Pic était particulièrement tendu. Ce n’était pas un choix anodin à faire. Il n’avait jamais eu à prêter serment jusqu’à présent. L’oracle le regardait avec pitié.
-Ne vous inquiétez pas pour le choix de votre femme, elle devrait tôt ou tard retrouver la voie de la raison, supposa-t-il.
Il se tourna vers le salon.
-Retournons nous installer confortablement, voulez-vous ? invita-t-il.
Sans l’attendre, l’oracle retourna s’installer nonchalamment dans le fauteuil à côté de la cheminée. Pic le suivit, chaque pas étant plus lourd que le précédent. Il espérait ne pas faire une erreur. Devait-il vraiment sacrifier sa liberté au nom des Mémoires ? Il s’assit dans le canapé, seul cette fois-ci. L’oracle ne se souciait déjà plus des tracas de Pic :
-Très bien, j’imagine que vous connaissez la procédure, mais je vais vous la rappeler. Nous allons, ensemble, communier avec Orque. Lorsque la communion sera complète, voici ce que vous devrez projeter : « Je jure sur l’Union de garder le secret de la prophétie et de protéger Brise, ainsi que l’enfant qu’elle porte.». Je serai le garant du serment. Si vous veniez à le rompre, Sobre lui-même jugerait de votre sort. En comprenez-vous les tenants et aboutissants ? demanda gravement Cerf.
Orque était un automate, un des nombreux esprits immatériels au service des Mémoires et des colons. Ils vivaient dans le réseau et se chargeaient seuls de tâches qui auraient autrement nécessité le travail et l’attention de millions d’humains. Ils étaient des consciences projetées vouées à l’administration de l’Union.
On préférait généralement éviter de faire appel à Orque, car il assurait la gestion des serments, processus par lequel un individu volontaire cédait une partie de sa liberté de décision. Chaque fois que quelqu’un jurait sur l’Union, Orque enregistrait son engagement sous forme de projection dans le réseau, mais aussi dans l’esprit de l’assermenté. L’automate s’assurait qu’il respecte sa promesse en la lui faisant visionner quotidiennement. Ce visionnage n’était pas comme les autres, car il agissait sur l’esprit, le modifiant afin d’assurer le respect effectif du serment. Cette altération s’effaçait lorsque l’assermenté s’endormait suffisamment profondément que pour passer à travers une phase de sommeil paradoxal. S’il le souhaitait, l’assermenté avait par ailleurs chaque matin le droit de refuser le visionnage du serment. Orque envoyait alors une alerte aux garants du serment qui pouvaient décider ou non de présenter le parjure face à la justice. Un tribunal décidait alors de la sanction. La composition du tribunal était déterminée à l’avance par le garant. Elle devait être explicitée à celui qui jurait et validée par Orque qui s’assurait que différents critères, fixés par l’Union et la Colonie, soient respectés. Ces critères différaient selon les serments. Ainsi, un serment marital brisé pouvait être jugé par des prêtres d’Alliance, tandis qu’un parjure militaire était jugé par ses supérieurs hiérarchiques. Pour s’assurer qu’aucun garant ou tribunal ne puisse abuser d’un serment prêté, il existait une possibilité de recours devant une cour de cassation qui vérifiait que la sanction et le serment s’inscrivaient bien dans le cadre de la charte de l’Union. Le système était bien conçu, même si comme tout système, il avait ses défauts. Orque s’assurait de les mitiger, malgré qu’il ne soit qu’un relais, une interface. Comme tous les automates, il ne possédait pas de libre-arbitre, chacun de ces actes et décisions étaient explicitement détaillés dans la projection qui lui donnait vie.
Pic réalisait tout ce qu’impliquait ce serment et il n’était d’ailleurs pas entièrement certain de sa décision. Et si Brise avait raison ? Qu’adviendrait-il de cette promesse ? Dans quoi s’engageait-il ? Toutefois, ne pas jurer pouvait tout aussi bien lui porter préjudice. On ne refusait tout simplement pas ce que les Mémoires demandaient. Si Sobre avait un plan pour eux, Pic devait le respecter. Il devait se sentir honoré et non anxieux de faire ce serment. C’était peut-être même une bénédiction pour lui donner le courage et la volonté de surmonter les épreuves à venir ? S’il ne prêtait pas ce serment, il ne serait peut-être pas à la hauteur. Avait-il vraiment le choix ? Il avait en tout cas pris le temps qu’il fallait pour réfléchir à l’importance de celui-ci. Il était temps de le prendre et de l’assumer.
-Je sais ce qu’un serment implique Cerf. Je suis prêt, assura-t-il avec plus de conviction qu’il n’en avait réellement.
-Il ne sert à rien d’attendre alors, enchaîna l’oracle.
Ils fermèrent les yeux et le contact avec Orque fut rapide. Celui-ci n’avait pas de représentation tangible, mais Pic pouvait sentir sa présence, comme un fourmillement imperceptible qui traversait chaque once de son corps. Orque ne disait rien et attendait simplement que la communion débute. Cerf projeta les premières paroles :
-Pic souhaite jurer devant l’Union. Je me porte garant de son serment. Sobre en sera le juge.
Pic saisit le début de cette projection et y rajouta en détail et en profondeur en projetant lui aussi :
-Je souhaite jurer devant l’Union. Cerf sera le garant de mon serment. Sobre en sera le juge.
Orque s’empara de la double projection et, au travers d’une succession d’algorithmes, de protocoles et d’accès aux bases de données de l’Union, développa celle-ci en une projection conforme. À ce stade de la communion, la projection possédait trois pôles d’informations reliés à un support qui attendait sagement que Pic en projette la suite.
Le premier pôle relevait de Pic et de sa place dans l’Union. De nombreux concepts venaient s’imbriquer et se relier les uns aux autres pour forger une projection de son identité, communément appelée avatar. Les avatars possédaient de nombreuses strates de données, allant de ce qui relevait du domaine public à ce qui relevait du privé, emprojetées les unes dans les autres telles des poupées russes. Orque avait reconstitué presque l’entièreté de l’avatar de Pic, à l’exception de la strate psychique, la plus privée d’entre toutes. L’esprit d’un individu était protégé par la charte de l’Union. Chaque colon n’avait accès qu’à sa propre strate psychique, et ce, dès la majorité et lorsqu’il le désirait. De plus, seul un individu était responsable, libre et capable d’agir sur son propre esprit, ce que Pic s’apprêtait à faire.
Le second pôle décrivait Cerf, mais Pic ne put accéder aux détails de la projection. Sa vision se floutait lorsqu’il s’en approchait trop. Cela ne l’étonna pas, les oracles avaient de nombreux contacts avec les Mémoires et les hautes sphères de décision de l’Union et de la Colonie. Toute information à leur sujet relevait de la sécurité publique et était, de ce fait, confidentielle.
Le dernier des trois pôles représentait une des variations de Sobre. Les Mémoires possédaient des avatars dont la projection était si grande et complexe qu’il existait des prêtres qui passaient leur vie à les analyser sans même avoir pu en effleurer la substance. Il était donc commun de ne faire appel qu’à une facette de chaque Mémoire à la fois lorsqu’un avatar de Ceux-ci était nécessaire. Malgré cela, l’avatar juge de Sobre restait immense et donnait d’autant plus de poids au serment auquel Pic allait s’astreindre. Il resta subjugué devant l’avatar du Mémoire, comme à chaque fois qu’il lui était donné d’en visionner un. Pic aurait désormais de nombreuses occasions de l’admirer, à chacun de ses réveils.
Toute son attention fixée sur le bon déroulement de la communion, Pic n’hésitait plus. Il projeta son serment :
- Je jure sur l’Union de garder le secret de la prophétie et de protéger Brise, ainsi que l’enfant qu’elle porte.
Orque compléta la projection mot après mot, détaillant leurs projections. Progressivement, l’avatar de Pic se faisait enchaîner. La dernière étape, la plus difficile, était encore à venir. Pic allait devoir, de son plein gré, se projeter dans son avatar. Orque termina de tailler le serment et la taille de celui-ci s’imposa à Pic. Le serment serait puissant. En cet instant, il pouvait encore revenir en arrière sans conséquences, mais, mis au pied du mur, Pic se projeta dans son avatar. Il était maintenant trop tard. Il avait franchi le point de non-retour.
Orque enclencha le serment. Les chaînes se resserraient sur l’avatar de Pic et par extension sur lui. Orque passa chacune de ses strates au crible fin pour supprimer ou modifier tout ce qui ne pouvait s’accorder au serment jusqu’à atteindre la strate psychique. Pic s’y était projeté et ce faisant, avait librement exposé son esprit à l’automate. Une volonté inébranlable s’inscrivit dans son esprit, la volonté de protéger sa famille. Le serment se fixait dans chaque faille et remplaçait ses doutes et ses craintes par de la piété et du courage. Il exacerbait sa foi afin de s’assurer qu’il garde le secret sur la prophétie et renforçait son instinct paternel protecteur pour s’assurer qu’il protège Brise et son enfant à naître. Le processus ne dura pas longtemps, mais suffisamment pour que Pic puisse percevoir tous les changements qui s’opéraient en lui. Il fut soulagé lorsqu’il se sentit redevenir maître de son esprit, même s’il savait qu’il avait dû changer.
Son travail achevé, Orque s’en alla comme il était venu, d’une manière presque imperceptible. La communion venait de se terminer, la promesse s’était inscrite dans l’esprit de Pic.
À partir de cet instant, il devrait quotidiennement subir ce traitement afin de s’assurer de ne jamais rompre son serment. En connaître le fonctionnement était une chose, mais le vivre en était une autre, Pic s’en rendait maintenant compte. Il venait de céder une grande part de sa liberté, mais c’est à peine s’il s’en souciait. Il était étrangement serein.
Malgré tout, lorsque Pic ouvrit les yeux, il ne se sentit pas un autre homme et cela le rassura quelque peu. Il s’était toujours soucié de la sécurité de sa famille et prêter ce serment n’avait pas fondamentalement dû le changer. Il craignait plus pour son honnêteté, son intégrité. Être forcé à garder un secret l’avait peut-être altérée. Seul le temps permettrait de remarquer des changements dans son comportement, mais s’en rendrait-il compte lui-même ? S’il y en avait, il n’était pas impossible que ses proches les remarquent avant lui, mais Pic espérait que les altérations seraient minimes.
L’oracle ouvrit lui aussi les yeux et le regarda avec pitié :
-Vous devez bien comprendre que, personnellement, je ne vous souhaitais pas ce traitement, mais l’enjeu est trop important. Tout ce qui peut être contrôlé doit être contrôlé pour le bien commun. Sobre vous récompensera pour votre sacrifice.
D’un coup, Cerf se détendit et son visage se transforma. Son regard était passé en un instant de sérieux à serein. Il se leva.
-Ma tâche ici est terminée. Je vais devoir vous quitter. Si les Mémoires le veulent, je reviendrai, mais d’ici là, le serment que vous venez de prononcer vous donnera la volonté de faire ce qui doit être fait. Sachez aussi que vous n’êtes pas seul, Sobre vous aidera.
Il se dirigea ensuite dans le hall d’entrée. Pic le suivit, encore un peu sonné. Il se sentait affreusement lourd. Comme si, soudainement, le serment s’était mis à peser sur ses épaules. L’oracle enfila son gilet et sa cape, ouvrit la porte et sortit à l’extérieur, prenant une grande bouffée d’air frais. Il lâcha alors un soupir d’aise. Cela faisait longtemps qu’il était cloîtré à l’intérieur. Cela avait été son devoir, mais il était clair que, tout du long, il avait attendu avec impatience ce moment.
Pic l’observait, trois pas derrière lui. De plus en plus désorienté, il ne trouvait rien à dire. Un mal de crâne commençait à poindre. L’oracle s’avança finalement dans la neige et se tourna une dernière fois vers Pic.
-Saluez votre femme et votre fille de ma part.
L’oracle n’allait quand même pas partir tout seul comme ça à travers cette épaisse couche de neige ? Il n’avait pas le matériel adéquat. Toutefois, cela ne semblait pas gêner celui-ci le moins du monde. Cerf fit sortir des raquettes de ses chaussures d’un coup de talon et deux fins bâtons télescopiques d’une de ses nombreuses poches. Ses premiers pas furent hésitants, mais il accéléra rapidement le rythme. Pic le voyait presque bondir de pas en pas. Il ne restait bientôt plus de l’oracle qu’une longue traînée dans la neige. Pic resta seul devant la porte d’entrée, incapable de bouger, incapable de penser. Ce fut finalement le froid qui le fit rentrer. Il alla s’écrouler dans le canapé près de la cheminée. Il fut pris d’un violent mal de tête qui lui fit perdre conscience.
Lorsque Pic se réveilla, il ne sut dire combien de temps s’était écoulé. Il n’avait plus de mal de tête. Quelque chose l’intrigua, il n’entendait plus de bruit dans la maison, aucun venant de la chambre de Neige, ni de la salle de projection, ni de dehors. Tout était trop silencieux. Dès ses premiers questionnements, il sentit le serment s’enclencher. Pic fut pris d’un besoin irrépressible de chercher sa femme. Il se releva à la hâte et filant comme une flèche, il se trouva rapidement devant la salle de projection. La porte était fermée et il tenta en vain de l’ouvrir. Il tambourina dessus, cria après Brise, mais ne reçut pas de réponse. Il devait rentrer pour voir ce qu’il se passait. La pièce ne s’ouvrait pas, mais il n’entendait pas non plus le son des ventilateurs. Si Brise était à l’intérieur, elle n’était plus en train de projeter, mais alors pourquoi n’ouvrait-elle pas ? Pic devait la voir. Il devait savoir si elle était en sécurité. Il hurla encore une fois après elle, mais il ne reçut toujours aucune réponse. Il remonta dans le hall pour aller chercher de quoi ouvrir la porte. Un sac avec ses outils de menuiserie traînait encore juste à côté de l’entrée. Il y trouva un marteau et un burin. Animé d’une volonté sans faille, il se dirigea vers la salle de projection, bien décidé à la forcer. Il sentait son énergie décupler. Il coinça le burin dans le creux de la porte coulissante et s’apprêta à l’enfoncer à l’aide du marteau. Il arma son bras, enclencha le mouvement et s’arrêta juste à temps. La porte s’était ouverte et le burin était tombé au sol. Brise le regardait, les yeux fermés, la bouche close. Elle le prit par le bras et sans dire un mot, le tira avec force jusque dehors. Il ne put que la suivre. Il faisait nuit, mais la neige luisait sous l’éclat de l’Élysée. Elle pointa le ciel du doigt. Elle essayait de lui dire quelque chose, mais il ne comprenait pas, le visage de Brise restait impassible, ses yeux clos. Il n’y avait rien à voir dans le ciel, que les étoiles et l’Élysée éclairée dans son entièreté. Il faisait froid dehors et il la ramena à l’intérieur. Il ne pouvait prendre le risque qu’elle tombe malade. Elle ne se débattit pas et le suivit sans un mot. Pic n’entendait plus que ce silence assourdissant et ressentait le besoin irrépressible de les protéger d’un danger imminent. Lorsqu’il relâcha Brise, celle-ci se dirigea hâtivement vers la chambre de Neige. Elle était dans son lit, tranquillement en train de jouer, Brise la pointa du doigt. Pic ne comprenait pas. Pourquoi ne disait-elle rien ? Pourquoi se sentait-il si tendu alors que tout était si calme ? Brise se jeta dans ses bras. Il la serra, fort. Il devait la protéger. Il devait protéger son enfant. Brise s’approcha de son oreille. Elle tentait de dire quelque chose et se concentrant le plus possible, Pic pu en comprendre quelques mots :
-Ce qui … naît …
Il devait protéger leur enfant.
Pic était debout devant la porte de la chambre de Neige. Elle le regardait avec des grands yeux. Une larme coulait le long de sa joue.
-Papa, tu me fais peur, gémit-elle.
Pic reprit ses esprits. Que venait-il de se passer ? Il y a un instant, il tenait Brise dans ses bras et ce silence… Qu’est-ce que… Il interrompit le cours de ses pensées. Devant lui, sa fille s’était mise à pleurer.
-Maman ! cria-t-elle.
Pic se décomposa. Il n’avait pas voulu l’effrayer, qu’avait-il voulu faire d’ailleurs ? Peu importait, il devait s’occuper de sa fille, mais lorsqu’il s’approcha, elle eut un mouvement de recul. Il allait devoir faire appel à Brise. Où était-elle ? Dans la salle de projection ! C’était là qu’elle s’était rendue juste avant qu’il ne passe le serment.
-Attends deux minutes ma chérie, d’accord ? Je vais chercher maman, dit-il le plus chaleureusement possible dans le but de la rassurer, mais sans succès.
Il traversa le salon et descendit jusqu’à la salle de projection. Il toqua et appela après sa femme. Il avait une familière impression de déjà-vu. Il ne dût pas attendre, car, rapidement, la porte coulissante s’ouvrit, dévoilant une Brise épuisée.
-Qu’y a-t-il ? soupira-t-elle.
Pic sentait son cœur battre fort dans sa poitrine. Ses cheveux étaient ébouriffés et il était couvert de sueur. Il calma sa respiration et réussit à dire :
-Neige, elle pleure, haleta-t-il. Je crois que je lui ai fait peur. Elle a besoin de toi.
Brise le regarda avec des yeux circonspects. Pic espérait aussi y voir un peu d’inquiétude.
-J’y vais, assura-t-elle, mais il va falloir qu’on parle tous les deux.
Elle passa à côté de lui sans un geste d’affection ou de connivence. Pic se rendit compte qu’il devait réellement avoir l’air d’un fou. Il lui fallait quelque chose sur lequel se concentrer pour reprendre pied dans la réalité. Il se procura de quoi préparer à manger dans la réserve et remonta dans la cuisine. Rien ne le calmait plus que le travail manuel et les tâches du quotidien. Machinalement, il commença à préparer une ratatouille et fit bouillir de l’eau pour le blé. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser. Dehors, le soleil se couchait à peine. Il avait pourtant l’impression qu’une éternité s’était passée depuis …Il hésita, troublé. Depuis quand exactement ? Il coupa les oignons tout en essayant de se remémorer sa journée. Pic procéda par étapes. La dernière chose dont il se souvenait, après le départ de l’oracle, était de s’être écrasé dans le canapé avec un furieux mal de crâne et puis, il s’était mis à rêver. Il avait dû faire une crise de somnambulisme et c’était Neige qui l’avait réveillé, apeurée par son père qui était rentré dans sa chambre sans un bruit et les yeux fermés. C’était la seule explication logique. C’était la seconde fois que cela lui arrivait. Ce ne pouvait pas être un hasard que cela lui prenne juste au moment où l’oracle était apparu et avait chamboulé leur vie. Que lui arrivait-il ? Était-ce un test des Mémoires ? Harmonie jouait-elle avec ses rêves ? Il n’était pas rare que des colons reçoivent ses messages. Ses rêves étaient source d’inspiration et d’informations précieuses. Était-ce son cas ? Il n’arrivait toutefois pas à se remémorer clairement son rêve. À quoi servait un message si on ne savait pas le lire ? Surinterprétait-il les choses ? Les prêtres mettaient souvent en garde les croyants de ne pas interpréter leurs rêves sans les conseils d’un oniromancien. Tous les rêves n’étaient pas dignes d’intérêt. Pic pensa un instant à aller en voir un, mais il balaya rapidement l’idée. Il risquait de rompre son serment en dévoilant des informations sur la prophétie s’il laissait un oniromancien les analyser. C’était un risque qu’il ne pouvait pas prendre.
Peu à peu, cuisiner et user de ses mains lui firent reprendre le contrôle de lui-même. Il termina sa ratatouille et appela sa famille pour le rejoindre. Le temps de mettre la table, Brise revenait avec Neige cachée juste derrière elle, accrochée à sa jambe. Brise assit leur fille sur une chaise. Celle-ci fixait son assiette, n’osant pas croiser son regard. Brise s’approcha de son compagnon et, elle, n’hésita pas à le regarder droit dans les yeux.
-Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Tu l’as terrorisée ! murmura-t-elle nerveusement, les yeux écarquillés.
Pic lui rendit un regard penaud. Il ne savait pas lui-même ce qu’il lui était exactement arrivé. Son rythme cardiaque venait à peine de se calmer. Il ne se rappelait presque plus rien. Il avait rêvé, mais son rêve s’envolait de sa mémoire. C’était peut-être un effet secondaire du serment. Celui-ci n’était plus actif pour l’instant, il le sentait. Son inconscient l’avait-il forcé à rêver pour s’en dépêtrer ?
-Je ne sais pas, chuchota-t-il à Brise.
Brise le prenait pour un fou, mais Pic préférait ne plus y penser. Il s’installa à table et sourit à sa fille, comme si rien ne s’était passé. Si Neige souhaitait parler de quelque chose, elle le ferait. Ils surréagissaient tous les trois, se disait-il. Il était temps que leur vie récupère un semblant de normalité. Tout en mangeant tranquillement, Pic commença à visionner le jeu préféré de sa fille. De petits animaux apparurent un peu partout dans la pièce. Il se concentrait pour en trouver qui pourrait plaire à Neige, alors que dans un demi-silence uniquement brisé par le bruit des couverts, sa famille mangeait la ratatouille et le blé qu’il avait préparé. Le silence était pesant, mais Pic était bien décidé à changer ça. Brise l’examinait et trouvait, à juste titre, son comportement encore plus étrange. Pic tournait son regard dans tous les sens à la recherche de quelque chose.
-À quoi tu joues ? s’exaspéra-t-elle finalement, alors qu’ils terminaient presque le repas.
Pic ne s’en soucia guère. Il se leva de table et bondit dans le salon. L’animal qu’il cherchait était apparu juste derrière le divan et se ruait maintenant dans la cheminée, mais c’était sans compter sur les réflexes de Pic. Celui-ci se jeta tête la première dans le foyer, heureusement, éteint depuis longtemps. Pic sourit, il l’avait attrapé. Une énigme enfantine se projeta à lui et il n’eut aucune difficulté à la résoudre. L’animal était à lui. Il revint victorieux dans la salle à manger. Le visage et les bras couverts de suie, il tendit ses mains vers Neige. Au milieu de celles-ci, une version miniature de Malin s’ébrouait. Le réseau avait dû utiliser l’avatar de l’animal pour créer cette projection, car la réplique était fidèle dans les moindres détails : de sa patte bionique aux éraflures dans ses cornes en passant par les tâches blanches dans son crin. Neige eut d’abord un vif mouvement de recul devant son père noir de crasse devenu encore plus effrayant, mais dès qu’elle vit l’animal, son visage passa de la peur à la joie en un instant. Cela faisait tellement longtemps qu’elle le cherchait.
-Il est pour moi ? demanda-t-elle timidement.
-Bien sûr ma chérie, je l’ai attrapé juste pour toi. Pour me faire pardonner de t’avoir fait peur. Tiens, prends-le.
Elle se jeta dessus, un grand sourire au visage. Elle en oublia le reste de son repas et courut vers sa chambre. Pour l’installer dans sa réserve, se dit Pic. Il était soulagé. La manœuvre avait fonctionné, tout du moins avec sa fille. Il reporta son attention sur Brise qui venait de terminer son assiette. Elle était calme, mais elle n’était toujours pas rassurante. La tension avait baissé, mais ils devaient visiblement encore discuter.
-Pic, j’ai eu le temps de réfléchir cette après-midi. Je voulais te parler en sortant de la salle de projection, mais Neige était dans un tel état, j’ai d’abord été m’occuper d’elle. Elle était terrorisée, tu sais. Tu es brusquement apparu devant elle et ça l’a surpris, surtout vu ton allure, mais ça semble aller mieux de ce point de vue-là. J’imagine que je dois tirer comme conclusion de cet incident que tu as passé serment et que ça t’a complètement détraqué ? Est-ce que je peux encore te faire confiance maintenant ? Et Cerf ? Il t’a vraiment laissé seul dans cet état ? Cet homme est complétement inconscient. Et si tu avais fait plus que peur à Neige ? Et si tu l’avais blessée ? La prophétie ne disait rien sur elle. Qu’en est-il du serment ? s’inquiétait-elle.
Pic fut pris d’un frisson. Sa femme avait visé juste sur ce point. Neige n’était nullement nommée dans le serment. Il n’avait pas juré de la protéger, mais pourquoi aurait-il dû ? Il comptait de toute façon le faire.
-Neige n’était pas dans le serment, mais cela ne veut pas dire que je vais lui faire quelque mal que ce soit, tenta-t-il d’expliquer.
Brise ne l’écoutait déjà plus depuis qu’elle avait saisi que sa fille était potentiellement en danger.
-Imagine un instant que l’Union considère que notre fille est une menace, imagine un instant ce que tu pourrais faire au nom des Mémoires. Imagine aussi si tu dois faire le choix entre me sauver moi ou sauver notre fille, tu seras forcé de me sauver moi. Je ne veux pas être privilégiée à ma fille. Tu as pensé à ça lorsque tu l’as passé ton serment ? Tu as pensé à elle ? questionna-t-elle.
Pic n’y avait pas pensé, mais le serment ne le privait pas de s’occuper, ni de se soucier de Neige. De plus, il était resté fidèle à lui-même.
-Tu ne comprends pas, Brise. Ce serment ne m’a pas fondamentalement changé. Je peux le vérifier dans ma strate psychique si tu le souhaites. S’il y a eu une modification d’ampleur, elle y sera claire et nette. Si je suis toujours moi, il n’y a aucune raison de croire que le serment puisse me forcer à faire du mal à Neige, argumenta Pic.
Il s’attela tout de suite à examiner son avatar, mais sa fatigue mentale était trop grande. Il se concentra un instant et grimaça. Passer la promesse l’avait épuisé, c’était d’ailleurs pour ça qu’il avait dû tomber dans les pommes dès que l’oracle était parti. Tout devenait logique.
-Je n’arrive plus à visionner, je pourrais te la montrer un autre jour. Je crois que je dois prendre un peu de repos. C’est le premier serment que je passe, mais c’est certainement normal comme réaction au processus, essaya-il de la rassurer.
Brise le regardait, soucieuse. Elle semblait peinée, mais pas seulement. Au moins, elle n’exprimait plus sa nervosité de façon agressive.
-Ce n’est pas que pour toi que je m’inquiète. Je m’inquiète pour Neige, pour moi, pour nous… Si je voulais te parler, ce n’était pas, en premier lieu, par rapport au serment, mais par rapport à ce qu’il implique. Si ce Cerf ne nous a pas mené en bateau, s’il t’a demandé de me protéger, si la prophétie t’a demandé d’être mon gardien, c’est qu’Ils pensent que je suis en danger, mais pas que … Pic, j’ai peur que les Mémoires jugent ne pas être capables de nous protéger. J’ai beau ne pas être leur plus fidèle serviteur comme toi, je suis bien consciente de ce qu’Ils sont capables. Qu’est-ce qui nous menace et dont les Mémoires auraient peur ?
Pic comprenait ses craintes, passer le serment n’avait pas changé cela, mais il gardait son sang-froid. Après réflexion, il proposa un autre point de vue à Brise :
-Je pense qu’on devrait voir les choses autrement. Les Mémoires m’ont choisi comme gardien, car ils savent que je peux te protéger et le serment est là uniquement pour m’y aider, pas pour m’y forcer. Ils n’en avaient pas besoin. Tu sais bien que le serment donne aussi courage et volonté à celui qui le suit. C’est une bénédiction, Brise. Que je sois toujours moi-même en est la preuve.
Brise semblait quelque peu rassérénée par cette perspective.
-C’est vrai que tu as toujours obéi aux Mémoires. Et ce Cerf ne t’a rien imposé pour son profit personnel, tu es certain ? se méfiait-elle toujours un peu.
-Il ne m’a fait jurer que deux choses, garder le secret et te protéger, toi et notre enfant. Rien qui ne puisse me forcer à le servir lui ou n’importe lequel de ses desseins, car c’était ce que je comptais faire, c’est ce que je me tue à expliquer.
Brise soupira, lasse de se disputer, de se soucier, de craindre. Elle s’approcha de Pic et se posa dans ses bras, venant y chercher un peu de réconfort.
-Pic, je n’aime pas quand on s’oppose ainsi. On a besoin l’un de l’autre dans ces moments. On ne doit pas se battre.
-Je sais, mais je te connais et tu me connais. Nous sommes différents et c’est aussi notre force. Merci de réfléchir et d’être prudente pour nous, mais je t’assure que tout va bien se passer. Je t’écoute, j’écoute tes craintes et je ferais de mon mieux… Non, se reprit-il. On fera de notre mieux pour y remédier, d’accord ?
-Ce que tu peux être nigaud parfois.
Elle le serra plus fort dans ses bras. Le calme était revenu sous leur toit, mais pour combien de temps, se demanda Pic.