Vicieux anniversaire !
Le rassemblement de pies voilées semblait plutôt désappointé par les fruits de la période expiatoire. On avait espéré voir émaner de la tombe murale un énergumène déshumanisé, une forme squelettique aveugle à moitié rongée par les vers, avec des nids d'araignées dans les cheveux. Un tel spectacle, digne de contes sinistres, aurait renforcé la tragédie réservée aux désobéissantes. Hélas, en apparence, Sœur Bronwen était bien portante.
Certes, elle avait perdu en poids et en muscle, en couleur et en vie ; son regard pendait comme une chaussette épinglée sur une corde à linge, mais elle n'était pas morte, tenait debout et ses yeux ternes passaient leurs visages en revue, les uns après les autres.
Les moniales se trompaient en cherchant des symptômes de souffrance sur le corps de leur consœur, car sa blessure la plus manifeste ne se détectait pas à l’œil nu. À la façon d'un assassin, le venin avait frappé son esprit par derrière, serrant un nœud dans sa cage thoracique, sa boîte à furie.
Eleonara tituba vers la sortie, vêtue uniquement de sa touaille et de sa tunique de lin sale. Livide, Sœur Melvine s'empressa de s'offrir comme appui. Les spectatrices, déçues du frisson manqué, s'en allèrent une par une. Ni Sœur Agnieszka ni sa mère n'avaient assisté à l'ouverture de la tombe murale.
— Allons à ta chambre, encouragea tendrement la Chouette.
Là, le corps en baril de Sœur Naimée s'interposa. Sœur Melvine protesta, défendant les droits de repos de sa camarade.
— Plus tard, trancha Naimée. L'Abbesse veut la voir.
« Pour une autre gifle ? » anticipa Eleonara, avant d'être saisie par le bras.
Arrivée au sommet de la tour la plus vertigineuse de l'abbaye, l'elfe respirait fort et se serait plainte de tournis si elle avait eu pour compagnie un faciès plus attendrissant que celui de Sœur Naimée.
— Laissez-nous, fit l'Abbesse à l'adresse de celle-ci. Je désire lui parler seule.
Le désarroi sur la face bouffie de Naimée n'avait pas de prix. Braver la spirale d'escaliers pour être si froidement renvoyée à son sommet, c'en était trop pour elle. Eleonara regarda la femme-poire redescendre en rouspétant.
— Ferme la porte, s'il te plaît, Sœur Bronwen.
L'elfe réagit avec un instant de retard. L'Abbesse ne la vouvoyait plus.
Exiguë et oppressante, la chambre de cette dernière n'était qu'une parallèle de la tombe murale. Avec sa présence statuaire, Sœur Louve dégageait autant de chaleur humaine qu'une pierre à bâtir. Zéro formalité, zéro bienvenue, la canonnade de questions débuta aussitôt.
— De quelle nature étaient tes affaires avec les Barbares ? voulut savoir Sœur Louve, semblable à la reine sur l'échiquier. Quand as-tu commencé à les fréquenter ? As-tu échangé de l'information avec eux ? Si oui, de quel genre ?
Prise au dépourvu, Eleonara ne put que montrer l'étendue de sa cornée. On lui repassait le même interrogatoire que pendant son enfermement. En effet, l'enfant du Don'hill n'avait pas attendu pour tout rapporter à l'Abbesse qui, par instinct maternel, n'avait pu que la croire. Eleonara n'avait pourvu aucune réponse, une stratégie qui n'avait qu'allongé sa peine.
L'interrogée rassembla ses esprits. Par raisonnement rancunier, elle songea à dénoncer Rik et Agnieszka pour leur relation amoureuse. Elle conclut finalement que jouer cette carte ne l'amènerait à rien, sinon à empirer sa situation.
Dénier les faits ne promettait pas mieux ; ce fut pourtant ce qu'elle fit, n'ayant pas le temps de s'inventer une défense alternative.
Sœur Louve contracta sa mâchoire.
— Tu mens.
Eleonara sentait de minuscules vaisseaux pulser sous la peau de ses joues. L'Abbesse savait. La partie était finie.
— Je ne me laisserai pas berner par les balivernes de l'Abbé, annonça celle-ci en s'accoudant sur son écritoire. Je te connais mieux que tu ne le crois, Sœur Bronwen. Je sais qu'un Nordique t'as donné ce nom d'emprunt, entre autres. Esclave ou prisonnière, tu l'as déjà été ; ta pâleur, les marques sur tes chevilles te trahissent. Je l'ai deviné le jour où je t'ai rencontrée. Je sais aussi que tu as une sœur aînée qui essayait de te ramener à la maison malgré ton état piteux.
Cette dernière information ne pouvait venir que d'Errmund. Eleonara se félicita de s'être méfiée de lui. L'ayant reconnue dans la cour, il avait fait le lien entre la gamine de la Place des Échecs et la novice qui avait frappé Rikard Methonel.
L'elfe fut tentée d'expliquer à l'Abbesse que Dalisa n'était pas exactement sa sœur aînée, mais elle se ravisa. Une lettre cachetée reposait sur l'écritoire.
— Comme tu le sais, l'Œil de Diutur t'observe nuit et jour, enchaîna la Mère supérieure. Il se peut que tu aies été victime de manipulation. Il se peut que les Mikilldiens t'aient menée par le bout du nez, emportée malgré toi dans une histoire hors de ton contrôle. Je suis prête à le croire. S'ils t'ont malmenée, sois assurée qu'ils seront punis, où qu'ils soient aujourd'hui. Je t'invite à poser ton fardeau et à te confesser. Parle et tu seras pardonnée.
Ce changement de ton égara Eleonara. Tantôt sèche et sévère, tantôt généreuse et miséricordieuse, la Mère supérieure ne se laissait pas aisément cerner. L'elfe, elle, refusait de se laisser embobiner. L'Abbesse offrait le pardon et la rédemption, mais ce n'était pas à elle de pardonner. Cette femme avait ordonné son emprisonnement avec l'intention de la vendre à la folie ou de lui voler la vue.
Sombre, la novice affina ses lèvres. Ce pardon intéressé, égoïste, calculateur, elle le maudissait. Elle ne croyait plus en la vertu de cette religieuse. Une simple confession ne suffirait jamais. Il faudrait ensuite traverser des averses de questions, décrire ses rencontres clandestines dans les plus fins détails, pour finalement trahir Sgarlaad et Agnan.
La servante des Taberné n'aurait pas hésité. Pour elle, les humains mikilldiens, einhendriens ou opyriens étaient tous pareils. La jeune nonne en revanche ne se permettait plus cette pensée-là, malgré ses principes elfiques. Elle ne pouvait pas certifier que les Barbares ne l'avaient pas entourloupée ; mais dans le cas des moniales, si.
D'une élégance glaciale, l'Abbesse lui désigna la sortie.
— Lorsque tu sentiras le besoin d'alléger ta conscience, ma porte sera ouverte à toi. Te repentir et demander pardon te fera du bien.
Et, juste avant leur séparation, elle lui dit :
— N'oublie pas ce que tu dois à notre ordre. Pour aujourd'hui, accorde-toi du repos. Tu reprendras tes fonctions demain. Ton habit a été entreposé dans la grosse armoire du vestibule.
Eleonara s'inclina et dévala les escaliers dans ses habits souillés – elle n'avait jusque-là pas prêté attention à leur déplorable état – et se rendit directement au vestibule via des raccourcis.
« N'oublie pas ce que tu dois à notre ordre. » À la prononciation de cette phrase, Eleonara avait saisi le message subliminal : « Ne sois pas ingrate envers nous qui t'avons élevée, extirpée du rien auquel tu appartenais pour te céder une âme neuve. Ce que nous donnons, nous retirons à celles qui ne le méritent pas. »
L'elfe tira sur les poignées de l'armoire centenaire avec toute sa rage. Les battants crissèrent en révélant leurs entrailles.
— Bronwen est finie, fit un écho.
À la mention de son pseudonyme, Eleonara sursauta et plongea entre les robes et les manteaux empestant la poussière et la vieille laine avant de refermer légèrement les battants. Le silence absolu l'avait déshabituée à la plupart de ses sens. Le moindre bruit, le moindre rai de lumière se décuplaient sur son tympan ou sur sa rétine. Il fallait impérativement qu'elle maîtrisât sa sensibilité. Pestant tout bas, elle s'apprêtait à ressortir, quand des bruits de souliers et d'ourlets traînés la dissuadèrent de quitter sa cachette.
— Parle moins fort, Agnieszka !
— Je m'en fiche. Ce sera bientôt fini de toute façon. Il suffit d'attendre son aveu.
— Je n'en suis pas si sûre. C'est une noix dure, celle-là. À mon avis, elle n'a pas l'intention de cracher le morceau.
— Si aucune mesure n'est prise, elle ne parlera pas, je te l'accorde. Dans ce cas, la vieille Rosemonde aura le droit d'exercer ses méthodes.
— Les méthodes de... mais, tu es sûre ? Ce genre de pratiques est prohibé !
— Raison pour laquelle je fais appel à ta plus haute discrétion, Sereine. Si ça se trouve, Bronwen a épié pour le compte des Barbares ; elle mérite le même traitement que les traîtres ! Et d'ailleurs, tu ne trouves pas ça bizarre que malgré ses sept semaines passées dans le noir complet, elle ait gardé la vue ?
Les gonds de l'entrée principale protestèrent par de bas miaulements. La conversation entre les deux novices vira sur un sujet anodin.
— Nous n'allons tout de même pas sortir dans cet accoutrement par ce froid, fit la voix consternée de Sereine. Enfilons au moins une cape ou un manteau ! Laisse-moi t'apporter le tien.
« Oh non... » souffla Eleonara, en reculant entre les étoffes envahissantes.
— Oh ça va, répondit Agnieszka. On traverse le préau, pas la mer ! Allez, viens !
— Si j’attrape froid...
— Viens !
Leurs répliques s'atténuèrent, inhibées par les murs de pierre. Un nez blanc picoré de taches de rousseur pointa hors de l'armoire et une paire de chevilles émaciées mirent pied à terre.
Son uniforme replié sous le bras, l'elfe médita un instant face à l'immense porte en bois de chêne, plaquée d'ornements de fer.
Je n'aimerais pas être toi, lui glissa son for intérieur. « Malheureusement pour toi, tu l'es », répondit Eleonara.
Ce ne fut que sur le seuil de sa chambre qu'elle fut happée par une étrange nausée. Le choc la frappait avec un délai. Son cœur était devenu une sorte de galet froid cognant contre ses côtes. Ressassant ce qu'elle venait d'entendre, Eleonara retira la boucle de ceinture chaude de son décolleté et la fourra dans la housse de son coussin. Elle n'avait plus l'herbier : Sœur Melvine était venue le récupérer en douce avant sa libération.
Un soupir de soulagement lui échappa lorsque ses doigts rencontrèrent le flacon alchimique et l'espèce de renoncule séché. Sa chambre était-elle donc demeurée inviolée pendant son expiation ? Connaissant ses fouineuses de consœurs, ça lui semblait improbable.
Eleonara sortit les restes de bougies usagées de ses poches, ainsi que les feuilles de parchemin rayées d'encre qu'Agnan lui avait clandestinement fournies. Soigneusement, elle les replia et les rangea avec ses autres objets de valeur. Le cahier de Hermine de Blodmoore était perdu pour toujours, mais il y avait de fortes chances qu'un cahier d'Eleonara de Garlickham apparût bientôt. L'elfe avait profité de sa réclusion pour retranscrire chaque mot et chaque formule de dialecte nordique dont elle avait pu se souvenir.
Une note moins gaillarde la fit reposer son oreiller. Bientôt, lorsqu'elle serait soumise aux « méthodes » de Sœur Rosemonde, elle devrait détruire ou enterrer ses porte-bonheurs, afin de n'en laisser aucune trace.
Et dire qu'elle s'était tant réjoui de la perspective des Mikilldiens rentrant au Don'hill pour l'emporter avec eux dans leurs contrées lointaines... À leur retour, il serait trop tard. Elle aurait dû y penser plus tôt. L'illusion avait été trop belle cependant, trop parfaite qu'elle s'y était accrochée de toutes ses forces, quitte à se détourner de l'acide vérité.
Sur ces pensées grises, Eleonara se décolla de sa tunique sale et déversa son pichet d'eau dans une cuve. Sa touaille semblait avoir servi à essuyer des traces de suie. L'elfe la détacha et la mit de côté avec l'intention de la laver plus tard. Elle voulut s'asperger le visage, mais le dessin de ce dernier, reconstitué à la surface de l'eau, attira son attention. Teint maladif, cheveux raréfiés, yeux fades. Un puissant haut-le-cœur la fit plonger la tête dans la cuve. Elle patienta quelques secondes, fascinée par la sérénité qui régnait là-dessous. La fraîcheur lui zigzagua vite sur l'échine ; dans une éruption de bulles, elle se sortit de l'eau. À l'aide d'une brosse, elle se frotta la peau le plus cruellement qu'elle le put. Pourquoi devait-elle toujours régresser à cet état de misère ? Elle en avait assez de renvoyer une expression de chien battu ; il fallait l'effacer pour de bon, la faire disparaître avec la crasse, la sueur et la chair morte.
Y avait-il plus grande offense que de se voir grandir, d'y croire et d'être abattue au moment de l'envol ? Eleonara s'apprêtait enfin à devenir quelqu'un et l'on avait tiré un trait sur son existence. Oui, elle s'en était prise à Agnieszka ; elle avait payé le triple du prix et on osait lui exposer un « retour à la normalité » ? Sept semaines de ténèbres, c'était à s'arracher les yeux.
L'Abbesse lui avait assuré qu'elle reprendrait ses occupations ; Eleonara humait l’attrape et les dires d'Agnieszka ne laissaient plus l'ombre d'un doute. On allait l'exorciser coûte que coûte et elle n'avait aucun moyen de s'échapper.
En revêtant sa robe et sa guimpe monastiques, l'elfe inspira une longue bouffée d'air. Son voile rafistolé s'était alourdi et sentait le placard abandonné.
Décidée, elle força sa main sous la housse son coussin.
Pareille à un fantôme, elle descendit les escaliers, comme rythmée par des tambours jouant pour des obsèques. Lourd, son corps tombait à chaque marche telle une coque en acier. Une coque en acier à l'intérieur de laquelle l'air affluait. Eleonara se voyait bouger comme dans une coulure d'ambre et percevait des formes humaines sans visage ni identité se retourner sur son passage.
Son chemin se serait poursuivit dans le labyrinthe de couloirs, si une jeune femme au teint d'ivoire ne l'avait pas secouée comme un prunier.
— Serais-tu dépourvue de raison ? se scandalisa Melvine en la tirant à l'écart. D'où t'es venue l'idée de descendre ? Remonte immédiatement faire ta sieste ! Si tu te sens mieux pour les vêpres, fais au moins semblant de souffrir. L'Abbesse doit absolument croire que ta punition a fonctionné. C'est crucial. Je t'en prie, cesse de gambader. Monte et je pourvoirai au moindre de tes besoins. Fais-moi confiance. Oh, d'ailleurs, tu as vu ? J'ai remis tes affaires là où je les avais trouvées. Je parle d'un petit flacon bleu et d'une fleur. Ça ne te dérange pas que je sois entrée dans ta chambre sans ta permission ? C'est juste que j'ai entendu Sœur Naimée parler de fouiller ta cellule et je n'ai pas pu m'empêcher de m'assurer que...
Eleonara posa sa main sur son bras.
— Merci. Merci, vraiment, tu ne sais pas ce que...
Elle perdit le fil de sa phrase. Une odeur avait embrouillé ses pensées qui s'enfuyaient joyeusement tels des moutons hors de leur enclos.
Chaud. Salé. Appétissant. Eleonara réalisa à quel point elle mourait de faim. De quand datait son dernier repas digne de ce nom ?
— On mange quoi ce soir ?
Avec une moue de vexation, l'Einhendrienne feuilleta sa mémoire.
— De la soupe aux lentilles, de la purée de marrons et... du lard, sauf erreur.
— Ah. N'es-tu pas allergique aux lentilles ?
— Si, pourquoi ?
— Ne t'inquiète pas pour moi, dit l'elfe en repoussant poliment sa camarade. Je vais me débrouiller.
— Je t'assure, Bronwen, il serait plus prudent de...
Avec beaucoup de regret, Eleonara se força à lui tourner le dos. Elle savait que Melvine, très pointilleuse sur les bonnes manières, prendrait en note ce manque de respect. Mais ce n'était que par estime pour elle qu'Eleonara la quittait si brusquement.
Il était grand temps de prendre les choses en main.
À commencer par une confession.
***
Diutur se taisait.
À la frétillante lueur des cierges, une créature frêle s'était agenouillée devant Son autel. À part elle, pas une mouche. Les mains jointes, elle hésitait et pour cause. Avec quels mots s'adressait-on au dieu de l'ennemi ? À Garlickham, le nom de Diutur ressemblait plutôt à un juron. Au Don'hill, Eleonara avait appris à connaître le vrai Diutur, le veilleur omniscient de l'Einhendrie. Au premier abord, elle s'était moquée de l'absurdité de ce personnage invisible, sans enveloppe charnelle, sans passé concret, sans histoire matérielle. Il n'était jamais né ; il était, simplement. Un concept aussi abstrait avait dû se battre pour germer dans son esprit, mais il y était parvenu. Il y avait de l'exceptionnel chez Diutur. Melvine disait qu'il n'était pas à considérer en tant que créateur, mais en tant que contemplateur. Il n'incarnait pas une force, car il n'agissait pas et n'envahissait pas le corps d'un vivant pour accomplir quelque acte héroïque. Il inspirait ceux qui levaient les yeux vers lui et s'efforçait à appeler les autres, souvent en vain, car le choix dépendait d'eux seuls. Diutur écoutait, enseignait, mais laissait faire. Il devait fort s'attrister parfois, témoin de belles horreurs, sans pouvoir tendre le bras pour y remédier. Le pauvre immortel, figé dans sa dimension divine, devait se contenter de son rôle de spectateur.
Un spectateur. Pas un rapporteur, donc. Pour cette qualité, et cette qualité-là principalement, Eleonara l'avait élu confident.
— Je ne souhaite plus être punie, initia-t-elle, en baissant immédiatement la voix.
Ça résonnait terriblement dans la chapelle. Était-ce trop fort pour Son ouïe ?
— Je ne souhaite plus être punie, mais je refuse de me rendre à ceux qui m'ont utilisée et dénigrée. Toute ma vie, on m'a traitée comme une petite bâtarde, si bien que j'ai fini par me traiter comme une petite bâtarde, moi aussi. Sauf Votre respect, Sœur Melvine mise à part, Votre abbaye est administrée par une meute d'imbéciles. Ça ne doit pas être facile. Vous vous sentez seul, des fois ?
Loin d'être une idolâtrie fanatique, la foi de la Chouette l'avait préservée, douce et généreuse, dans un nid de cachotteries et de superficialité. Par volonté de suivre le Bien, Melvine était demeurée incorruptible.
Eleonara fit une pause. Il était étrange de bavarder ainsi face au vide, sans personne pour lui réprouver ses indélicatesses.
— Vous savez ce que je suis, reprit-elle en essayant de redresser son argumentation. Vous savez ce que j'ai fait et qui j'ai fréquenté. Votre Œil a tout vu, alors pourquoi devrai-je me dénoncer à l'Abbesse ? Pourquoi poser un intermédiaire entre Vous et moi ? Selon Vos enseignements, il est mal de trahir, pas vrai ? Eh bien, sachez que je n'ai trahi personne : je suis restée fidèle aux Mikilldiens, même sous menace. Je n'ai pas fléchi jusqu’à ce jour. Vous savez mieux que moi ce qu'on me réserve pour cette loyauté : mon silence me ruinera, mais plutôt ça qu'entraîner mes amis avec moi. Il est rare que je supporte des humains, alors je ne les condamnerai pas. Voilà.
Elle avait encore un détail à Lui confier, mais ne savait pas comment le formuler. Finalement, elle chuchota, après avoir contrôlé qu'elle était toujours seule :
— Vous savez ce qui m'attends. Vous savez que j'ai peur. Maintenant que j'ai été honnête, m'accorderiez-Vous une dernière faveur ? S'il vous plaît, gardez mes secrets et fermez l'Œil d'ici les complies. Merci.
En posant le pied dans le réfectoire à l'heure du souper, Eleonara comprit le sens de l'expression « rire sous cape ». Personne n'avait oublié le scandale qu'elle avait causé lors de son dernier repas au réfectoire et ça l'amusait plus que ça n'aurait dû. Les moines armés adoubés encore présents à l'abbaye fuyaient son regard ; les voyageurs de passage au Don'hill la scrutèrent de haut en bas sans comprendre. Melvine l'incita à prendre place à sa gauche, tout en appréhendant la réprimande des anciennes. Le reste des novices, par leurs gestes nerveux et leurs lorgnements furtifs, voilaient mal leur malaise.
L'elfe se moula dans son masque le plus trompeur : celui de la soumise. Feindre que son enfermement l'encourageait à se racheter serait son meilleur paravent. Sœur Griselle, la responsable scoliotique, amnésique et arthritique de l'infirmerie, fut la seule supérieure à réagir en la voyant hésiter à s’asseoir.
— Pose tes fesses, toi, et gobe-moi ces œufs. T'es aussi maigre que la dernière fille que nous avions pêchée à Terre-Semée, maugréa-t-elle avant d'ajouter, après une étude oculaire en zigzag : Diantre ! C'était toi !
Eleonara s'attabla. Sur la nappe étaient alignés, en accord avec les prédictions de la Chouette : soupe aux lentilles, lard, purée de marrons, ainsi qu'une pyramide d'œufs de caille vinaigrés. La majorité des moines-soldats étant absents – ils ne restait que les gardes de l'abbaye, ainsi qu'une poignée d'adoubés –, le repas démarra sans délai avec une tournée de vin rouge épicé au gingembre.
Eleonara huma les senteurs du banquet avec extase et se servit copieusement de tous les mets, enfin, presque. Il s'agissait probablement d'un de ses derniers repas et elle comptait le savourer comme il se doit.
Tandis que ses consœurs aspiraient leur soupe aux lentilles, elle dut se mordre les lèvres. « Ne pas sourire. Ne pas sourire. » À chaque cuillerée que ses sœurs avalaient, elle se délectait de leurs mouvements insouciants et naïfs, inconscients des rafales à venir. L'ironie de la situation était assurément aussi délicieuse que les poires pochées à l'hypocras prévues pour le dessert.
En mâchonnant, l'elfe fut décoiffée par l'explosion de saveurs dans sa bouche. L’assaisonnement semblait avoir doublé, voire triplé. Pendant si longtemps, son palais n'avait eu droit qu'à des aliments insipides. Dans un voyage de goûts et d'arômes, elle fut amenée à pencher la tête de côté. Elle se retrouva alors à apprécier les vitraux vermillon et bleu roi sur lesquels se cristallisaient de timides flocons étoilés. « C'est l'hiver », constata-t-elle.
En face d'Eleonara, Sœur Agnieszka, qui évitait formellement tout contact visuel, reposa sa cuillère.
« Ça doit être la première neige de l'année », poursuivit l'elfe mentalement.
Le front plissé, Sœur Sereine explorait laborieusement sa cavité buccale du bout de la langue.
« Ça veut dire que... c'est mon anniversaire ! »
Au bout de la table, Sœur Naimée se versait son septième gobelet d'ale.
« Quel âge ai-je donc ? » L'elfe le calcula rapidement pour se remettre à jour.
Soudain, une novice sortit de table sans prier d'être excusée. Ébahies, les religieuses la virent filer au pas de course. À peine replongeaient-elles sur leurs assiettes, qu'une autre fille se sauvait, suivie d'une autre, puis d'une autre, jusqu'à ce que les rangs se vident.
Se faisant également porter pâle, Eleonara les imita comme elle le pouvait – la course ne lui réussissait pas trop – pour se cantonner allégrement dans sa chambre. Elle s'installa confortablement sur sa couche et se renoua d'amitié avec ses trésors restants.
Droit après sa confession à la chapelle, la vapeur des cuisines lui avait embué la vue et empourpré les joues. En entrant, elle n'avait aperçu que des silhouettes courbées, trop occupées pour lever le nez. Tête baissée, elle s'était frayé chemin sous la brume de parfums de viande et entre ses jumelles affairées. S'assurant que personne n'eût suivi ses mouvements et avec la discrétion la plus totale, elle avait fourré sa main dans sa poche et émietté la fleur jaune et séchée au dessus du chaudron principal, là où fumait la soupe aux lentilles. Un coup de louche, et hop ! Elle s'était volatilisée, ni vue ni connue.
La population du couvent venait d'être temporairement indisposée avec succès. Des maux de ventre, des indigestions, des vomissements... Eleonara s'était assurée une paix de quelques jours. Elle s'étonnait encore de sa propre performance pour une fois dépourvue de folie cardiaque. C'était décourageant à avouer, mais cette tranquillité inhabituelle s’originait dans une dure vérité : prisonnière des Crocs des Dragons, elle avait compris que, tôt ou tard, elle devrait se rendre. Mais à la place d'attendre sagement son heure de mort, elle avait choisi de commettre une ultime bêtise et d'en profiter au maximum. Si elle ne rejoignait pas Hêtrefoux dans cette vie, ce serait dans une autre.
Tandis qu'elle faisait miroiter les couleurs rougeâtres, ocres et brunes de la médaille mikilldienne entre ses doigts, son reflet lui sourit tristement, puis à pleines dents. « C'était mon anniversaire. Il allait de soi que j'apporte le goûter. »
J'aime aussi beaucoup le passage où elle s'adresse à Diutur, ça souligne bien que les croyances sont quelque chose de personnel et ne sont pas forcément encadrées et strictes comme le font les moniales. Cependant, je suis d'accord qu'il manque quelques scènes où Eléonara aborde le sujet, afin que cette scène-là donne l'impression d'être moins esseulée dans le récit ^^
Sinon, je suis partagé entre mon envie qu'elle retrouve les Nordiques, et mon envie de la voir enfin fouler le sol de Hêtrefoux. J'espère que les deux arriveront en temps voulu ! J'aime toujours autant Sebasha, ses apparitions et sa façon de s'exprimer. Je sais qu'on va la revoir par la suite alors j'ai hâte !
En plus ce soir j'aurai sûrement terminé la lecture de ce tome xD
Bien vu, la fleur jaune n'était pas juste là pour faire joli et sentir mauvais ;) Quant à ses effets, attends pour voir ^^
Contente que le passage avec Diutur t'ait parlé ! Oui, on m'avait déjà dit qu'il manquait un peu des scènes qui amenaient graduellement à celles-ci et j'en avais rajouté quelques unes mais si le manque se ressent toujours, je vais me faire une petite note pour la prochaine fois que je reprendrai le tome 1. Merci pour ta remarque :)
J'avoue que même en tant qu'auteure, concilier toutes les envies d'eleonora (souvent opposées, comme retrouver Hêtrefoux ou les Nordiques), ce n'est pas facile du tout xD Elle est compliquée !
Eh oui, tu auras une bonne dose de Sebasha dans le tome 2 :D
Merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire !!
En attendant, j'adore le tour qu'elle a joué aux nonnes (en prenant soin d'épargner Melvine !). Bon, certes, dans le lot, il doit y avoir des nonnes qui ne sont pas si mauvaises, mais sûrement pas beaucoup. Et puis c'est comme une bonne gastro, non ? On s'en remet !
J'ai trouvé très intéressante la conception qu'à Elé de Diutur, et son idée qu'il n'y a pas besoin d'intermédiaire. Personnellement, je suis croyante et mes idées son très proches des siennes !
Est-ce que tu aimes toujours le tour qu'elle a joué aux nonnes ? (pardon :D)
Je suis contente que tu aies apprécié le passage avec Eleonara et Diutur ! Je suis aussi croyante et je trouvais intéressant d'explorer les croyances en tant que thème, ainsi que les principes et les valeurs qui vont avec du point de vue de quelqu'un qui se rapproche d'une religion qui n'est à priori pas celle de son peuple.
Pour être honnête, je trépigne un peu en attendant qu'Elé se décide à ficher le camp avant qu'on la torture pour de bon T_T
Une réflexion toutefois par-rapport au dialogue d'Elé avec Diutur. Je n'ai pas souvenir qu'elle ait déjà eu une réflexion sur la religion et son rapport au dieu (ceci dit, il est très possible que ma mémoire me trahisse...) et, du coup,ça m'a un peu surprise. Même si j'ai trouvé ce passage très savoureux ^^
Oh, c'est super si l'alternance émotion-comédie fonctionne bien ! Il est possible que je culpabilise un peu de faire pleurer mes lecteurs et de torturer mes personnages...ou pas xD
Eleonara restera-t-elle passive ? Se laissera-t-elle torturer d'avantage ? Avec la fin qui se rapproche dangereusement, les choses vont s'accèlérer assez brutalement, je dirais. Mais je ne dis rien de plus :) Tu me diras ce qu'en penses !
Par rapport au dialogue Elé-Diutur: Je crois qu'il y avait une sort de réflexion quand Eleonara arrive au Don'hill et que l'Abbesse lui raconte l'histoire de Diutur et d'Arthès. Pourtant, c'est vrai que ça fait suuuuper longtemps et qu'il n'y a aucune référence à ça entre-deux ! Je vais me faire une note et rajouter des passages pour que celui de ce chapitre ne sorte pas de nulle part.
Merci beaucoup pour tes commentaires et tes remarques ! Je suis vraiment touchée que tu aies suivi mon histoire jusqu'ici !
Bon weekend et à bientôt;)
Jowie
Soeur Griselle qu'on avait pas vue depuis longtemps m'a encore fait rire avec sa réplique xDD
au début : "son regard pendait comme une vieille chaussette ", j'adore !
Jai trouvé super et émouvant ce passage sur la religion, Eleonaea qui trouve de la force auprès du dieu de ses ennemis... trop beau <3
Petit moment de perplexité quand Elé dit qu'elle s'était grave réjouie de partir avec les NOrdiques, j'ai pensé à Hetrefou... elle ne l'a pas perdu de vue, si ? Je suis retournée lire le momenet ou les Nordiques lui font la proposition et là non plus elle ne mentionne pas Hêtrefou. Je pense qu'il faudrait préciser pour nous ou elle en est par rapport à ça, avec cette nouvelle proposition : Est-ce qu'elle renonce Hêtrefou parce qu'elle a trouvé un autre foyer, ou est-ce qu'elle le met de côté provisoirement ?
Alors comme ça tu faisais la pom-pom girl pendant qu'Eleonara balançait un truc pas net dans la soupe aux lentilles? Eleonara apprécie ton soutien ;)
Ohh je suis contente de voir que tu n'as pas oublié cette chère Soeur Griselle, je la porte dans mon coeur, celle-là ! Elle va rapparaître dans le prochain chapitre (celui que je posterai demain d'ailleurs!)
Eh oui, ça peut sembler contradictoire qu'Eleonara finisse par se rapprocher du dieu de ses ennemis, mais au fond, les croyances, c'est quelque chose de très personnel. Ravie que ce passage t'ait parlé :) Je vais d'ailleurs rajouter quelques mini passages par-ci par-là dans les chapitres précédents pour montrer comment elle se familiarise graduellement avec Diutur, comme me l'a conseillé Alice dans ses commentaires. Je trouve que c'est un thème intéressant à développer!
Ouah Sorryf, tu as grave raison avec ta remarque sur Hêtrefoux ! Je suis immédiatement alléee corriger ça, c'était gros comme un éléphant xD Voici donc le passage modifié :
"Et dire qu'elle s'était réjoui de la perspective des Mikilldiens rentrant au Don'hill pour l'emporter avec eux. L'illusion avait été trop belle cependant, trop parfaite qu'elle s'y était accrochée de toutes ses forces, quitte à se détourner de l'acide vérité. À leur retour, il serait trop tard. Elle aurait dû y penser plus tôt. Et même si les Nordiques avaient pu revenir à temps, elle aurait dû leur expliquer pourquoi elle les délaissait au quart de tour pour la Forêt Maudite. Hêtrefoux... Ne connaîtrait-elle donc jamais son ombre, son refuge ? Sa vie se résumerait-elle à cet échec ? D'avoir déçu la Dame, les siens et elle-même ?
Peut-être était-il mieux ainsi : qu'elle et les Nordiques ne se revoient jamais. Hêtrefoux aurait dû rester son unique quête. Le reste n'aurait pas dû avoir d'importance. Ça aurait fait moins mal."
Voilà :)
Merci beaucoup pour ton commentaire constructif !
à bientôt et bonne semaine.
Jowie
La tension et le suspens sont bien menés ? Alors ça, c'est un énorme compliment <3, merci, ça me touche, ça veut dire que la structure de l'histoire marche bien !
Merci pour ton enthousiasme, j'espère que la suite (et la fin, qui s'approche dangereusement) te plaira ! Je posterai la suite demain, comme d'hab ;)
Merci d'être passée !
à bientôt et bonne semaine !
Jowie