, ses cheveux foncés, son visage jovial et rond : lui et Melvine se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Qui était-il ? « Tomislav », reconnut Eleonara.
— Et qui êtes-vous ? interrogea-t-elle, le doigt pointé vers l'apparition qui se cachait toujours sous son capuchon.
Cette dernière s'approcha en flottant.
— On m'appelle la Lavandière de minuit. À qui ai-je l'honneur ?
Les yeux de l'elfe roulèrent vers le bas et firent aussitôt demi-tour. Le corps de la Lavandière s'arrêtait sous sa cape ; on ne voyait pas de pieds dépasser.
— J'ai trois questions à te poser, articula la Lavandière. Offre-moi la vérité et je t'accorderai un vœu. Mens-moi et je te tordrai comme un linge.
Eleonara ouvrit la bouche, heurtée. « Pardon ? Non mais, on vient de se rencontrer ! » Ce rêve finirait par l'exaspérer, elle le sentait.
La femme poursuivit :
— Avant de faire ton vœu, considère ceci : je ne peux pas changer ce qui est déjà, ni garantir ta sortie de la Vallée. La Vallée a ses propres intentions. La Vallée décide. Commençons.
Il devait y avoir un moyen de dissoudre ce rêve, pensa Eleonara. Elle ne put pas développer sa pensée plus loin, car la Lavandière était pressée.
— Quel est ton nom ?
— Bron... Eleonara.
Elle se trouvait dans un rêve : mentir n'était plus obligatoire.
— Qu'es-tu ? demanda la Lavandière, toujours en flottant au-dessus du sol.
L'elfe réduit ses yeux à des fentes face à la singularité de la question.
— Bah... une elfe.
La Lavandière absorba cette information avec autant d'indifférence que si elle lui avait demandé sa couleur favorite : elle ne cria pas, ne broncha pas, ne l'agressa pas. Eleonara croisa ses longs bras restés ballants derrière son dos. « Je ne savais pas que les fantômes étaient aussi ouverts d'esprit. Finalement, je le trouve intéressant, ce rêve. Si ce n'était pour le cadavre, je le qualifierais presque d'agréable. »
Le cape devant elle se froissa et ondoya sous une caresse de vent.
— Dernière question : m'aideras-tu à laver le linge ? Je suis débordée.
La Lavandière montra un monticule de vêtements baignant dans la rivière. Depuis quand les esprits faisaient-ils la lessive ?
Eleonara accepta la proposition et suivit la Lavandière de minuit dans l'eau, où elles se départagèrent la pile de vêtements sales. Courbée, les manches et le bas de sa robe de nuit retroussés, l'elfe se mit à frotter les tissus dans le courant, lorsque celui-ci se teinta de rouge.
Horrifiée, elle se crispa, lâcha tout et se redressa pour contempler ses mains dégoulinantes, souillées elles aussi. Les vêtements étaient imbibés de sang. À mesure que l'épouvante escaladait les échelons de sa conscience, elle comprit.
— Tomislav, dit l'elfe en se référant au mort, qu'a-t-il répondu, quand vous l'aviez sollicité pour laver ces habits ?
— Il a accepté de bonne foi.
— Et qu'a-t-il vu, au moment de les tremper ?
Derrière cette question naissait une hypothèse risquée, un vrai saut dans le vide. Il se pouvait que son intuition l’emmenât dans un chemin tortueux qui l'égarerait. Eleonara jugea utile d'essayer. Au Saint-Cellier, il n'était pas rare que les voyageurs parsèment une ou deux Lavandières de minuit dans leurs récits.
— Tomislav a vu ce qui était à venir, répondit calmement la Lavandière. Entre ses mains, il tenait les loques d'un qui ne tarderait pas à mourir.
— C'étaient...
— … les siennes.
Quelque chose au fond d'Eleonara remua puis se coagula. Ses yeux s'abaissèrent prudemment sur la bosse de chemises qui dépassaient des flots, entre ses mollets. Elle souleva et déplia le nœud de tissus grossiers, qui se sépara en deux. Dans sa main droite, une chemise de lin crème et large ; dans sa main gauche, une chemise beige de plus petite taille. Aucune des deux n'avait pas été épargnée par les taches écarlates et il n'y en avait pas une moins déchirée que l'autre. Un brassard gris orné d'un grand « D » avait été cousu sur leurs manches.
L'elfe porta les guenilles à son nez, avant de les retirer brusquement. Une émotion liquide et collante comme le poison l'envahit et fit palpiter ses artères. Ces odeurs lui étaient connues, familières même. Elles sentaient le foin, le travail, le chou, la farine.
— Vous les avez tués ! s'écria-t-elle, incrédule, à l'intention de la cape. Mes amis !
— Faux. Je ne fais qu'annoncer les morts.
La menteuse ! Et Tomislav, alors ? Il ne s'était pas noyé tout seul, quand même !
— Voici mon vœu, cracha Eleonara, acerbe. Je souhaite que vous creviez et disparaissiez !
La mystérieuse Lavandière sortit alors une main squelettique de sa manche et tira son capuchon en arrière. L'elfe perdit son souffle. Longs cheveux blancs, rides et orbites profondes, la Dame en personne se tenait devant elle, à quelques foulées à peine.
— Non ! cria Eleonara, brisée. Madame, je ne voulais pas... non, pas vous !
Sans un mot, la cape se propulsa et plongea sur elle. L'elfe hurla, sentant avec dégoût l'étoffe lui couvrir le visage et son corps s'immerger dans les flots.
Des larmes ruisselant sur ses joues, le cœur menaçant de lui éroder une côte, Eleonara se réveilla en éjectant ses couvertures. Elle se promit de ne plus jamais, au grand jamais sous-estimer un cauchemar.
***
L'abbaye n'était plus qu'une immense coquille vide depuis le départ des moines-soldats. Eleonara ne croisait pratiquement personne dans les couloirs. À cause de la soupe aux lentilles, la plupart des nonnes étaient clouées au lit, un pot de chambre sous le menton. Par crainte d'une épidémie, les moines armés adoubés avaient quitté les lieux, préférant un camp bourbeux au milieu de nulle part comme refuge. D'autres étaient, eux-aussi, souffrants. Nonobstant l'indisposition des membres féminins du monastère et de certains moines-soldats, le Don'hill continuait à tourner. Le sergent de Pastylle et sa garde personnelle avaient récemment débarqué pour prêter main forte aux gardes permanents, voués à assurer la défense de l'abbaye contre vents et marées. Ils préparaient désormais les lieux pour la venue de la prochaine génération de Don'hilliens. Les malades survivaient et recevaient leurs trois repas quotidiens dans leurs cellules grâce aux rares nonnes bien-portantes, c'est-à-dire Melvine, Eleonara et Sœur Griselle.
Si au début, l'elfe avait interprété la bonne santé de la vieille Griselle comme une faille dans son plan, elle avait fini par en être rassurée. Ainsi, elle s'attirerait moins de soupçons.
Les estomacs des souffrants ne toléraient plus aucun aliment. C'était terrible : l'air à l'étage était infect. Au nom de la ventilation, on ouvrit les fenêtres et le couvent se refroidit considérablement. On emballa les intoxiqués – nonnes comme moines armés – dans des couches et des couches de laine ; on leur apporta des chaufferettes et l'on aviva un feu dans chaque cheminée.
Soucieuse de remplir son devoir de bonne Einhendrienne, Sœur Melvine était le l'âtre du couvent. En tant que supérieure, Sœur Griselle dirigeait officiellement, en revanche, seule la Chouette avait su se montrer à la hauteur de ce rôle par son application et son sens de l'organisation.
Dédiée corps et âme au traitement de ses patientes, cette dernière envoyait Eleonara fureter dans les étagères de l'infirmerie afin de dénicher un antidote. Il était difficile de croire que la jeune Einhendrienne, capable de se terrer à la bibliothèque pendant des heures, pût se garder de toucher un livre durant plus d'une semaine.
— Je n'ai pas d'autre occupation pour me consoler, expliquait-elle. Ce lieu est si silencieux sans la course de leurs pas, sans le bruissement de leurs robes. Ça m'attriste.
Ce silence, l'elfe le ressentait aussi. C'était un poids au fond de l'estomac, une couronne froide autour du cœur. L'absence de ses consœurs ne la dérangeait pas particulièrement – si elle pouvait éviter de subir un exorcisme, tant mieux – , mais elle ne pouvait pas s'empêcher de se faire du souci : la maladie durait, indéfiniment.
— Servons-leur un remède de cheval ! s'enthousiasmait la vieille Griselle, dont l'anatomie, la physiologie et les contrepoisons étaient le domaine.
Tisanes au gingembre, infusions à l'ail, onguents, pierres réputées pour éloigner les venins, vomitifs, aromates, sangsues... Toute méthode vue en cours, tirée d'un manuel, connue ou obsolète fut mise en pratique. Mais l'essence de la fleur jaune résistait.
Bientôt, Griselle parvint à mettre le doigt sur l'origine du mal qui frappait le Don'hill. L'elfe ne savait pas si elle devait se sentir soulagée ou au contraire, en danger.
— C'est cette poisseuse soupe aux lentilles, je vous dis ! déclara la plus âgée des indemnes. J'ai bien fait de me tenir à mes principes alimentaires. J'ai toujours trouvé les lentilles immorales par leur saveur. N'êtes-vous pas d'accord ? Les lentilles, c'est dégueulasse !
— Je ne dirais pas ça, dit Melvine. Si j'ai évité la soupe, ce soir-là, ce n'est qu'en raison de mes intolérances. Et toi, Bronwen, avais-tu goûté à la soupe ?
— Je ne m'en suis pas servie ; le chaudron était à l'autre bout de la table.
— Ha ! s'écria Griselle. Qu'est-ce que je vous disais ? Il faut les brûler, ces lentilles, les brûler !
— Je vous l'accorde, ma sœur, renchérit la Chouette. Il faut s'en débarrasser sur-le-champ. Si nous les jetons à la mer ou si nous les enfouissons sous terre, elles ne feront qu'empoisonner nos ressources naturelles. Les brûler est la solution la plus raisonnable, en effet. J'en parlerai aux gardes et les informerai de notre changement de fournisseur de lentilles.
L'état des malades ne s'améliorant toujours pas, celui de l'elfe empirait. Elle ne tirait plus aucun amusement de voir les humaines couchées à longueur de journée dans leurs chambres ou sur les lits de l'infirmerie, blêmes comme des mouchoirs. Les regarder en face lui était insupportable ; elle se sentait si minable, si coupable ! Dans le but de fuir les visages des souffrantes, elle s'isolait dans les bois du Don'hill, à la recherche de fruits à coques et de bois pour le feu. Vu que les hommes du sergent de Pastylle y chassaient, elle se contentait de marcher à l'orée, où elle récoltait les branches cassées et les ramenait à l'abbaye sur un chariot. Le reste du temps, Eleonara évacuait et rinçait les pots de chambre, pressait des linges humides sur les fronts fiévreux et soutenait les têtes délirantes en leur donnant à boire. Par sa propre faute, elle devait endosser une charge de travail supplémentaire en faveur de celles qui l'avaient malmenée et punie. Elle avait appris sa leçon : il n'y avait pas de manche sur l'épée de la vengeance.
Peu à peu, les maux de tête et de ventre s'installèrent, ainsi que la fatigue. Était-il possible que, par le contact de ses consœurs, elle eût fini par s'empoisonner elle-même ? Une auto-observation lui permit de poser quelques constats. Elle n'était pas malade, pas comme ses consœurs. La vie n'avait simplement plus de goût. Son cœur était malade. Il y avait plusieurs causes à cela. Premièrement, l'empoisonnement n'était pas censé durer plus d'une semaine et voilà qu'il tirait sur des mois. Deuxièmement, ses miteux adieux aux Nordiques la criblaient de regrets. Ils n'avaient même pas eu droit à un « bonne route » et elle n'avait rien entrepris pour rattraper son mémorable « Je vous hais ».
Ils lui manquaient. La Dame pouvait la foudroyer depuis sa tombe, si elle le voulait, mais Eleonara ne pouvait plus le nier. Les jeux de combat clandestins, les blagues tordues, les médisances sur les Einhendriens, les sourires maladroits, les secrets, leurs simples présences. À travers tout ce qu'ils étaient et tout ce qu’ils lui avaient apporté, à elle, petit bout de rien, ils lui manquaient.
Selon les dernières auscultations de Sœur Griselle, certaines religieuses frôlaient un état critique. Eleonara, ayant définitivement perdu foi en son complot, jugea qu'il était temps de poser une question qui la tourmentait.
— Melvine ? fit-elle alors qu'elles battaient ensemble les tapis dans la cour. Le chat tigré qui avait vomi dans les cuisines peu avant ma réclusion... Qu'est-il devenu ?
La belle Einhendrienne cessa de frapper et essuya son front bombé.
— Le chat tigré ? Ah oui, figure-toi qu'il est mort, le pauvre. Assez rapidement, en fait. Par intoxication, je crois.
Eleonara sentit son sang se glacer. Mort. Ce chat avait emporté une fleur jaune dans sa gueule et il était mort. Elle ne comprenait pas. En racontant comment l'alchimiste avait inculpé les Regardeau, les rivaux des Taberné, Dalisa avait listé les effets de la fleur dorée : « Coliques, vomissements, fièvres, ce genre de chose. » S'il y avait eu des morts, elle l'aurait mentionné, non ?
Confrontée à son silence, Melvine réagit :
— Serais-tu de l'opinion que... qu'il y aurait un lien entre lui et...
Elle reçut un hochement grave en guise de réponse. Au loin, Sœur Griselle fessa le garde qui l'aidait à déménager les derniers sacs de lentilles à l'extérieur.
— Qui m'aidera à allumer le brasier du siècle ? cria-t-elle en secouant les bras à leur intention.
Les yeux piqués de larmes, la Chouette se détourna. L'elfe fixait ses souliers. Elle n'en pouvait plus de cette nausée, de cette coulée froide dans le dos, de cette brûlure aux joues. Elle voulait se cacher, s'endormir, oublier.
Un retentissement de trompettes venant du portail du Don'hill les fit sursauter toutes les trois. Des visiteurs ? Du renfort ? De l'aide ?
Pleines d'espoir, Eleonara et Melvine accoururent à l'entrée de l'abbaye, où elles virent que l'événement y avait également attiré le sergent de Pastylle et ses seconds.
Le portail s'ouvrit en grinçant. La silhouette courbée et maussade de Sergius de Blodmoore apparut alors, chevauchant en tête d'une file de cavaliers. Eleonara comprit : les moines armés étaient rentrés ! Un soulagement immense l'enlaça, avant qu'un certain détail ne la ramenât sur Terre. Les moines-soldats revenaient bien plus tôt que prévu ; ils n'étaient pas censés rentrer avant plusieurs mois encore. Comment se faisait-il que leur mission eût déjà touché à son terme ?
Eleonara et la Chouette s'écartèrent pour laisser passer les revenants, car il fallait l'admettre, les moines-soldats en avaient tout à fait l'aspect. Avec des mines décomposées, ils défilèrent les uns après les autres sous l'arche d'entrée. Ils auraient dû être une septantaine ; ils n'étaient pourtant qu'une dizaine.
Ayant étudié chacun de leurs visages, Eleonara se cogna à une décevante découverte : les Mikilldiens n'y figuraient pas. Sebasha lui avait passé sous le nez sans lui adresser un regard, tout comme Rikard Methonel, trop fatigué et absorbé par ses inquiétudes pour se souvenir de rancunes puériles. Puis elle comprit pourquoi. En fin de cortège, un char tirait deux cercueils.
— Messire de Pastylle, il est d'importance capitale que je m'entretienne avec vous et Mme l'Abbesse, déclama le sergent de Blodmoore en soufflant des auréoles de vapeur. Où est-elle ? Faites-la appeler.
Son interlocuteur, avec un calme admirable, lui résuma en quelques mots la calamité qui s'était abattue sur le Don'hill pendant son absence. L'arrivant en fut sidéré ; il manqua de se tordre la cheville en descendant de sa monture.
— Voilà pourquoi l'Abbesse n'est malheureusement pas en état de vous recevoir, dit le sergent de Pastylle. Camarade, je perçois dans votre voix de l'urgence : je vous invite à étendre votre confiance à Sœur Griselle, représentante de la Mère supérieure pour la durée de ces temps obscurs.
Sœur Griselle arrivait justement en boitillant. Elle s'arrêta et s'appuya sur sa canne, une main sur la hanche.
Silence.
— Bah, qu'attends-tu, ma fille ? gronda-t-elle à l'intention d'Eleonara qui, par réflexe, enfonça sa tête dans les épaules. Va chercher Griselle !
— Madame, bafouilla l'elfe, Sœur Griselle, c'est vous.
Un sourire goguenard illumina la face de la vieillarde.
— Ha, quelle coïncidence !
Griselle saisit les sergents interdits bras dessus, bras dessous et, ensemble, ils partirent se consulter en privé.
— Je ne sais pas ce qui s'est advenu, mais ça ne me plaît pas du tout, commenta Melvine en avançant de quelques pas dans la neige. Allons, suivons-les à l'intérieur. Nous avons des bouches à nourrir.
En d'autres circonstances, le retour des moines-soldats aurait été glorifié d'un somptueux banquet, de chants et de musique ; mais personne n'était d'humeur à festoyer ce jour-là.
Une surprise à l'heure du repas allégea cependant les esprits. Telles des âmes perdues, quelques jeunes souffrantes se présentèrent à la salle à manger, où elles se laissèrent tomber sur leurs bancs, à pieds nus et en robes de lin. Sur leurs figures blafardes se lisaient une fatigue séculaire ainsi qu'une perte d'appétit effrayante. Leur aspect était certes peu enviable, mais une amélioration de leur condition était notable.
Ce ne fut qu'après avoir servi tout le monde, malades comme arrivants, que la Chouette et l'elfe se permirent de s'asseoir. On but et l'on mangea dans un silence le plus total. Les novices en rétablissement étudiaient le contenu de leurs bols d'un regard absent.
Soudain, les coups de talons des sergents firent irruption dans la grande halle sous forme d'échos, talonnés par les pas nerveux de Sœur Griselle. Froissée en toute évidence, cette dernière prit place à la table des religieuses et toucha à peine au bouillon de légumes et au pain grillé préparés par ses subordonnées. Elle ne se glissa une tranche sous la dent que lorsque la poignée de malades retournèrent se coucher.
L'une raide et élancée, l'autre petite et délicate, Eleonara et Melvine patientaient, assises côte à côte en silence, guettant chaque geste de leur supérieure. Celle-ci mastiquait puis avalait dans un cycle frénétique.
— Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? marmonna la vieille en postillonnant.
— Quelles nouvelles apporte le sergent de Blodmoore ? demanda Melvine qui n'en pouvait plus des cachotteries.
Sœur Griselle palabra tout bas en broyant sa tranche de pain au-dessus de son bouillon.
— Deux morts et trois disparus, ce n'est pas bon, ça. Les moines armés ont été pris à revers en Opyrie. De nuit. Personne ne sait par qui ou par quoi. (Elle se cura les dents avec l'ongle de son auriculaire, persuadée qu'un aliment s'y était coincé.) Les survivants enquêtent sur les lieux. Le sergent de Blodmoore est revenu chercher du renfort avec quelques-uns de ses soldats. Ha, l'ironie ! Ceux qu'il espérait racoler ont soit déserté, soit attrapé une incurable cochonnerie !
Pour l'occasion, son choix de vocabulaire fut excusé.
— Qui sont les défunts ? demanda Eleonara. Et les disparus ? Pourquoi les moines-soldats n'ont-ils ramené que deux cercueils ?
La vieille tortue et la jolie chouette la dévisagèrent, ne s'attendant décidément pas à ce qu'elle intervînt.
— Une chose est sûre. Ont été assassinés : l'Abbé et le jeune Tomislav d'Ox. Leurs corps seront enterrés ici, dans les catacombes du Don'hill, comme il se doit.
Sœur Griselle, en mentionnant les noms, avait étendu ses doigts recourbés un à un. Cette liste lança Melvine dans une violente quinte de toux qui devint sous peu une chaîne de sanglots réprimés.
La vieille amnésique changea de banc et serra la Chouette contre elle pour la consoler.
— Les corps des trois Barbares demeurent introuvables, continua la doctoresse du couvent. Pas étonnant, puisque ces chenapans sont à l'origine du massacre ! Les sergents sont du même avis. Oui : trois Barbares, volatilisés juste après un meurtre, c'est ce que j'appelle louchement louche !
La bouche en pont-levis baissé, Eleonara faillit oublier ses bonnes manières. N'était-ce pas un peu tôt pour pointer le doigt ? Avait-on des preuves ? C'était une histoire à dormir debout ! Quel motif auraient eu Agnan et Sgarlaad pour s'unir à Errmund, le protégé de leur pire ennemi ? Dans quel but auraient-ils tué l'Abbé, l'homme qui leur avait ouvert les portes du Don'hill ? Et pourquoi se seraient-ils débarrassés de Tomislav d'Ox, le noble qui avait récompensé Sgarlaad d'un luth et défendu leurs droits à plusieurs reprises ? Fabulations ! Si les Mikilldiens avaient disparu, il se pouvait qu'ils eussent eux aussi péri dans l'attaque ! Les coupables devaient être externes au corps de moines armés. « Personne ne sait par qui ou par quoi. » Eleonara frémit. Un froid se coulait dans sa poitrine. Les Nordiques avaient disparu. Ils avaient disparu alors qu'ils lui avaient promis de revenir pour elle, pour la sauver. Ils étaient censés se retrouver et maintenant, ils s'étaient évaporés.
— Voilà pour la jolie histoire, conclut Sœur Griselle sur un ton défaitiste. Vous savez tout. (Elle considéra ses auditrices immobiles.) Enfin, pas absolument tout. Avant de décamper, allez faire coucou à l'Abbesse, je vous prie, vous comprendrez.
Sur ces énigmatiques paroles, la vieille femme se referma dans une position de penseur et fit tourbillonner son bouillon refroidi à l'aide de sa cuillère.
À l'étage des dortoirs, Sœur Melvine fit halte et cacha ses mains dans ses longues manches.
— Va sans moi, Bronwen. Tu m'excuseras auprès de Sœur Louve.
Dans ses yeux, Eleonara capta un miroitement de chagrin et se bloqua, déconcertée. Elle voulait exécuter un mouvement vers elle, sans savoir exactement lequel.
— Vas-y, insista la Chouette en essayant de dissimuler son visage derrière son voile. Je te rejoindrai après.
Son menton tremblait, malgré ses efforts pour le cacher.
— Es-tu sûre que ça va ?
— Vas-y.
Sur ce, la Chouette se réfugia dans son nid en claquant la porte. Déroutée, l'elfe réalisa qu'elle avait complètement oublié ce qu'elle s'apprêtait à faire. Tous ces événements l'empêchaient de penser correctement.
Ah oui. L'Abbesse.
Se promettant de réconforter Sœur Melvine dès qu'elle aurait découvert comment, Eleonara traversa le couloir des dortoirs, monta les escaliers de la plus haute tour au pas de course et frappa à la porte de Sœur Louve. Toute rancune bue, elle ne songeait qu'à la précieuse information que cette femme lui livrerait, et ce, avec appréhension. Jugeant la malade trop faible pour se lever, l'elfe entra sans invitation.
L'appartement lui paraissait se rétrécir à chacune de ses visites. D'emblée, elle fut frappée par la stagnation de l'air. Elle traversa le bureau et pénétra dans la pièce voisine, la chambre à coucher, avec l'impression de violer un espace sacré. La chambre était d'une propreté impeccable et les murs blancs réfléchissaient la clarté du jour. Sœur Griselle avait été la soignante désignée pour la Mère supérieure, si bien que personne d'autre n'avait eu le droit de déranger l'intimité de la louve du couvent.
En tournant la tête, l'elfe posa son regard sur le lit et dégonfla ses poumons. Allongée sur le dos, les mains sur le ventre, les cheveux tressés sur l'épaule, Sœur Louve rattrapait du repos. Sa robe immaculée lui fabriquait une aura d'innocence et de jeunesse, un air de poupée, un air de jeune fille ne connaissant rien à la vie. Elle avait maigri depuis la dernière fois. Sa lividité rappelait la neige, ses cernes bleuies les tourments de sa maladie. Eleonara l'aurait trouvée belle, n'eût été la trace singulière d'un baiser mortel.
Certaines choses du passé sont oubliées, d'autres sont ignorées ou travesties en légendes. Séparer ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas n'est possible que lorsqu'on le voit devant soi.
L'elfe se pencha au-dessus de l'Abbesse.
Ses lèvres étaient zébrées de minuscules veines noires.
J'avoue que je m'étais posé la question, au chapitre précédent, de savoir si c'était bien prudent vu qu'elle ne maîtrisait pas les dosages... C'est un signe caractéristique, les lèvres noires ? Tu en parles avant ? Je ne m'en souvenais pas. Si c'est le cas, ça devait être il y a un moment. Peut-être vas-tu en reparler dans le chapitre suivant ?
C'est horrible que Sgarlaad et Agnan ne rentrent pas ! Je t'avoue que quand Griselle parle des "trois barbares", j'ai cru à une erreur parce que je ne pensais plus à Errmund.
En tout cas, ça sent le complot à plein nez et comme on sait que certains ne veulent pas des étrangers au Don'hill, on pourrait vite en déduire que les Nordiques ont été enlevés ou piégés pour être accusés de la mort de l'Abbé et de Tomislav (ceux qui, comme par hasard, été un peu moins opposés que les autres aux étrangers !)
Bon je ne m'attarde pas : je vais lire la suite !
Je t'avoue que sur le moment, je pense qu'Eleonara ne pensais pas du tout aux dosages, mais elle aurait clairement dû !
Concernant les lèvres noires, je mentionne dans le chapitre où Eleonara visite la Place des Echecs à Terre-Semée que les dards empoisonnés des elfes laissent des marques avec des veines noires. SI ce n'est pas trop clair je peux rajouter un rappel par la suite ;) Même chose pour les "trois barbares" avec ce Errmund qu'on a tendance à oublier xD Tes hypothèses par rapport à ce qui leur est arrivé sont très intéressantes; il faudra enquêter avec Eleonara dans le tome 2 pour élucider tout ça !
Bon on sent que tout s'accélère en ce moment, j'attends avec impatience de voir ce que tu nous réserve pour la fin.
Du coup si j'ia bien compris, la mère supérieure est morte, empoisonnée par la fleur. C'est chaud patate, surtout si elles meurrent toutes. Mais si le tome 2 se passe dans le déssert alors ça veut dire que Eleonara va devoir fuir?
Et je sens que ses amis vont venir la chercher à la fin. Enfin j'espère, ce serait trop triste sinon. Bon en tout cas, j'attends de peids ferme ;p
Oui, c'est juste, la mère supérieure est morte à cause de la fleur; c'est dit explicitement dans le prochain chapitre :) "Chaud patate" c'est le bon mot! Cet événement va déclencher un certains nombre de choses. Je n'en dis pas plus pour l'instant, mai c'est très intéressant de voir quelles questions tu te poses. Je te laisserai découvrir la fin, en espérant qu'elle te plaira ! Et sinon, tu as le droit de sortir la hache :D
Merci d'avoir suivi mon histoire jusqu'ici et pour tes commentaires constructifs !
à bientôt !
Jowie
Il va falloir qu'Eléonara prenne la poudre d'escampette en vitesse, du coup. C'est affreux que sa sale blague finisse aussi tragiquement :/
J'ai été un peu déroutée par le rêve, au début. Quelque chose me gênait dans sa structure mais, au final, je trouve que ce n'est pas plus mal : le propre des rêves est d'avoir une part d'incohérence. <br />Une seule chose m'a vraiment gênée, c'est ça : "lui et Melvine se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Qui était-il ? « Tomislav », reconnut Eleonara." =< Je n'ai pas compros pourquoi Tomislav ressemblait tant à Soeur Melvine? Ils ne sont pas apparentés? Ou alors, je l'ai lu et je l'ai oublié?
Petit anachronisme dans la bouche de Soeur Griselle : "Les lentilles, c'est dégueulasse" :D
Phrase que je n'ai pas comprise : "Soucieuse de remplir son devoir de bonne Einhendrienne, Sœur Melvine était le l'âtre du couvent"
T'as mon mail, hop la suite!! :D
Eh oui, le mauvais tour d'Eleonara a des conséquences beaucoup plus drastiques de ce à quoi elle s'attendait...
Je suis curieuse quant à ce que tu dis par rapport au rêve : qu'est-ce qui t'as semblé incohérent ? Et à quelle structure t'attendais-tu ? Oui, en effet, les rêves, c'est un peu bizarre de nature ;-) Si ça peut te rassurer, ce rêve-là illustre les inquiétudes d'Eleonara, son conflit interne par rapport à la Dame, et il y a aussi une part de « foreshadowing ». Évidemment, ces éléments sont un peu mélangés, alors libre à l'interprétation du lecteur:) !
Concernant Melvine et Tomislav, je crois que j'ai dit une fois en passant qu'en voyant Tomislav (ou « Cape Poireau ») pour la première fois, Eleonara trouvait qu'il ressemblait à Melvine. C'est normal de ne pas s'en souvenir, c'était un détail ;) Je vais rajouter une phrase ici pour que ce soit plus clair !
Ahhh je savais que je n'avais pas le droit de mettre « dégueulasse » xD Mince ! Ça lui allait bien, à Griselle. Tant pis, elle devrait se contenter de « répugnant » !
Quant à la phrase que tu n'as pas comprise, c'est vrai qu'elle ne fait pas de sens ^^' Je voulais dire « Soucieuse de remplir son devoir de bonne Einhendrienne, Sœur Melvine était devenue l'âtre du couvent »
Merci beaucoup pour tes remarques :D Accroche ta ceinture pour la fin !
à bientôt !
Jowie
Soeur Griselle : toujours au top de sa forme ! les lentilles, c'est trop immoral elle a raison xDD
Le rêve était angoissant et m'a beaucoup plu, alors qu'en général j'aime pas les phase de rêves en littérature.
et la fin : purée je m'y attendais pas du tout, meme avec le chat ! la puissance du truc O.O ! j'espère que les soeurs vont s'en remettre, je pensais pasy être attachée (a part Melvine et Griselle) mais ça me ferait vraiment trop de peine qu'elles meurent, meme Agnisetzka.
Il y a un truc que j'ai pas compris : les moines-soldats devaient être 70, mais il ne sont qu'une dizaine a être revenus + 3 cerceuils... Et il y a trois disparus... ou sont passés tous les autres ? J'ai loupé une ligne peut-être ?
Je suis très intriguée par le fait que Errmund soit a priori resté avec Agnan et Sgarlaad.
LA SUITE ! LA SUITE MAINTENANT !!
J'avoue que les réactions à ce chapitre ont été épiques, c'est très amusant pour moi :D
Griselle a des opinions très fortes et la nourriture n'est pas une exception ! xD
C'est marrant, moi aussi, j'ai généralement de la peine avec les rêves dans la littérature et dans ce tome, j'en ai mis plusieurs (Je suis tellement logique ^^'). Alors je suis très contente que le rêve t'ait plu !
On dirait que la fin a eu l'effet voulu: l'effet d'une claque ! *se frotte les mains* La fin t'en dira plus sur le sort des nonnes ;) C'est intéressant que tu te sois attachée aux nonnes qui n'étaient pas forcément les plus sympathiques. C'est vrai que mine de rien, on les suit pendant de nombreux chapitres, aussi !
Par rapport aux moines-soldats: C'est vrai que je passe un peu vite sur cet aspect qui est quand même important. Je vais y remédier ;) Alors oui, une dizaine de moines-soldats sont revenus en plus des cercueils de l'Abbé et de Tomislav. Tous les autres sont restés en Opyrie, où ils seront désormais de service et enquêteront sur les assassinats. Ils ne rentreront donc pas au Don'hill pour une cérémonie d'adoubement, vu la situation de crise. J'espère que c'est plus clair comme ça :)
Errmund, Agnan et Sgarlaad ont été portés disparus en Opyrie, mais est-ce qu'ils sont vraiment ensemble ? Peut-être, peut-être pas ;)
Wooow, quel enthousiasme xD ça fait plaisir ! J'espère que la fin te plaira !
à bientôt et merci beaucoup pour tes commentaires très drôles :D
Jowie