20. Le serment
— C'est donc vous, Sœur Bronwen.
Les yeux clairs et sévères de l'Abbesse la scrutaient, perçants comme ceux d'un animal nocturne. Élancée et d'un âge mûr, la femme avait presque craché son nom tel un pépin de pomme.
Dans le vestibule du monastère rempli d'armoires qui sentaient le renfermé, l'elfe avait le corps picoté de frissons. D'abord alignées, les nonnes avaient reculé à l'arrivée de leur Mère supérieure, laissant Eleonara seule et vulnérable au premier rang.
C'est alors que l'appel grave du clocher retentit. Il était si puissant, si fort, si proche qu'il saisissait et secouait le cœur des mortels. On n'entendait pas les cloches de l'abbatiale, on les sentait. À travers sa chair, ses os et ses pensées.
D'une posture et d'un maintien irréprochables, l'Abbesse balayait le vestiaire d'un œil inquisiteur, à la recherche d'imperfections chez ses semblables. Son voile noir accentuait ses traits durs et tendus. Sa coiffe, par ses plis complexes, la distinguait de ses consœurs, soumises à son autorité. Eleonara comprenait mieux pourquoi l'Abbesse n'était pas descendue à Terre-Semée : elle aurait effrayé n'importe quelle candidate.
— Je suis étonnée de votre choix, Sœur Naimée, avoua la Mère supérieure. Elle n'a en rien l'air d'une recrue habituelle. Un peu plus de chair sur les os et un bain ne lui feraient aucun mal. Je devine sur elle un soupçon d'ail.
Une novice pâlichonne leva alors la main et, le droit à la parole lui ayant été accordé, elle articula :
— Sa maigreur trompe, Sœur Louve. Si elle a pu nous supporter jusqu'ici sans fléchir, son endurance ne doit pas être doutée.
Louve. La directrice du monastère portait bien son nom. Il y avait une sorte d'agressivité silencieuse dans son attitude, un regard féroce et chasseur coulé dans sa froideur.
D'un geste impérial, l'Abbesse arrêta net la novice et sa voix se fit tranchante :
— Si l’on accepte de vous céder la parole, Sœur Melvine, gratifiez-le et veillez à ne pas débiter des sornettes.
La novice chuchota un « oui, madame » sans conviction, avant de reculer et de se ranger dans l'alignement d’oiseaux identiques. La jeune fille était belle, mais d'une beauté simple qui s'effaçait à côté de celle des autres.
— Ouais, tais-toi, Melvine, marmonna tout bas Sœur Agnieszka, le groin froncé. Tu n'étais même pas là, à la marche, en plus.
— Vous aurait-on adressé la parole, Sœur Agnieszka ? tonna Sœur Louve.
— Non, madame, pardonnez-moi.
— Pour montrer l'exemple, vous décollerez chaque goutte de cire collée sur le sol de la ciergerie ensemble après le repas du soir. Vous manquerez la cérémonie de la Confrérie. En attendant le souper, dépoussiérez la grande halle. Allez-vous-en.
Les deux punies s'inclinèrent et partirent en silence. Sœur Louve ramena son attention sur Eleonara et examina la main de celle-ci.
— Habituée au labeur, constata-t-elle en relâchant son poignet, avant de la faire pivoter sur elle-même. D'aspect innocent, longue mais de largeur peu encombrante. Oui, en fin de compte, elle convient.
Elle tapa dans ses mains et Eleonara sursauta.
— Allons, mes sœurs, cria l'Abbesse à pleins poumons. Ne perdez pas de temps ! Il y a des cierges à remplacer, une chapelle à décorer, un festin à préparer !
Obéissantes, les nonnes se courbèrent puis se dispersèrent, disparaissant dans les couloirs pour s'activer là où elles avaient besogne. La nouvelle recrue aurait cru avoir été oubliée, si, juste avant de quitter la pièce, l'Abbesse ne l'avait pas sèchement interpellée :
— Suivez-moi, Sœur Bronwen. Allons vous trouver une tenue décente. Je vais vous montrer votre chambre.
Eleonara s'empressa de lui marcher sur les talons. C'était la première fois que quelqu'un la vouvoyait.
Un vieux coffre, un lit et une bassine remplie pour sa toilette : voilà ce que contenait la cellule exiguë et mal-éclairée. Les draps venaient d'être changés, ça sentait bon et il n'y avait pas un grain de poussière dans l'air. Eleonara n'en revenait pas du luxe. En se baissant, elle découvrit même un pot de chambre sous sa couche, probablement pour dissuader les monstres hantant les dessous de lits.
Après le départ de l'Abbesse, l'elfe s'enferma à double-tour dans sa nouvelle chambre et dénoua lentement son foulard avec une curieuse boule d'excitation nichée dans son estomac. Ses oreilles se déplièrent douloureusement en craquant : le cartilage s'était atrophié.
Elle plongea la tête dans la bassine d'eau froide et attendit que la sensation de brûlure s'apaisât. Puis elle massa ses pavillons et ses lobes avant de se laver les cheveux. À l'aide de lingettes mouillées, elle se frotta le visage et le corps énergiquement jusqu’à enlever toute trace de crasse et de sueur. L'Abbesse lui avait apporté une panoplie de savons et d'huiles parfumées à cet effet.
— Vous en avez fort besoin, lui avait-elle glissé, juste avant de la quitter.
Eleonara avait attendu que les pas de Sœur Louve fussent absorbés par le silence avant d'oser remuer.
Protégée par les Crocs des Dragons, elle pouvait s'estimer inaccessible à la plupart de ses démons : elle branchait trop haut pour Dalisa Taberné, Hémon Amazzard et la plupart des humains. Elle ne pouvait toutefois pas se permettre de baisser la garde : voile ou non, la possibilité que son secret fût découvert persistait et on ne pouvait jamais trop se méfier.
Une fois qu'elle se jugea propre, Eleonara se sécha avec un linge rugueux. Elle enroula et resserra sa touaille, puis endossa la robe noire que l'Abbesse lui avait remise. Essayant de se remémorer ses instructions, l'elfe passa sa guimpe par-dessus son foulard, l'ajusta et se couvrit du voile blanc cassé qui lui avait été attribué. Pour finir, elle noua un cordon de laine autour de sa taille. Ainsi habillée, elle tâtonna son crâne et ses oreilles repliées, satisfaite.
Il manquait pourtant un détail. Eleonara amena ses yeux sur le pendentif qui reposait encore sur son lit. Il n'avait rien d'un bijou et pourtant, l'Abbesse avait insisté qu'elle le portât en tout temps, le qualifiant d'« essentiel ». C'était une ficelle simple au bout de laquelle on avait enfilé un galet de la taille d'une noix. Sa surface était indentée, à croire qu'on l'avait creusée multiples fois à l'aide d'une minuscule cuillère.
— Ceci est l’Œil de Diutur, lui avait confié Sœur Louve. Pour te rappeler qu'Il te regarde. Toujours.
Ne sachant que penser d'un dieu humain la vigilant constamment, Eleonara enfila le collier de façon à le laisser reposer sur son cœur. Elle n'avait pas le choix ; imiter les Einhendriennes était le prix pour passer inaperçue et se fondre parmi elles.
L'elfe fit un quart de tour et contempla son reflet dans l'unique fenêtre de la pièce, tel qu'elle le faisait autrefois à la taverne. Elle en eut le souffle coupé. Combien cette fenêtre avait coûté auprès des maîtres verriers d'Opyrie, elle n'osait pas imaginer. Le verre, presque lisse, lui renvoyait une image aussi définie que troublante.
Elle était méconnaissable.
Celle qui lui faisait face n'était plus une gamine égarée en loques sales, mais une jeune religieuse, aussi respectable que les autres. Elle nageait dans sa robe comme dans un sac à légumes, vrai, mais se voir ainsi changée la débarrassait d'un poids énorme : celui des regards.
— Sachez que votre identité, votre histoire, votre passé, tout lien avec votre existence en dehors du monastère seront effacés à partir d'aujourd'hui, lui avait soufflé l'Abbesse alors qu'elles avaient quitté le vestibule. Vous ne parlerez pas de qui vous étiez, mais de qui vous êtes. Vous remarquerez que vos consœurs feront de même de leur côté. Par l'oubli et le silence, vous serez purifiée de votre vie antérieure. Parmi nous, seuls vos actes présents pourront vous définir. Il en va ainsi pour chacune d'entre nous.
Cette loi de la discrétion arrangeait Eleonara en tous points sauf un. Elle était incapable d'oublier. Ignorer, oui, mais renier qui elle était, ce qu'elle avait vécu, ce qui l'avait construite et tordue ? Elle en doutait.
L'elfe replia son chainse d'esclave usé jusqu'à la corde. Selon les strictes règles du couvent, Sœur Louve lui avait ordonné de renoncer à ses biens, de se dépouiller de toute relique appartenant au passé et pouvant empêcher sa renaissance. Les vêtements, parures et autres objets récoltés seraient ensuite brûlés dans la cheminée.
Le cœur d'Eleonara se serra en manipulant le chaperon pointu de Dalisa. Elle en caressa le feutre, le serra contre elle, avant de l'empiler sur sa cape et ses collants à contrecœur.
Quand ses doigts effleurèrent le flacon de l'alchimiste, elle hésita. Comment l'expliquerait-elle à l'Abbesse ?
Refusant de s'en séparer, l'elfe enfouit la fiole dans la housse de son coussin, ramassa sa pile de vêtements à jeter et sortit se présenter à l'Abbesse qui l'attendait dans le couloir des dortoirs. Elle lui remit ses affaires, angéliquement nimbée.
Sœur Louve l’examina du sommet de son voile à l'ourlet de sa tunique.
— Dépliez vos manches comme ceci, Sœur Bronwen. Bien, vous voilà donc convenablement parée. Maintenant, souvenez-vous : le confort et la paix de l'âme se méritent, ici. Nous servons la cause du Don'hill et à travers elle, l'Einhendrie. Soyez digne de cette cause. Notre ordre est l'héritage de maintes générations. Vous portez peut-être notre uniforme, Sœur Bronwen, mais il vous faudra gagner notre respect, car l’habit ne fait pas la nonne. Si je vois devant moi un esprit vif, une main appliquée et un cœur dévoué, alors vous êtes la bienvenue. Prouvez-nous vos prouesses et vous serez l'une des nôtres.
Eleonara déglutit, réalisant l'ampleur du compromis. Le monastère, c'était du sérieux. Atteindrait-elle ces attentes ? Serait-elle à la hauteur ?
Toujours escortée par l'Abbesse, Eleonara visita les quartiers des nonnes, la bergerie, le poulailler, le réfectoire, l'abbatiale, les cuisines, le scriptorium, la bibliothèque, la blanchisserie, l'herboristerie, l'infirmerie, l'école des novices, les vergers, la cour et en dernier la chapelle. Là, Sœur Louve la fit s'agenouiller devant l'autel et l'incita à réciter un sac d'incantations étranges et de promesses d'obéissance, de chasteté et de sacrifice aux divinités.
Désappointée des pauvres connaissances spirituelles de sa jeune recrue, Sœur Louve lui imposa une présentation développée d'Arthès et de Diutur, les dieux opposés, contraires, incompatibles. Si Eleonara savait que les villageois de Garlickham ne juraient que par Diutur, c'était la première fois que le nom d'Arthès chatouillait son ouïe.
— Diutur est le jour, la lumière, la justice, la vérité, le Nommeur de toute chose. Son manteau d'or féconde la terre et fait pousser la verdure dans les jardins et les cœurs de ses fidèles. Il amène la pluie et tisse un ciel de bienveillance au-dessus de nos têtes afin qu'en époque de chagrin et de misère, nous puissions lever les yeux et nous souvenir de Son Œil unique. (L'Abbesse saisit le collier qui pendait à son cou, identique à celui d'Eleonara.) Savez-vous pourquoi je parle d'« Œil » et non pas d'« Yeux » ?
Par crainte d'inventer une bêtise, Eleonara secoua la tête et se décala sur ses genoux qui commençaient à lui faire mal. Remarquant son inconfort, Sœur Louve lui fit signe de se mettre debout.
— Au départ, Arthès et Diutur formaient un couple divin et tout-puissant : les Seigneurs. Ils étaient soudés à la hanche, parties indissociables de la même entité. L'un était l'autre et l'autre était l'un. À cette lointaine époque, il n'y avait ni saisons, ni temps ; les éléments maintenaient un équilibre parfait et constant ; le vice et la tentation n'existaient pas, ni même dans le monde des idées, ni même en tant que mots. Diutur avait alors deux yeux. Ils n'étaient point comme les nôtres, avec une pupille et des paupières ; Ses Yeux à Lui étaient des cristaux limpides comptant autant de facettes qu'il y a eu de nuits depuis le début de l'univers. Grâce à eux, Diutur voyait à travers chairs, montagnes, apparences et âges. Il était l'omniscience même. Arthès, en revanche, n'était pas dotée d'yeux mais possédait le don d'être continuellement partout à la fois : l'omniprésence. Ensemble, Diutur l'omniscient et Arthès l'omniprésente détenaient l'omnipotence, un pouvoir qu'ils maniaient avec sagesse.
« Il en fut ainsi pour très longtemps, jusqu'au jour où Arthès se trouva confinée pendant des mois car elle attendait un enfant. Limitée à sa couche, elle ne tarda pas à s'ennuyer. Elle enviait Diutur qui s'en allait par le monde alors que, oisive, elle s'arrondissait comme une pastèque. Elle regrettait de ne pas avoir d'yeux ; Diutur ne pouvait pas être partout, certes, mais Il voyait tout, où qu'Il soit. Lorsque Diutur revint à son chevet, Arthès attendit que Lui et les Hommes se reposent. Alors, elle saisit sa chance, se pencha sur son époux et lui arracha l'Œil droit.
Tandis que l'Abbesse continuait à raconter, Eleonara vint à remarquer que certains passages étaient illustrés sur les vitraux, en grand et en couleur. Elle y chercha la représentation d'une pastèque mais n'en trouva point.
— À son contact pourtant, poursuivit Sœur Louve, l'Œil éclata en morceaux. Ivre de colère, Arthès s'apprêtait à dérober le second Œil, lorsque les débris du premier s'éveillèrent et allèrent se planter dans son corps. C'est pour cette raison que l'on dit souvent qu'Arthès a autant d'yeux qu'il y a d'étoiles. Ajoutée à son omniprésence, la vue la rendit plus puissante qu'elle n'était alors, plus puissante que Diutur, désormais borgne. Ce dernier, le cœur brisé par la perfidie de son épouse, la répudia.
L'Abbesse laissa planer un silence, pendant lequel l'écho de sa voix s'allongea puis mourut.
— Le monde se divisa. Le jour se décolla de la nuit et la mort de la vie. Arthès avait exigé un domaine rien qu'à elle et Diutur avait accepté le partage alors que jusque-là, tout appartenait au deux. Dorénavant, Il serait jour et vie tandis qu'elle serait mort et nuit.
« Arthès se retira dans son royaume d'ombre pour accoucher. Sa jalousie et sa traîtrise avaient corrompu l'enfant qu'elle portait, si bien qu'à la naissance, il était dur comme pierre, rond comme pierre et blanc comme pierre. Arthès le prénomma Lune et décida de le garder contre elle, le plus grand de ses innombrables yeux.
« Chaque soir, elle se découvrait de nouveaux pouvoirs. Elle se mit à filer la déception, à réciter des mensonges, à avaler les bateaux pêcheurs, à égarer les voyageurs, à corrompre les ingénus, à répandre la maladie. Elle n'a pas changé depuis : de nos jours, elle vide les puits, couvre la terre de plaies qu'elle emplit de venin ; elle immole les femmes enceintes, vole les nouveaux-nés et provoque les fausses couches. Elle empoisonne les eaux et répand la discorde.
L'Abbesse marqua une pause. Pendue à ses lèvres malgré elle, Eleonara s'accrocha à l'ensorcelant écho qui s'attardait à abandonner la chapelle. Elle préférait cette histoire à celles de Dalisa, bien qu'elle se demandait où Sœur Louve voulait en venir. Celle-ci reprit :
— Certaines théologiennes s'appuieront sur des textes anciens pour soutenir qu'Arthès a fini par prendre le diable pour second époux ; d'autres assureront qu'elle l'est devenue. Il ne s'agit pas, à mon avis, de déterminer ce qui est juste et ce qui est faux, mais plutôt, ce que cette histoire nous enseigne. Où que Diutur regarde, Arthès joue dans Son dos. Saisissez-vous à présent pourquoi Arthès est la déesse perdue à qui personne n'adresse de prière, à qui personne ne dédie d'édifice ? Elle est l'antithèse de Diutur, l'origine du mal et de toutes les mauvaises choses. Elle était à la source du plus grand conflit de l'Ancien Temps, pour ne citer qu'un exemple. Si nos ancêtres ont détruit les elfes, c'est parce que ceux-ci la vénéraient. Je m'emporte. Cela suffira pour aujourd'hui. Vous étudierez la déesse déchue plus en détail si vous acceptez les vœux éternels. Considérez-vous fortunée : il s'agit d'un savoir destiné à une élite seulement : nous.
Eleonara sortit de la chapelle avec un mal de tête. Un feu brûlait dans sa poitrine et menaçait de fuir entre ses côtes. Les humains, ces monstres, avaient anéanti son peuple pour une affaire de croyances.
Elle n'arrivait pas à le croire ; il devait manquer quelque chose à cette histoire.
Une autre question la turlupinait. Pourquoi la Dame ne lui avait-elle jamais parlé d'Arthès ? Qu'avait pu l'obnubiler ainsi pour qu'elle en vînt à oublier sa déesse ? La Dame savait tant de secrets, à commencer par son propre prénom, et pourtant, elle les avait tous gardés pour elle, les emportant jalousement dans sa tombe.
Eleonara se félicita pour sa prise du voile. Le couvent l'éclairerait sur plus d'un sujet, elle le pressentait.
Aucune cérémonie officielle ne fut organisée pour Eleonara, ce genre de fête étant réservée aux moines armés ou aux nonnes formulant leurs vœux définitifs. En parlant de cérémonie, celle en l'honneur des nouveaux moines s'annonçait grandiose. Le Don'hill entier assisterait à l'initiation des nouveaux Frères : les moniales, les sergents, l'Abbé et les moines armés adoubés.
Eleonara donna un coup de main pour les préparatifs en fin d'après-midi, car on avait besoin d'aide en cuisine. Étant la dernière arrivée, elle ne fut pas surprise de devoir assumer les tâches les plus répétitives.
— Pèle les carottes.
— Coupe les poireaux.
— Ramasse les déchets.
— Lave ceci, jette cela.
— Plus vite, plus vite !
L'odeur légumineuse émanant de la grande marmite suspendue dans l'âtre motiva son ventre à se tortiller d'impatience. La vapeur et la fumée brouillaient l'air, réchauffé par l'activité d'une dizaine de pies affairées. On entendait parfois Sœur Rosemonde brailler :
— Il manque du poivre ! Du poiiiivre !
Eleonara avait mal aux bras à force de râper des livres et des livres de carottes, alors que d'autres surveillaient l'ébullition des marmites, brassaient la soupe ou appuyaient nonchalamment sur un soufflet de la pointe du soulier.
Quand vint enfin le moment de ripailler, les moniales transportèrent les chaudrons fumants dans une vaste halle au plafond inatteignable et en ogive, orné de sculptures en relief. Des baies vitrées colorées, creusées dans les murs de pierre, invitaient le coucher du soleil au festin.
Trois longues tables avaient été dressées côte à côte pour accueillir les Frères du Don'hill. Sur les nappes brodées s'amoncelaient pain, gâteaux, fruits, volaille et du vin en abondance. Une quatrième table, plus courte et placée perpendiculairement, avait été poussée vers le fond de la salle. C'était là que les nonnes mangeraient, mais pas avant que tous eussent été servis.
Pendant que les jeunes filles attendaient, assises, contre leur gré et leur appétit, les moniales plus âgées distribuaient la soupe aux hommes, qui acclamaient le repas chaud, trinquaient et riaient aux éclats. Sœur Agnieszka, la benjamine blonde et bouclée, paraissait particulièrement nerveuse : elle se mordait les ongles, jouait avec une mèche de ses cheveux, claquait des dents et dilatait ses narines rehaussées.
— Qu'est-ce qui les fait tarder autant ? J'ai faim, moi ! Pourquoi doit-on toujours les attendre, ces vieilles peaux ? À leur place, je suis sûre que l'on servirait plus vite !
Pas moins impatient, le reste des novices se contentait de serrer les lèvres en cul-de-poule et de fixer le vide en soupirant.
Eleonara décida de les copier malgré les gémissements de son estomac. Le son de cuillères s'entrechoquant avec les assiettes et les coupes des tables voisines la rendaient folle. Elle avait du mal à contenir la pelote de tension dans son ventre et le tremblement de ses doigts. Elle s'apprêtait pour la première fois de son existence à manger un vrai repas, assise à une vraie table.
Derrière elle, les hommes s'esclaffaient et aspiraient leur soupe aux carottes toujours plus fort. C'était à peine si l'on s'entendait penser.
— Ce n'est pas juste, s'indigna encore Agnieszka. Nous aurons à peine léché notre soupe que la cérémonie débutera sans nous !
— Quoi que nous fassions, nous n'y participerons pas, toi et moi, fit remarquer Sœur Melvine avec un sourire candide. Nous sommes punies, souviens-toi.
— Rabat-joie !
Sœur Agnieszka parut noter qu'Eleonara la fixait ; elle fronça son nez de porcelet et fit crisser ses ongles sur la table.
— Pourquoi tu me regardes comme ça, toi ? Tu veux ma gravure ?
— Chut ! rétorqua Sœur Melvine. Laisse-lui de l'air, à la pauvre, elle vient à peine d'arriver ! Ne lui donne pas l'envie de nous quitter !
La jolie novice tourna son visage lunaire vers Eleonara.
— Ne fais pas attention à elle. Sœur Agnieszka a le tempérament d'un chaton sauvage.
La dénommée allait répondre avec âpreté, lorsqu'elle vit la marmite s'approcher. Ses traits s'illuminèrent :
— Soupe ! Soupe !
La cacophonie dans la halle était telle qu'il était difficile de deviner le contenu du discours de bienvenue qu'entamait l'Abbé, debout sur un tonneau de l'autre côté de la salle. Personne ne semblait lui prêter oreille, trop affamés pour écouter. Il finit lui-même par s'arrêter, séduit par le parfum des bons mets, pour s'attaquer à la montagne de pains d'épices.
Après le dîner, à la nuit tombée, on se dirigea vers l'abbatiale, où la vraie cérémonie devait commencer. Les novices, réparties autour de l'autel, une bougie dans chaque main, faisaient office de chandeliers, que l'on avait oublié de replacer après le nettoyage. À quelques pas de l'autel, l'elfe savait qu'elle ne raterait pas une miette du rituel. Quand l'Abbé ne se postait pas juste devant elle, elle avait une vue imprenable sur la nef ainsi que sur les fidèles agenouillés.
L'encens, la faible illumination des chandelles, les nombreux visages à moitié fondus dans l'ombre, un chant mystique doucement entonné... l'ambiance avait de quoi provoquer des frissons. Eleonara explora l'église des yeux et se sentit immédiatement perdue dans son immensité. En hissant le regard, elle s'attarda sur la myriade d'arches symétriques et les ogives qui se devinaient dans le clair-obscur de l'espace. La lueur des candélabres n'atteignait pas le plafond, si bien que celui-ci semblait avoir disparu, à croire que les arches soutenaient non pas le toit mais la voûte céleste.
Les sergents et l'Abbé s'étaient regroupés derrière l'autel, sur lequel trônait un calice en argent plaqué de motifs de nacre. Par tradition, chaque sergent représentait un duché. Ce soir-là, seuls trois sur cinq étaient présents, leurs collègues étant partis en mission avec leurs troupes au Mikilldys ou en Opyrie.
Les nonnes fredonnaient le refrain d'un chant liturgique. Eleonara, ne le connaissant pas encore, ne pouvait que faire semblant d'articuler les paroles en mimant ses consœurs. Du coin de l’œil, elle vit Agnan, plié dans un rire silencieux.
Les moniales se turent soudain pour se signer en joignant le pouce et l'index contre leurs fronts tout en étendant les trois doigts restants. Eleonara s'empressa d'en faire autant.
Les recrues masculines, appelées une à une par le sergent qui les prendrait sous ses ordres, s'avançaient, prêtaient serment, buvaient du calice, avant de retourner se prosterner. Les Einhendriens se suivaient les uns après les autres, joyeusement applaudis et bénis à chaque fois. Puis on appela Sgarlaad.
Eleonara sourcilla en le voyant émerger sous son nez et lui passer à côté sans lui adresser un regard. L'avait-il vue ? S'il ne lui faisait pas aussi peur, elle aurait eu deux mots à lui dire. Qu'est-ce qui lui avait pris de lui donner un prénom aussi odieux ?
Tandis qu'il marchait silencieusement vers l'autel, Eleonara perçut de mordants murmures :
— Leur roi est mort il y a des siècles, qui sert-il ?
— Je n'aime pas ça ; qui dit que ce n'est pas un espion ?
— Tu ne lui trouves pas un air de fromage avec tous ces trous sur son visage ?
Les chuchotements se turent. Sgarlaad avait levé la main au-dessus du calice.
— Je jure de servir la cause du Don'hill à partir de cet instant et pour toujours, au nom de l'Einhendrie, la seule couronne existante.
Cette phrase venait d'être répétée pour la trentième fois et, dans la bouche du Nordique, elle ne sonnait différemment qu'à cause de son accent. Il avait parlé d'un ton sérieux et sincère, même si ces mots n'occasionnaient aucune joie en lui, contrairement au reste des candidats, qui rayonnaient de fierté. Cependant, le Mikilldien à la barbiche drue, tout grand qu'il était, avait marqué un arrêt face à la coupe d'argent. Comme s'il s'apprêtait à commettre un acte irréversible, comme si apercevoir son reflet dans le récipient lui avait rappelé quelque chose.
Eleonara jeta un coup d’œil à ses alentours. L'audience guettait la réaction de l'Abbé qui, minuscule, se balançait nerveusement d'un pied à l'autre. Visiblement, au moindre dérapage concernant un étranger, il serait le premier blâmé.
Ce fut le tour d'Agnan. Celui-ci, très mal à l'aise, répéta les mêmes paroles ennuyantes. Quoiqu'il les eût apprises par cœur, il frôla la gaffe en manquant de renverser le calice. Il eut droit à une tempête de huées.
Heureusement, son passage fut vite effacé par l'entrée d'Errmund, qui s'attira les applaudissements de tous ses amis, dont un des sergents qui n'était autre que le fils aîné de sa protectrice, la duchesse de Blodmoore.
Errmund fut à son tour oublié lorsque le suivant candidat médusa le rassemblement. Il y avait là Sebasha, la première femme à rejoindre la Confrérie, vêtue de voiles mauves et de lourds bijoux. Tout sourire, elle scrutait la salle de ses yeux en amande.
À la vue de l'Opyrienne, les moniales commencèrent à potiner. Leurs deux courants de pensée n'avaient pas évolué. C'était sûr, juraient encore les unes, Sebasha faisait partie de la troupe d'esclaves que l'Abbé gardait pour lui en Opyrie. Non, assuraient les autres, c'était de mercenaires à qui le Don'hill versait des sommes exorbitantes, un point c'est tout. Restait à savoir laquelle de ses rumeurs bénéficiait d'une source vérifiée.
Radieuse, la belle étrangère salua les religieuses avec une déférence exagérée. Elle leur offrit un sourire de vainqueur, ses cheveux tressés reposant sur son épaule comme une arbalète. L'elfe vit l'Abbesse se renfrogner, majestueuse et impitoyable.
La guerre avait été déclarée.
À la fin des serments, les mains d'Eleonara étaient recouvertes de cire séchée qu'elle s'efforça à gratter. C'était l'heure pour les moniales d'aller se coucher. Le festoiement continuait toutefois pour les moines-soldats en herbe, car, selon la coutume, ils consacreraient une nuit blanche à la prière.
Tandis que les nonnes faisaient la file pour sortir le plus gracieusement possible de l'abbatiale surpeuplée, Eleonara vit les Nordiques appuyés contre une colonne, le moral bas, tels deux nuages gris un jour de grand beau. Tous s'amusaient, discutaient ou tapaient dans leurs mains, sauf eux. Sebasha, ayant réussi à capturer le regard de Sgarlaad, lui adressa un sourire complice et leva la main en mimant de boire à sa santé. Le Nordique ne remua pas.
Eleonara n'oublia pas cet échange oculaire. Si Sebasha l'avait fascinée par sa beauté exotique et sa défiance des mœurs einhendriennes, elle commençait à s'en méfier, voire à la craindre. Une étincelle intelligente et rusée brillait dans sa prunelle. Son rire était aussi séduisant que carnassier. Cette femme avait quelque chose derrière la tête et les Nordiques le savaient.
Les forces du Don'hill avaient pour but de maintenir l'ordre au sein des territoires assujettis, contribuant ainsi à la toute-puissance de l'Einhendrie. Si ces hommes et cette femme venus des terres soumises offraient leur lame à leur étau de bon cœur, quelque chose clochait.
Pourquoi Sgarlaad et Agnan avait-ils été si désireux de rejoindre le Don'hill, alors qu'ils connaissaient la cause de cet ordre depuis le début ? Qu’y avait-il ici, dans cette abbaye ancienne, pour persuader un Sylvain de quitter sa guilde, pour empêcher un esclave de rentrer chez lui, pour invoquer une guerrière du désert ?
La mythologie qu'il propose est aussi très intéressante, j'ai toutefois une petite incompréhension. Tu dis que Diutur et Arthès "étaient soudés à la hanche". Du coup, je les ai visualisé comme des siamois, indissociables, et j'ai été déconcertée de lire ensuite que Diutur pouvait partir en voyage en laissant Arthès derrière lui...
J'aime beaucoup le personnage de Sebasha, à la fois exotique et mystérieuse.
Et la fin du chapitre est parfaite : je n'ai qu'une envie, résoudre le mystère :D
C'est vrai que ce chapitre peut paraître comme l'occasion de respirer après toutes ces courses-poursuites !
Je suis ravie d'entendre que la mythologie des Troyaumes t'ait intéressée! C'est un passage tout neuf dans cette version et j'avais hâte de connaître l'avis de mes lecteurs à ce sujet. On dirait que c'est bien passé. Concernant la petite incompréhension, c'est vrai que cette expression peut porter à confusion ! J'ai un peu modifié le passage, expliquant que Diutur s'est délié d'Arthès parce qu'elle était enceinte et que lui devait continuer à veiller sur le monde, mais qu'il la retrouve le soir. J'espère que ça fait plus de sens comme ça.
Tu aimes bien Sebasha? Chouette, parce que moi aussi ! (sans blague Jowie, t'es l'auteure xD) C'est un personnage qui va jouer un rôle important déjà dans ce tome et encore plus dans le suivant. Autrement dit, on va la revoir souvent.
En tout cas, ça fait plaisir d'entendre que la fin t'as accrochée ! Je posterai le prochain chapitre mardi prochain ;)
Merci d'être repassée !
à bientôt !
Jowie
En tout cas, je kiffe toujours autant Hêtrefoux (d'ailleurs, le coup des arbres, c'est hyper-cool). Des bisous.
Oh je suis trop contente que l'histoire sur le couple de dieux te plaît ! C'est un tout nouvel ajout dans cette version remasterisée ;)
C'est vrai qu'Eleonara n'a que très peu de contrôle sur sa vie au début, même si elle essaie de se rebeller ou de s'enfuir. Je voulais justement montrer que Eleonara vit dans un monde hostile qui l'a amenée à intégrer une sorte d "impuissance apprise". Regagner le contrôle, survivre et acquérir des ressources, c'est son combat au fil de l'histoire. Mais je prends ta remarque en note pour modifier la partie où les événements l'emportent. Il va falloir que je sois créative, car jusqu'à maintenant, je sèche un peu sur ce problème. Est-ce que par hasard tu sais de où à où ça te semblait particulièrement longuet? :)
Et c'est chouette si mon histoire continue à garder ton intérêt ! ça me fait vraiment plaisir !
Merci pour ton commentaire !!