L'Opyrienne

Par Jowie

L'Opyrienne

 

Quel pervers.

Eleonara avait cru un instant se réjouir d'avoir retrouvé Agnan, mais s'il s'entourait d'une telle compagnie, il valait mieux qu'il disparût ! Un Barbare tueur d'elfes et pervers. Décidément, les humains n'avaient pas fini de l'épouvanter.

Bronwen. Sœur Bronwen. C'était son nom, à présent. Un fardeau qui ne la quitterait pas de sitôt. Rien qu'en songeant à sa honteuse signification, Eleonara rougissait, blêmissait et passait par tous les tons de l'arc-en-ciel. L'ex-Sylvain lui avait collé ce pseudonyme et elle n'était pas prête à le lui pardonner. Changer d'identité lui avait tant promis : un renouveau, une fenêtre sur l'avenir, une deuxième chance. L'elfe égarée, l'esclave de Garlickham n'allait être qu’un fantôme du passé, un lointain souvenir...

Tout ça pour s'appeler Seins Blancs.

 

L'Abbé et les sergents du Don'hill chevauchaient en tête du cortège, une bannière grise à bout de bras et suivis de leurs fraîches recrues qui allaient par centaines. Derrière cette sobre foule, les moniales fermaient la marche en rangs de trois par trois.

Si Eleonara avait pu fermer l’œil de la nuit, elle aurait été en meilleure forme pour l'exercice matinal. L'insomnie devenait une pénible récurrence depuis son voyage aux côtés d'Agnan, mais qu'y pouvait-elle, si elle ne se sentait en sécurité avec personne ? L'elfe avait dormi la veille au campement don'hillien monté au sud de la ville, juste en dehors des remparts. On lui avait proposé de partager la tente des servants, ce qu'Eleonara avait refusé, préférant dormir à la belle étoile, là où aucun humain ne pourrait la déranger. Elle croyait bien faire ; elle se trompait. Les chiens des sergents étaient venus la renifler et se blottir contre elle ; quelques convers, ne l'apercevant pas dans l'obscurité, s'étaient encoublés1 sur elle et les ronflements des nonnes l'avaient agacée jusqu'à l'aube, où un moineau avait déféqué sur sa capuche.

 

Ruminant sa mauvaise humeur et traînant des brodequins, l'elfe s'efforçait à se maintenir alerte. Se retourner pour admirer Terre-Semée n'avait aucun intérêt, car on ne la devinait plus, masquée par le brouillard de l'aurore.

Hommes et nonnes étaient partis de bonne heure en direction du Don'hill, qui n'était évidemment pas la porte d'à côté, à la grande déception d'Eleonara qui comptait chaque pas la distanciant de Hêtrefoux avec un pincement au cœur.

D'après ce qu'elle avait pu saisir au campement, l'ordre du Don'hill se divisait entre le corps des moines-soldats et celui des moniales, respectivement appelés les Frères et les Sœurs du Don'hill. Les premiers étaient formés au métier des armes par les sergents et aux valeurs monastiques par l'Abbé et ses délégués. Au terme de leur apprentissage, les Frères étaient destinés à devenir des missionnaires, expatriés en Opyrie ou au Mikilldys afin de maintenir l'ordre à l'einhendrienne et veiller à ce que les lois de l'Einhendrie fussent respectées même dans les extensions les plus lointaines des terres assujetties. Les Sœurs, elles, étaient les érudites du royaume, responsables de la conservation des manuscrits, de la recherche médicinale, de l'étude de la botanique, des langues anciennes et des sciences mathématiques. C'était également parmi elles et parmi les moniales d'autres monastères que figuraient les poétesses et les écrivaines les plus renommées.

La procession ralentit : elle traversait de petits sentiers tumultueux, dont les pierres heurtaient les chaussures des nonnes, les envoyant rouler comme des dés. Par ennui, Eleonara s’était lancée le défi de compter les futurs moines-soldats qui représentaient l’écrasante majorité de l'attroupement. Manquant de se casser la figure à trois reprises, elle finit par jeter l'éponge, préférant se concentrer sur où elle mettait les pieds.

Si les nonnes avaient agi en envahisseuses à la Place des Échecs, elles avaient depuis définitivement relâché leur intérêt pour Eleonara. Ça tombait à pic, car cette dernière s'évertuait à éviter leurs regards, à tuer toute curiosité de leur part, tout mystère suscité par sa présence. Elle devait se faire oublier, devenir l'anodin et le transparent, se changer en coup de vent.

Si ses consœurs l’avaient désertée, c'étaient pour commérer ou débattre sur des futilités.

— Par Diutur, la taille de ce cheval est risible !

— Avez-vous vu l’amas musculaire de ce soldat ? Admirable !

— Pourvu que les averses de la fin du mois ne ravagent pas mes navets !

Les novices, surtout, adoptaient ce comportement. Par leurs voiles blancs, elles se distinguaient de leurs supérieures expérimentées et matures. Le port du voile clair signifiait qu'elles n'avaient pas encore formulé les vœux de perpétuité qui les lieraient au monastère à vie.

Le joyeux bavardage continuait jusqu'à ce que Sœur Naimée fît mine de s'approcher. Alors, les jeunes filles se rabattaient sur des sujets sérieux, tels que le progrès économique de la région, l'état des relations marchandes einhendrio-opyriennes ou un tel événement historique dont elles se seraient soudainement souvenues. Dès que Sœur Naimée s'éloignait pour surveiller un autre groupe, les novices recommençaient à spéculer sur le nombre d’œufs avalés journellement par untel ou à pronostiquer le climat. Leurs discussions, quoique passablement idiotes, ne dérangeaient pas Eleonara plus que ça. Elle aimait être ignorée.

Au fil des jours pourtant, Eleonara eut de plus en plus de peine à maintenir son invisibilité. Son inexpérience et sa gaucherie lui attiraient des secouements de tête et des soupirs d'exaspération. Elle faisait tout faux : elle renversait les seaux d'eau, elle se brûlait en allumant le feu et oubliait de saluer ses supérieures. L'elfe ne se rappelait pas d'avoir été aussi maladroite en voyageant avec Agnan. Dans le but de prévenir ses bêtises au possible, on lui assigna les tâches les plus abrutissantes, notamment de décrotter les souliers de ses compagnes chaque soir.

Rabaissée, Eleonara demeurait d'autant plus réservée. Elle savait ce que les nonnes voyaient en elle : une fille des rues, une gueuse. Elle ne leur arrivait même pas à la cheville, à ces femmes dédiées aux divinités.

Dédiées aux divinités ? se révolta sa petite voix interne. Les régisseurs de l'au-delà einhendrien, donc. Ça ne t'avait pas frappé plus tôt ? À partir de ton sacrement, ton devoir consistera à prier et servir les dieux de tes ennemis. Tu n'aurais pas envie d'enterrer ta tête dans la boue, tout à coup ?

 

Outre l'adoration des dieux humains, un autre contrecoup de son adhésion au monastère contrariait Eleonara : l'enfermement. La pénombre du couvent lui rappellerait Le Saint-Cellier ; ses angoisses tapies et ses vieux démons remonteraient à la surface. Était-ce son destin de rester recluse, à se cacher du monde pour toujours ?

Désespérée à l'idée d'errer sans but en territoire humain, elle s'était précipitée sur la promesse du voile, alléchée par la paix et l'isolement que celle-ci vendait. Avait-ce été sage ? Eleonara ne le savait pas. Une partie d'elle-même regrettait d'avoir délaissé Terre-Semée et voulait rebrousser chemin. Son autre moitié levait les yeux au ciel : il était trop tard pour battre en retraite. Surtout que risquer de mourir de faim, écrasée dans un cachot ou décapitée par les Sylvains n'en valait pas le coup, même pour Hêtrefoux. Sa priorité majeure était de se maintenir en vie. Morte, elle serait incapable d'honorer la Dame comme il le fallait, ni de la remplacer, sa dernière volonté.

Cette réflexion n'empêcha pas l’inquiétude de gagner la jeune elfe. À combien de lieues encore se trouvait le Don'hill ? L'air s'humidifiait et la température s'adoucissait ; se rapprochaient-ils de la mer ? Eleonara espérait de tout cœur que non. Comment diable allait-elle retourner à Terre-Semée, puis à Hêtrefoux en temps voulu si le retour était un périple à lui seul ?

Eleonara haïssait le doute. Sa vie n'était qu'un moulin ; elle sautait d'aile en aile, de cage en cage, terrorisée du vide entre deux et de la prochaine bourrasque.

 

Depuis le début de la marche, le contact entre les nonnes et les moines-soldats était formellement coupé. De la plus jeune à la plus édentée, les religieuses préparaient à manger, or seules les plus âgées distribuaient les repas à la population masculine du cortège. La nuit, les hommes dormaient loin des nonnes ; on entendait à peine quelques toussotements. À part entre supérieurs, une discussion était rarement établie entre les deux camps. Sœur Naimée avait d'ailleurs averti la petite nouvelle :

— Si un Frère croise ton chemin, baisse les yeux et ne lui adresse pas la parole. Tant que tu n'as pas prononcé les vœux définitifs, tu n'es pas protégée.

« Pardon ? s'indigna Eleonara. Protégée ? Contre quoi, au juste ? » Si l'on croyait qu'elle était susceptible de s'amouracher d'un ridicule damoiseau en armure scintillante, on la connaissait bien mal. Une ambition aussi dégradante ne lui viendrait jamais à l'esprit. Si elle se savait incapable de manifester une quelconque forme d'affection, c'était parce qu'elle ne ressentait pas ce genre de faiblesse. Les ridicules tourments du cœur étaient bons pour entretenir les humaines, pas les elfes. Elle avait, jadis, éprouvé un certain attachement, voire de la tendresse pour la Dame. Ces rares sentiments, ne lui apportant que chagrin et misère, avaient cependant été enterrés avec les os de celle-ci. Agnan, Eleonara était en gré de supporter, car elle le jugeait digne de respect, une valeur suffisamment élevée pour quelqu'un de son espèce, mais extrêmement fragile si négligée. Peut-être qu'elle s'était permise cette déraison parce qu'il était étranger et non pas Einhendrien. Or était-ce une véritable différence ?

 

Eleonara ne tarda pas à en découvrir la réponse, ou du moins un indice, de la plus inespérée des manières. Un soir, alors que les religieuses prenaient le repas du soir en rond, assises sur des rondins de bois, elles eurent une visite.

Eleonara aspirait silencieusement sa soupe. S'il y avait une chose dont elle ne pouvait pas se plaindre, c'était bien la nourriture ; même en voyage, les nonnes mijotaient des plats revigorants et savoureux, excellents pour renouveler ses forces. Grâce à un tel carburant, l'elfe souffrait moins de l'effort quotidien et bien qu'elle flottât encore dans sa robe en laine, ses jambes gagnaient en muscles.

Les nonnes se passaient tranquillement les tranches de pain, lorsqu'une silhouette se posta devant la lueur trémulante d'une lanterne et articula, avec un accent suave :

— Pardonnez mon intrusion. Je suis Sebasha d'Éméride.

Personne n'osa piper mot. C'était une étrangère, dont les origines prenaient racine derrière l'impitoyable désert de la Calavère, là où l'ire du soleil et l'intelligence des marchands étaient aussi impardonnables l'une que l'autre. Par sa présence seule, l'Opyrienne absorbait l'attention du groupe et enflammait sa curiosité. Sa peau sombre, à moitié effacée par l'obscurité, la rendait plus énigmatique encore. Ses blancs d’œil éclatants et ses bijoux dorés semblaient planer dans le vide, au-dessus d'une dentition nacrée, qui étincelait lorsqu'elle prenait la parole.

— Accepteriez-vous de partager votre souper et votre compagnie avec une humble Opyrienne ?

Une vieille aigrie, aveuglée par la peau tombante de son front, refusa de se laisser impressionner :

— Va t'asseoir ailleurs, espèce de morue !

— Sœur Rosemonde, voyons ! Contrôlez-vous ! la coupa Sœur Naimée en riant jaune. Pourquoi ne l'inviterions-nous pas à notre table, si elle nous le demande si gentiment ? (Elle grimaça.) Après tout, si elle est ici, c'est qu'elle fait forcément partie du Don'hill, n'est-ce pas ? Mme l'Opyrienne, veuillez excusez Sœur Rosemonde, je suis certaine qu'elle ne voulait pas vous offenser.

— Ah mais si ! assura la vieille fripée, dont les années avaient volé ce qu’il lui restait de politesse, de raison et de diplomatie.

Les lèvres pressées l'une contre l'autre comme pour s'empêcher de cracher sur Rosemonde, Sœur Naimée se décala sur son banc – un tronc coupé – et fit signe à l'étrangère de s’asseoir à sa gauche avec une évidente réserve. À la surprise de toutes, au lieu d’accepter la proposition, Sebasha dit :

— Mille remerciements, gracieuse dame, un tapis d'herbe me suffit.

Sur ce, elle accueillit sa portion avec une révérence et s'assit en croisant les jambes, le dos bien droit, sa natte noire enroulée autour d'elle comme un serpent endormi.

Éclairé par les lanternes environnantes, son corps ondoyant s'était enfin détaché de l'ombre. Et, tandis que l’Opyrienne engloutissait son bouillon avec satisfaction, peu préoccupée des murmures qui couraient, Eleonara ne put s'empêcher de l'étudier de pied en cap.

Un nez plat et délicat, une bouche pulpeuse, le teint nocturne, c'était un visage venu d'ailleurs, du jamais-vu pour l'elfe qui, grâce à cette rencontre, prenait conscience de l'immensité du monde.

C'était fou. C'était fou de s'imaginer qu'à des lieues et des lieues, les gens vivaient autrement, avec d'autres règles, d'autres philosophies, d'autres vêtements. Quelques mois en arrière, son monde à elle se résumait à deux pièces, aux disputes de tavernes et à la tyrannie d'une capricieuse maîtresse. La beauté de Dalisa tirait vers le rustique à côté de cette perle du désert, alors qu'à Garlickham, on prétendait ne jamais avoir vu plus ravissante. Comme on disait en Einhendrie : « La mésange est certes jolie, pour autant qu'elle ne se compare pas au paon ».

— Je vous en prie, dit finalement Sœur Naimée en s'adressant à l'Opyrienne, ayez la gentillesse de nous informer : que nous vaut l'honneur de votre présence parmi nous, ce soir ?

— Maintes choses ai-je ouï à votre propos, souffla la femme entre deux cuillerées. Je voulais voir la vérité de près et de mes propres yeux.

— Et qu'avez-vous découvert ?

— Que je ne m'étais pas trompée.

Cette réplique cloua le bec de la nonne embonpoint. Il était évident, d'après le défi dans sa voix et son air méchamment amusé, que Sebasha venait de les provoquer toutes, et cela, ouvertement.

Après un silence de vexation, Sœur Agnieszka, la plus jeune moniale et sûrement la plus curieuse, bredouilla :

— Euh... rassurez-nous, vous n’êtes pas ici pour le monastère, ou bien ?

— Non, Crinière des blés.

Un soupir de soulagement traversa le comité féminin. Agnieszka rougit, flattée par cette appellation. Sœur Naimée la réprimanda du regard, l'obligeant à ranger les mèches ondulées qui s'échappaient de sa guimpe.

— Mais, alors... pourquoi êtes-vous venue ? s'enquit la benjamine du couvent.

Son impudence lui valut une claque sur les doigts de la part de sa supérieure. Bien qu’elle fût traitée d’irrespectueuse bestiole, Agnieszka fut récompensée d'une réponse.

— Là d'où je viens, je suis connue sous le titre de Chevaucheuse de dunes. J'intègre les rangs des Frères du Don'hill. M. l'Abbé m'a recrutée en Opyrie juste avant de rejoindre Terre-Semée.

Ses pupilles scintillèrent, reflétant les flammes des falots.

— Je suis imbattable au lancer de poignards, ajouta-t-elle calmement.

Les nonnes avaient cessé de mastiquer leurs croûtons, se retenant de déglutir, car elles craignaient d'avaler de travers. Sebasha d'Éméride, ignorant l’état frigorifié des bonnes sœurs, saisit un gobelet pour sauvagement étancher sa soif. Ensuite, elle remit solennellement le récipient dans la main de Sœur Naimée et partit, légère et nonchalante, sa longue tresse se balançant derrière elle au rythme de ses pas.

À peine avait-elle disparu que les exclamations explosèrent comme des verres tranchants :

— Elle, recrutée par la Confrérie ? Une femme, une Peau Sombre !

— Comment l'Abbé a-t-il pu l'accepter ? Elle n'a même pas l'air cassée !

— Un malentendu, j'en suis sûre !

— Une honte !

— Ce n'est qu'une menteuse. C’est écrit dans la nature des Opyriennes.

— Et si ce qu'elle disait est vrai ? Elle sera seule, entourée d’hommes du lever du jour à la tombée de la nuit. Elle logera dans leur pavillon !

— Quelle promiscuité ! Scandaleux, simplement scandaleux !

— Lanceuse de poignards ? Elle nous clouera aux murs si nous lui déplaisons ! Elle nous assassinera une par une !

Eleonara garda le silence, mais elle devait admettre que Sebasha lui faisait un peu peur, à elle aussi.

— Du calme, mesdemoiselles ! cria soudain Sœur Naimée, à la frontière de la panique. La Peau Sombre ne sèmera pas son grain de malheur chez nous, car, même si elle en venait à envoûter nos frères, elle ne nous aveuglerait pas, nous ! Sans offenser l'Abbé, tolérer les étrangers au Don'hill est une grave erreur. La présence de cette Opyrienne est une offense envers notre établissement ! Si nous nous méfiions précédemment des trois Barbares, que dire de cette typesse ? Si cela se trouve, elle a emmené des compatriotes avec elle. Quoi qu'il en soit, j'avertirai l'Abbesse dès notre arrivée ; elle saura trancher. Cette affaire ne restera pas sans conclusion ou explication, faites-moi confiance !

Coincée entre deux corpulentes moniales qui lui faisaient de l'ombre, Sœur Griselle, la nonne qui avait ausculté Eleonara à Terre-Semée, finissait tranquillement son assiette. Après s'être léchée les babines, elle déclara tout haut :

— Je la trouve drôlement chouette, cette Sebasha. Pas vous ?

On l'ignora. Il fallait lui pardonner son manque de jugement ; Sœur Griselle était originaire du duché de Pastylle, où l'on appréciait généralement les voyageurs, les musiciens et les marchands du sud.

 

Au petit matin, les moniales caquetaient encore, l'insolence de la féline opyrienne se jouant encore de leur orgueil. Les pauvres religieuses prétendaient avoir dîné à une « dangereuse proximité » de Sebasha ou encore d'avoir « frôlé une diablesse ». Déjà, une nuée de rumeurs se répandait et se ramifiait en deux courants de pensée : l'Opyrienne était une mercenaire redoutable à qui le Don'hill versait beaucoup d'or ou alors une esclave ramenée par l'Abbé.

À force de rouspéter, de critiquer et d'argumenter cependant, les moniales rataient la magie du défilé de paysages. Eleonara, quand elle ne faisait pas le deuil de Hêtrefoux, se laissait émerveiller par les accueillants prés verdoyants et luisants comme des peaux d'ours. Ôter ses bottines, sentir la douceur de l'herbe sous ses pieds nus, elle ne demandait que ça. Et elle n'était pas la seule : Sœur Agnieszka pleurnichait dans son coin, ayant trop serré ses brodequins. Le troupeau ne s'arrêterait pas ; la destination était proche.

 

Percevant une voix flottante l’appeler, Eleonara crut d’abord à un mauvais tour de son imagination, mais comme son nouveau nom était répété en boucle, elle leva les yeux, aux aguets. Loin devant, un cavalier s’était séparé du cortège et trottait entre les pousses vertes. Radieux, Agnan agita les bras dans sa direction. L'elfe hésitait à répondre quand son interlocuteur fut rappelé à l'ordre et disparut, absorbé par les alignements de futurs Frères du Don'hill. Sans crier gare, ils s’élancèrent au triple-galop, se proposant une course folle jusqu'au pied d'une immense dentelle rocheuse, au sommet de laquelle se distinguaient les fières tours et tourelles du Don'hill. Les hennissements et le martèlement de milles sabots firent écho à travers la plaine. En quelques secondes à peine, les candidats, les sergents et l'Abbé s'étaient volatilisés, ce qui ne fit qu'attiser l'irritabilité des nonnes supérieures.

— Hé ! Où allez-vous ? Vous êtes voués à nous escorter jusqu'au bout !

À vrai dire, les nonnes connaissaient parfaitement le chemin et il ne restait plus beaucoup à parcourir...

Lorsqu'elles arrivèrent enfin au pied de la chaîne rocheuse, les religieuses virent que, heureusement, les hommes les attendaient au bord d'une rivière qui sinuait par là.

— Sauf votre respect, nous avons profité de votre absence pour abreuver les chevaux avant la dernière montée, justifia l'Abbé.

Abreuver les chevaux ? Vous nous abandonnez, faibles comme des brebis, proies de tout prédateur, et voici votre excuse ? Honte à vous ! Quelle immaturité ! s'offusqua la vieille Sœur Rosemonde.

Haussant les épaules, l'Abbé déjoua adroitement l'accusation en lui proposant de l’eau fraîche. On ne revint plus sur le sujet.

Cette courte récréation fut la dernière. Le cortège dut affronter l'abrupte corniche creusée dans la pierre pour accéder à la vieille abbaye. Alors que l'Abbé arrivait presque au sommet, un cri venant du col dentelé résonna entre les rochers :

— Qui va là ?

— Les nonnes, les sergents, l'Abbé et ses nouvelles troupes, qui d'autre ? Allez, ouvrez !

Un casque poli brilla entre les pierres blanches, puis un deuxième, puis un troisième, et ainsi de suite.

— Contents de vous revoir enfin, messires. Montez seulement.

Le sentier rocailleux s'élargit et s'aplatit entre les Crocs des Dragons, la couronne, l'indentation de la chaîne de montagnes. C'étaient des roches titanesques qui, tels des merlons, bordaient le périmètre du monastère fortifié. Semblables à des canines de carnassier, elles s'étaient accumulées, poncées et aiguisées sous les torrents de pluie et le fouet de l'air, ainsi que les bâillements du temps. Les crocs, embrassés par du lierre et des orties, jaillissaient du sol à la manière de pieux massifs.

Un portail imposant avait été taillé dans la roche, le seul accès et la seule issue du territoire don'hillien, protégé par sa muraille naturelle. Gravée en majuscules avec art et expertise, l'inscription suivante figurait sur l'arche d'entrée : 

LE DON'HILL : ÂME, QUÊTE ET MAISON.

Les gigantesques battants du portail s'ouvrirent en geignant, tirés en arrière par quatre soldats. Un rai éblouissant de lumière parut, les aveuglant tous momentanément.

Les dernières nonnes franchirent le seuil. Ayant recouvré sa vue, Eleonara garda la bouche bée, époustouflée. L'air marin était empreint d'une senteur fraîche inconnue à ses narines. Elle se sentit immédiatement purifiée. Elle s'était attendue à voir un versant déclinant, comme pour une montagne, mais elle avait fait erreur. Au-delà de l'entrée s'étirait un vaste plateau herbeux, équivalant à une seigneurie. Vers l'horizon, la terre cessait et chutait en précipice devant une mer infinie. Un spectacle irréel.

Un drapeau gris dansait à chaque tour arrondie du « château » ou plutôt de l'abbaye. Celle-ci, datant de plusieurs siècles, était de fait composée de divers bâtiments imbriqués les uns dans les autres et aux architectures rivales. La hauteur et la splendeur de l'art gothique, les chevets et les chapiteaux sculptés à l'esthétique romane, l'état brut et indompté de l'Ancien Temps ; les courants s'étaient superposés au fil des extensions : l'arsenal, les écuries, les étables, les ateliers, le pavillon des moines-soldats, l'hôtel des visiteurs, le grenier, les entrepôts, l'abbatiale et le couvent, qui formaient un seul bloc. Un chemin de dalles asymétriques menait à un puits désuet et isolé ainsi qu'à une chapelle, construite plus loin, contre les Crocs des Dragons.

Au sol, la vie active contrastait avec la sérénité des monuments. Paysans à fourche, forgerons, cordonniers, orfèvres, moniales, convers, pèlerins et moines adoubés se croisaient et se saluaient entre les poules, les chevaux, les cochons et les chars de foin. Le Don'hill était une ville miniature : tout ce dont ces habitants avaient besoin se trouvait sur place. Les Troyaumes auraient pu s'écrouler qu'à l'intérieur de l'enceinte don'hillienne, pas un brin d'herbe ne se verrait affecté.

 

Les moines-soldats, en apercevant les dimensions de l'abbaye, avaient crié de joie et s'étaient félicités pour leur persévérance durant le voyage. Tandis que les superstitieux couvraient les murs légendaires de baisers, les impatients essayaient toutes les portes, voulant découvrir leurs quartiers et rencontrer les moines qui y logeaient déjà. Quant aux sensibles et aux rêveurs, ils restaient admiratifs devant la belle tradition d'un lieu si ancien et s'échangeaient leurs impressions :

— Un rêve d’enfance.

— Une nouvelle page dans l'Histoire.

— Une forge à héros.

— J'ai un trou dans ma semelle, grommela Eleonara pour elle-même.

Un claquement sourd retentit derrière elle. Le portail s'était clos.

 

[1]S'encoubler : (Suisse) Trébucher

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Ra(p)ture
Posté le 13/04/2020
Un chapitre qui bouge moins que les autres (on avait tellement l'habitude de voir Eleonara courir pour sa vie xD), mais tout aussi agréable à lire ! Il faut des pauses dans l'action de temps en temps de toute façon. J'aime les descriptions que tu fais du voyage et du Don'hill, on se sent aussi impressionné que les personnages qui le découvrent.

Et que dire de Sebasha, je suis sous le charme ! C'est un personnage intriguant et j'ai hâte de la revoir.
Jowie
Posté le 13/04/2020
C'est moi ou tu viens de dévorer la moitié de ce tome ? xD

Ah oui, les pauses ça fait du bien, sinon on s'essouffle et ça devient répétitif ! Chouette que tu apprécies les descriptions (j'aime bien les écrire <3) et Sebasha (elle est importante: ne la laisse pas hors de son champ de vision ;) )
Merci pour ton commentaire !

à bientôt, j'espère, et bonne lecture de la suite !
Ra(p)ture
Posté le 13/04/2020
Sur plusieurs jours mais oui je crois que j'ai fait ça xD En lisant sur papier je vois naturellement quelle quantité j'ai lu, mais sur PA ça s'enchaine au fil du scroll, pas au fil des pages x) M'enfin c'est la preuve que ton histoire se lit toute seule !

Content de savoir que Sebasha aura un rôle important ! Elle est auréolée de mystère, et j'ai toujours une fascination pour les personnages originaires du désert, je sais pas pourquoi.
Isapass
Posté le 20/01/2020
Alors comme ça, au Don'hill, ce sont les femmes qui possèdent la connaissance ? Je trouve ça très intéressant ! C'est à porter au crédit de l'abbaye ! (Je vais d'ailleurs en informer mes personnages féminins à qui la lecture manque énormément XD)
Le chapitre est assez descriptif et son rythme est peut-être un peu moins entraînant que les autres (mais il en faut, c'est bien aussi de varier le rythme et puis tes descriptions sont très belles), mais tout est rattrapé par l'apparition de Sebasha ! Quel personnage ! Très très prometteur ! Tes portraits d'elle me sont d'ailleurs immédiatement revenus, même si je crois que tu les avais postés sur ton JdB il y a longtemps.
Je me demande vraiment comment elle va interagir avec Eléonara : elles ont peut-être des choses à s'apprendre ! En tout cas , je suis pressée de la revoir. Ceci dit, je suis pressée de revoir tous tes personnages et de connaître la suite !
Je ne vois pas du tout quel virage va prendre l'histoire, une fois tout ce petit monde enfermé dans l'abbaye, mais je suis persuadée que tu nous réserves de belles surprises !
A très vite !
Jowie
Posté le 24/01/2020
Salut Isa !
Eh ouais, au Don'hill, les érudites sont des femmes ! Tes personnages sont les bienvenus, quoique je leur conseillerais de visiter les lieux et de se familiariser avec les nonnes d'abord pour voir si ça leur plaît. (Tu me rediras ce que t'en penses d'ici quelques chapitres :P)
C'est vrai que lq première moitié du chapitre se concentre beaucoup sur la description du voyage et les introspections d'Eleonara. Ce chapitre est plus lent en termes de rythme, mais si ça gênait un peu à la lecture, alors je peux voir comment condenser tout ça ;)
Oh, ton enthousiasme pour Sebasha <3 C'est juste, je l'avais dessinée il y a... longtemps en effet. Et tu t'en souviens !!
Ton instinct vise juste, Eleonara va forcément recroiser Sebasha et il se passera des choses. Beaucoup de choses. (quelle précision, Jowie, vraiment!)
Je cours à ton autre commentaire !
GueuleDeLoup
Posté le 07/02/2019
Coucou Jowie!!
 
Me voilà sur la suite d'Hêtrefoux! Ca s'annonce bien si j'en crois mes yeux!
Je pensais que Eleonora allait aller dans un couvent traditionnel et jes uis bien contente de voir que ça risque de bouger un peu plus que ça. Et je suis bien contente aussi à la fois de voir qu'on va garder les anciens perso (et surtout le poney <3) et qu'on en croises des nouveaus (mon dieu ces nonnes vont me faire mourrir de rire) et j'adore la nouvelle venue (je ne retrouverai pas le nom de son peuple, mais si je ne me trompe pas, tu avais déjà publié des dessins où on la voyait.
J'espère qu'elle vont devenir pote avec Eleonora >3
Je te fais des bisous!
 
PS: je reviendrai à coup sûr mais ça prendra peut-être un peu plus de temps que d'habitude car en restant à jour sur les plumes que je suis, je n'arrive pas du tout à faire ma BL à Flammy -_-'. Du coup je vais faire une grosse pause pour tout le monde.
Jowie
Posté le 07/02/2019
Hey Loup ! :D
Ravie de lire que la suite te motive, c'est bon signe (et ça me rassure aussi haha) ! Oui, le couvent va BEAUCOUP bouger, crois-moi xD Je me réjouis d'assister à tes réactions!
J'étais incapable de me séparer des personnages (pardon, du pÔney) alors, voilà, je me suis arrangée pour que tout le monde aille au même endroit (#coincidencedeouf). Hahah, les nonnes nous réservent bien des surprises; les sous-estimer serait une erreur :D
C'est cool si tu apprécies déjà la nouvelle venue, Sebasha (elle vient d'Opyrie). C'est juste, je l'ai souvent dessinée ! Signe qu'on va la croiser souvent? Fort probablement !
 Comme j'ai dit sur le fofo, il n'y a pas de soucis, reviens lire/commenter quand tu veux ! Je ne sais pas comment tu enchaînes les lectures, le PacNo et la BL, c'est admirable! Surtout qu'une BL, ça demande du temps! Je pense que c'est sain de faire une pause en effet ;) Bonne BL et bon Pacno à toi !
Merci pour être repassée me donner tes impressions ;)
Plein de bisous et à bientôt,
Jowie
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