Le siège de la ville (Partie 3)

Par Sabi
Notes de l’auteur : Ce chapitre clôt le premier arc narratif de L'Histoire d'Orcélia. Merci à ceux qui auront eu le courage de lire jusque là.
Accrochez-vous ! La suite va dépoter !

L’intérieur de la yourte de la Protectrice du clan de la Gauche Extrême ne ressemblait pas à l’idée que s’en faisait Érica. Elle s’attendait volontiers à une tente de guerrière. Mais il n’en fut rien. L’atmosphère y était chaleureuse, conviviale, accueillante. Au centre de l’espace brûlait un feu recouvert de quelques pierres plates sur lesquelles chauffait une théière en fonte. En maîtresse de maison irréprochable, Léa Ilvora les invita à s’assoir autour de l’âtre sur des coussins recouverts de peaux de moutons. Tout y était très confortable. Leur hôte servit le thé brûlant dans des tasses en bois blanc qu’elle leur tendit ensuite. 

La chaleur du thé finit de détendre la princesse. Ses doigts aux ongles taillés courts, ceci afin d’éviter de se les enfoncer dans la paume lorsqu’elle tenait une épée, se décrispèrent. Les traits de son visage, rouge de froid, se lissèrent. Un petit sourire de contentement flotta même sur ses lèvres après avoir bu une gorgée de thé. La saveur de bergamote propre au thé rouge faisait son effet sur son palais. En quelques minutes, son corps avait oublié qu’elle se trouvait en plein coeur du camp ennemi. Et il s’en fallait de peu pour que son esprit ne le fît aussi.

Pendant un temps, le silence régna entre eux. Le temps semblait suspendre son cours. Tout était tranquille, tout était bien. Il n’y avait qu’une chose à faire : savourer l’instant. Et Érica se rendit alors compte que cela faisait longtemps qu’elle avait perdu l’habitude de faire cette chose aussi simple. Mais tout instant a pour règle l’impermanence. Le début contient aussi sa fin. Halderey prit la parole :

« Vous sembliez nous attendre. »

Et on pouvait sentir dans sa voix la suspicion. 

« Ce sont les Marchétoiles qui vous ont prévenus de notre venue ? »

Léa Ilvora reposa sa tasse devant elle, sur le sol couvert de fourrures. Les flammes se reflétaient dans ses yeux gris, leur donnant l’apparence de deux pleines lunes.

« Oui, en effet. »

La voix de la protectrice était calme, posée, douce. Elle donnait l’impression que peu de choses était capable de l’ébranler profondément. Malgré elle, Érica se sentait rassurée par cette femme, en sécurité. La part de son esprit qui se souvenait d’où ils se trouvaient l’incitait à la prudence, cependant. Faire confiance trop facilement était dangereux.

« Vous savez donc pourquoi nous sommes là ? » demanda alors la jeune princesse.

L’attention de Léa se tourna alors vers elle.

« Vous devez être Érica Marjiriens si j’en crois vos cheveux blonds. C’est grâce à vous que la bataille d’aujourd’hui a pu être interrompue. » Léa inclina alors légèrement la tête. « Soyez certaine de notre gratitude. Vous nous avez évité des morts inutiles.

—Vous êtes contre cette guerre ? » demanda alors Halderey.

« C’est cela. » La Protectrice tourna alors son attention vers Balthazard. « Grâce aux Marchétoiles, nous avons accepté de tourner la page sur ce qu’il s’est passé il y a mille ans. Nous formons en quelque sorte la branche pacifiste de notre royaume. »

Balthazard pour sa part ne répondit rien, le regard tourné vers le sol. Était-il gêné ?

« Ce n’est pas dur d’être pour la paix dans un pays qui veut la guerre ? » demanda alors Érica, curieuse.

« Il y a eu des tensions, bien entendu, au fil des générations. Mais c’est du passé. » Balthazard releva alors légèrement la tête, plantant son regard dans les flammes. « Aujourd’hui, tout le clan est heureux de pouvoir contribuer à restaurer la paix entre nos deux pays. »

« En nous aidant à abattre votre souveraine ? » reprit Halderey, toujours sceptique.

Léa ferma les yeux et soupira. « Si ma reine Lia nous y contraint, alors… oui. » Elle rouvrit les yeux. « Mais je préférerais que nous n’en venions pas à cette extrémité. Le royaume serait alors déstabilisé. Sans compter que certains et certaines y verraient une nouvelle attaque de Corvefell envers nous. » 

Halderey ferma les yeux. Il semblait méditer les réponses de leur hôte. Finalement, il rouvrit les yeux, regarda Érica avant de légèrement hocher la tête. Apparemment, ses oreilles n’avaient pas entendu de mensonges dans la voix de Léa. Ils pouvaient lui faire confiance.

 

Avant de sortir du tunnel, Halderey lui avait expliqué ses capacités dans le détail. En dehors de sa force et de sa résistance physique plus grande que celle d’un homme, ses oreilles étaient particulièrement développées. Il pouvait notamment savoir avec précision quand quelqu’un mentait. Pas étonnant, au vu des pouvoirs familiaux des Fanin, qu’ils eussent été aussi proches du pouvoir royal Marjiriens. Par le passé, ils avaient dû servir plus d’une fois de détecteurs de mensonge et d’espions.

 

L’activité du campement ennemi était la plus réduite aux alentours de deux heure du matin. C’est durant cette période qu’ils purent agir. Léa Ilvora les avait fait enfiler un accoutrement de soldats ombriens. Recouverts des fourrures de bouquetins et d’armure en écailles de poisson, rien ne les différenciait fondamentalement d’un vrai Ombrien. Sous couvert d’être la garde rapprochée de la Protectrice du clan de la Gauche Extrême, ils pouvaient aller et venir à l’intérieur du territoire ennemi sans que personne n’y vît quelque chose de suspect. 

Et le plan fonctionna à merveille. Accompagnée de Léa Ilvora, personne ne se retourna sur leur passage une fois sortis du camp de la Gauche Extrême. C’en était presque irréel aux yeux de Érica. Jamais elle n’aurait cru pouvoir marcher sans être inquiétée en plein coeur du camp ennemi, accompagnée d’une alliée ombrienne totalement improbable.

Mais le miracle s’essouffla une fois arrivé dans le périmètre de la yourte royal. Et ce, pour plusieurs raisons. La première fut qu’on finit par les arrêter. Toute Protectrice du clan de la Gauche Extrême qu’elle était, il était étrange que Léa Ilvora se présentât sans être convoquée devant la yourte de sa souveraine. Les gardes, sans être soupçonneux, faisaient leur travail avec application. La seconde fut que plus ils approchaient de l’endroit où se trouvait Lia Lorlora, plus Balthazard montraient des signes de malaise. Au moment de se faire arrêter par les gardes, son visage était devenu d’une pâleur extrême, sa respiration était devenue saccadée et il transpirait à grosses goutes. Le jeune homme lui-même faisait de gros efforts pour qu’on ne le remarquât pas, mais Érica qui était à ses côtés, ne pouvait s’empêcher de lui jeter des regards inquiets.

« Votre garde n’a pas l’air en forme, ma Dame »

On l’avait repéré. La tension monta d’un cran en Érica. Devait-elle avoir recours à son lion ? Mais si elle faisait cela, combien de temps son ordre durerait-il ? Tout cela était encore tout nouveau pour la jeune princesse. Elle n’avait aucune idée de comment manier son pouvoir, et donc, ses limites étaient très floues dans sa tête.

Léa se tourna vers Balthazard. « Tout va bien, soldat ?

—Oui » commença-t-il en prenant une grande inspiration. « Un de mes meilleurs amis est mort aujourd’hui en attaquant ces maudits envahisseurs. Mais ne vous en faites pas pour moi. Je peux continuer. »

Leur alliée se retourna alors vers les gardes de la tente : « Vous l’avez entendu. Maintenant, en ma qualité de Protectrice du clan de la Gauche Extrême, je sollicite un entretien avec Sa Majesté.

—Malheureusement, Sa Majesté est en train de se reposer. Nous allons vous demander de revenir plus tard.

—Je crains que cela ne puisse attendre » répliqua Léa en crispant le dos.

« Nous avons nos consignes. »

Sentant que si elle n’intervenait pas, le plan serait compromis, Érica décida de tenter le tout pour le tout. Elle sentait son pouvoir affluer de chaque cellules de son corps, créant une vibration plaisante sur la surface de sa peau.

« Vous allez nous laisser passer, puis oublier notre passage. »

La réaction des gardes fut immédiate. Ils se figèrent, les yeux d’un coup vitreux, fixant le vide.

« Et si vous entendez du bruit venant de la tente, vous considérerez ça comme normal » rajouta-t-elle, saluant sa présence d’esprit lui ayant permis d’anticiper un tel problème.

« Bien sûr » fut la seule réponse que les gardes hébétés purent articuler.

Léa regarda Érica du coin de l’oeil. Ce devait être la première fois qu’elle voyait une chose pareille. La jeune princesse lut du respect et de la crainte dans son regard, et le lion qu’elle était s’en délecta.

Mais il n’était pas temps de s’attarder sur une sensation aussi délicieuse. L’ennemie les attendait. Et Balthazard à ses côtés n’avait pas l’air en état de s’y confronter.

Les gardes s’écartèrent et ils purent alors, à la suite de Léa Ilvora, pénétrer dans la yourte de la reine de Sorsombre.

 

Toutes les yourtes de voyage des Ombriens avaient la même disposition intérieure : un foyer central avec des peaux et des coussins étendues sur le sol. Du côté opposé à l’entrée se trouvait un siège surélevé par rapport au sol où recevait le propriétaire de la yourte.

Lorsque la petite troupe pénétra dans la yourte royale, la souveraine de Sorsombre, Lia Lorlora, était occupée à coudre, assise sur un coussin, près du foyer central.

Érica avait entendu le rapport de Halderey sur son expédition nocturne et solitaire jusqu’au camp des Ombriens et ce qu’il avait entendu dans la yourte de la reine. C’est pourquoi elle s’attendait à devoir lutter férocement contre une femme enragée, prête à tout pour effacer son pays de la carte.

Aussi la jeune princesse fut-elle très surprise de voir qui était vraiment Lia Lorlora. En lieu et place d’une femme sombre, aigrie, haineuse, elle trouva une jeune femme paisible, calme et gracieuse. On pouvait même presque voir comme une sorte de lumière émanant de son visage de porcelaine. Était-ce dû à la couleur presque blanche de ses cheveux déliés qui retombaient en deux mèches sur ses épaules, il lui était impossible de le savoir.

Lia releva alors des yeux d’un bleu azur sur ses visiteurs. Reconnaissant Léa, un sourire se peignit sur son visage.

« Ah, Léa. Tu es encore debout à cette heure ? »

Et elle se releva, se dirigeant vers eux. Érica remarqua alors sa taille svelte et ses mains délicates. Tout en elle donnait l’impression d’avoir affaire à une poupée.

« Mais mes gardes ne t’ont pas dit que je ne recevais plus personne ce soir ? »

Un ton de reproches teintait la voix de la reine, démentis par son sourire indulgent.

« Pardonnez-moi, Votre Majesté. Mais l’affaire dont je viens vous entretenir est des plus urgente. » répondit Léa qui inclina le buste, imités par Érica et ses amis.

La jeune princesse jeta un rapide coup d’oeil à Balthazard. Celui-ci avait un teint de peau trop pâle pour ne pas être alarmant. Sa mâchoire crispée indiquait qu’il se retenait de claquer des dents. Un tour du côté de Halderey lui révéla un jeune homme dont les yeux plissés de souffrance étaient ceux de quelqu’un d’exposé à un bruit trop fort.

« Urgente, urgente, tout est urgent en temps de guerre… Enfin, prends place avec ton escorte. Je vais préparer du thé. »

L’instant qui suivit fut encore plus surréaliste que celui dans la yourte de Léa. Ils étaient désormais assis dans la yourte du monarque ennemi, déguisés en soldats, accompagnés d’une alliée de l’autre camp, dans l’espoir de vaincre ledit monarque. Et celui-ci se montrait amical, sans même l’once d’une agressivité quelconque, comme s’il n’y avait pas de guerre en cours entre lui et eux. C’était tellement étrange que Érica se pinça plusieurs fois discrètement pour être sure qu’elle n’était pas en train de rêver.

Léa et Lia échangèrent d’abord des banalités, comme dans une conversation ordinaire. La jeune princesse fut très impressionnée par le maintien et le sang froid de la protectrice. On aurait vraiment dit qu’elle était là en amie de la souveraine, et non pas comme quelqu’un qui s’apprêtait à la renverser. Au moment où elles évoquèrent quelques souvenirs d’enfance, Érica finit par comprendre que les deux femmes avaient un réel lien d’amitié, qu’elles étaient même amies depuis le plus jeune âge. La princesse de Corvefel fut alors assaillie par une grande peur, presque insoutenable. Si Léa était capable de mentir ainsi à quelqu’un qui la croyait son amie, alors cela voulait dire qu’ils avaient affaire à une experte du double jeu. Étaient-ils tombés dans un piège ?

Ce soupçon affreux faillit tous les perdre. Le coeur au bord des lèvres, Érica préféra garder le silence et ne rien tenter, consciente du fait que si c’était le cas, alors il était déjà trop tard pour réagir. Cependant, si Léa était vraiment leur alliée, alors le plan se déroulait bien pour le moment. Autant le continuer jusqu’au bout.

« Mais de quoi voulais-tu me parler, au fait ? »

Léa ferma les yeux et expira un bref soupir, comme pour se donner du courage.

« Votre Majesté, c’est au sujet de cette guerre. Ma position n’a pas changé. Nous devons arrêter tous ces combats inutiles et entrer en pourparlers avec les envahisseurs »

Lia posa alors sa tasse au sol, le visage exprimant une certaine lassitude.

« Je connais ta position, Léa. Je ne sais pas combien de fois nous en avons déjà discuté. Tu sais très bien ce qu’il en est. »

Au son de sa voix, on sentait toute la fatigue que ce sujet comportait pour elle.

« L’espoir fait vivre » répondit Léa avec ironie.

« Ah oui ? Et qu’espères-tu ? » La question avait fusé, cinglante, exaspérée. « Tu crois que la malédiction Rünewald va disparaître comme ça ? » La reine se leva d’un bond, comme échaudée. « Je ferais la paix si je le pouvais. Mais j’ai dû accepter moi aussi les termes du serment... »

« Tu aurais pu refuser, Lia. Tu aurais dû ! » Léa continuait à regarder son amie droit dans les yeux, tendue, la voix gonflée d’émotions. « C’est ce que tu comptais faire avant quand nous étions enfants ! »

« Je sais, je sais, je SAIS ! » et le dernier mot était un cri de rage. Mais le regard de Lia était emplie de détresse. « Tu ne comprends pas… Si j’avais persisté, je… Tu sais ce que mon père m’a fait quand j’ai dit non… Je te l’ai dit ! »

Léa secoua la tête, le visage reflétant son dégoût. « Je sais Lia. Je sais ce par quoi tu es passée. Et je comprends. Mais même ainsi... »

« Même ainsi, quoi ? » Et la jeune reine se braqua. « Même ainsi quoi ? Hein ?.. J’aurais dû accepter la torture jusqu’à ce que j’en devienne folle ou que j’en meure ? Facile pour toi de dire ça ! » 

Lia avait les deux bras repliés sur sa poitrine, presque prostrée. Érica oscillait entre pitié pour elle et horreur pour son histoire. Léa quant à elle serra les dents et continua :

« Tu étais la princesse héritière, Lia. Le destin de tout le pays a toujours pesé sur tes épaules, depuis ta naissance ! Tu as choisi de fléchir et de rester en vie pour que des milliers perdent la leur !

—Tais toi. » Cela avait été dit d’une voix monotone, plate. Ce n’était ni une demande ni une supplique. C’était une volonté inébranlable, monolithique. En l’entendant, Érica comprit que Léa ne parviendrait pas à raisonner son amie. Celle-ci s’était réfugiée dans une surdité émotionnelle et réflexive d’où elle ne sortirait pas. 

« Et si encore tu pouvais vivre libre ! Mais regarde ce que tu es devenue ! Comme ton père tu es une poupée, une marionnette sans volonté !

—Tais toi.

—La mort est préférable à ton sort... » Et Léa avait prononcé ces mots avec une expression de douleur infinie sur le visage. C’était là le fond de sa pensée, Érica le sut instantanément et fut emplie de compassion pour ses deux femmes qui s’aimaient, mais dont le destin avait fait des adversaires.

« TAIS TOI ! »

Et Lia se jeta alors folle de rage sur Léa, les poings brandis. Les deux jeunes femmes basculèrent sur les tapis, roulant l’une sur l’autre. Lia finit par avoir le dessus et commença à asséner de violents coups au visage de Léa.

« Toi, tu es libre… Et tu te permets de me juger ! » grognait-elle tout en cognant.

Sortant de sa stupeur, Érica se leva et se précipita vers la reine ombrienne pour l’éloigner de Léa. La saisissant sous les aisselles et bloquant ses deux bras, la jeune princesse commença à l’éloigner de Léa, étalée sur le sol, les joues en train de bleuir sous les coups reçus.

« JE TE DÉTESTE ! » finit par hurler Lia, se débattant de toutes ses forces, des larmes roulant sur ses joues. Léa tressaillit en l’entendant.

« Ça suffit ! » siffla alors Érica, luttant pour maintenir sous contrôle la reine. Celle-ci parut alors s’apercevoir de sa présence. 

« Lache moi ! »

Ce fut à ce moment là que tout bascula. Afin de mieux la tenir, Érica saisit le poignet de la jeune femme et ainsi leurs peaux entrèrent en contact. Il y eut comme un courant électrique qui parcourut tout le corps de la princesse corvefelienne. Lia plongea son regard dans celui de Érica. Pendant un instant, ce fut le silence. Les traits de la reine n’exprimaient qu’une surprise infinie.

« Une Marjiriens » murmura-t-elle alors.

 

Le bleu azur des yeux de Lia Lorlora se teintèrent alors de violet. Aussitôt, une vague de froid s’abattit sur l’ensemble des personnes présentes dans la yourte.

Anomalie ! Anomalie ! Cours ! Enfuie toi ! Anomalie ! Anomalie !

Une voix sans âge, asexuée raisonnait à l’arrière-plan de son esprit.

« Non… Non, ce n’est pas vrai… Ce n’est pas vrai... » 

Érica tourna son regard en direction de la voix suppliante de Balthazard. Ce dernier était recroquevillé sur lui-même, une main à la tempe. Des sanglots le secouaient. 

La tête de Lia se tourna alors vers Léa qui relevait alors la tête vers elles, forçant Érica à reporter son attention vers la reine.

« Tu m’as trahie » et la voix de Lia avait changé. On aurait dit qu’elle pouvait trancher les tympans tellement son ton était empli de froideur. Érica prit alors conscience que ce qu’elle contre elle n’était plus Lia Lorlora. C’était… une anomalie.

Léa se mit à pleurer, le visage empli d’horreur.

« Je suis fidèle à ma reine.

—Ta reine ? C’est moi.

—Jamais. »

Halderey se leva et alla se placer devant Léa.

« Un Fanin. »

La tête de l’anomalie se tourna alors vers le troisième corvefelien présent.

« Et toi, tu es… » et elle se mit à sourire « Balthazard ».

Le concerné releva alors la tête. Son visage était blême, ses dents claquaient, ses joues étaient inondées de larmes. Il se releva alors tant bien que mal, les genoux flageolants.

« Tu es venu m’arrêter ? » Le ton narquois dans cette voix si froide était si insultant, si monstrueux, que Érica réagit instinctivement en activant son pouvoir.

« Tais toi, anomalie ! »

La chose contre elle la regarda alors, amusée.

« Je constate que vos pouvoirs sont revenus. Tant mieux. Il sera plus savoureux de te tuer que ton père et ton frère. »

Érica ne s’était pas fait d’illusion sur le sort de sa famille. Mais le fait de ne pas savoir avait permis jusqu’à présent de conserver un maigre espoir de les revoir un jour. Plus maintenant.

« Tu les as tués... »

« C’est une vengeance après tout. Il faut bien verser le sang des coupables. »

La dernière des Marjiriens ne saurait jamais décrire ce qu’elle ressentait à ce moment là. Tout était trop embrouillée, trop intense, trop violent. Le deuil, le chagrin, la colère, la haine, tout cela mis ensemble formait comme un trou noir à la gravité insupportable dans son ventre. Elle sentait ses mains alterner de façon chaotique entre le chaud et le froid. Le sang rugissait dans ses oreilles. Elle avait l’impression que son cerveau allait se transformer en poussière. Elle avait envie de vomir.

Complètement déstabilisée, Érica ne put empêcher l’anomalie de se libérer d’un brusque mouvement de l’épaule. 

La seconde suivante, une main invisible serrait le cou de la jeune femme qui sentit alors ses pieds quitter le sol. 

« Tu vas mourir. Tu vas mourir, et à travers toi toute ta famille » et l’anomalie ne la quittait pas des yeux. Ce fut grâce à cela que la victoire fut possible.

Alors qu’un sifflement suraigu commençait à se faire entendre dans les oreilles de la princesse, plusieurs choses se produisirent en même temps.

Tout d’abord, Halderey s’était élancé vers l’anomalie, un poignard brandi. La lame se brisa au contact de la chose à l’apparence de Lia Lorlora, et il fut repoussé violemment par une force invisible, traversant même la toile épaisse de la yourte, créant ainsi un gros trou par lequel les lueurs de l’aube commençaient à poindre dans le ciel.

En même temps, Léa s’était relevé et s’était lancé contre l’anomalie en hurlant : « Non ! » Sa tentative fut, elle, couronnée de succès, car elle réussit à la plaquer au sol. Le choc libéra Érica qui s’effondra elle aussi sur un coussin qui amortit en partie sa chute. Toussante et suffocante, la jeune femme parvint cependant à garder les yeux ouverts et assista ainsi à l’action déterminante.

Car pendant ce temps, Balthazard, toujours aussi tremblant, avait entonné une incantation avant de se diriger aussi rapidement que possible vers Léa qui continuait à entraver l’anomalie à terre.

« Pourquoi !? Pourquoi une simple humaine comme toi arrive à me retenir ?! » s’exclamait l’anomalie, sincèrement étonnée.

Ce fut Balthazard qui lui répondit. Ce dernier était maintenant penché vers la chose ressemblant à Lia, la main à quelques centimètres de son front. « Parce qu’elle pratique la Science Interne ».

Les yeux de l’anomalie s’agrandirent. Mais elle n’eut pas le temps de formuler quoi que ce fût. Balthazard appliqua fermement la paume de sa main sur son front et dit : « Seigneur, pour Lia Lorlora, Miséricorde... ».

Et ce fut fini. Tout d’abord, tout sembla se figer. Puis, les poumons de la reine se vidèrent en un soupir exprimant un soulagement que jamais Érica n’avait vu ou ressenti tandis que ses yeux redevenaient d’un bleu azur pur. Son corps alors se détendit et devint mou comme une poupée de son. Léa relâcha alors son amie, tout en la gardant dans ses bras.

Érica, pour sa part, en profita pour se relever. Tout était fini ? Pour de vrai ? L’anomalie était morte ? Elle ne savait pas si cette nouvelle était bonne ou mauvaise. Qu’allait devenir toute cette colère, cette haine ? Contre qui la diriger ?

Tout en se posant ces questions, la princesse s’approcha. Lia avait fermé les yeux. Léa, elle, secouait doucement son amie, l’appelant : « Léa… Léa ! Réponds moi. Dis quelque chose ! »

On allait commencer à s’inquiéter, quand soudain, la jeune femme eut un léger frémissement et ouvrit les yeux. Son regard se posa immédiatement sur Léa. Ses traits se contractèrent alors tandis que de nouvelles larmes commençaient à couler.

« Pardon. » Des sanglots la secouaient à présent. « Pardon, je suis désolée… Pardonne moi ! »

Léa serra davantage contre elle Lia, répétant en larmes : « Tout va bien… Tout va bien... »

Lia tenta alors de se lever, mais, présumant de ses forces, ne réussit qu’a se mettre à genoux.

« Non… Non. J’ai fait des choses horribles. » Elle secoua la tête, atterrée. « Je t’ai dit des choses horribles ».

Léa se rapprocha alors doucement de son amie.

« Lia, tout va bien. C’est fini. Peu importe tes choix passés, maintenant, tu peux en faire de nouveaux, libre ! »

« Je ne mérite pas d’être reine de Sorsombre ! Des tas de gens sont morts par ma faute ! »

« Même sous la coupe de la malédiction, tu n’as jamais cessé d’être mon amie, ma reine »

Lia secoua la tête, assaillie de remords. Léa lui prit alors doucement le menton.

« Je sais qui tu es. Je te connais depuis l’enfance. Et je sais que tu feras une bonne souveraine à partir de maintenant. »

Lia tremblait comme une feuille.

« Et si je faillis encore. Si je me trompe encore ? »

« Eh bien, l’erreur est humaine ! »

Un petit rire tremblant sortit de la gorge nouée de Lia.

« Toujours avec tes petites phrases toutes faites... »

Léa sourit. « Ça me rappelle quelque chose. Ne m’avais-tu pas dit la même chose à l’époque, sous le chêne du jardin du palais ? »

Les joues de Lia rougirent alors sous l’émotion.

« Mais je ne me souviens pas de ce que tu m’as dit ensuite. Tu peux me rafraichir la mémoire ? »

La bouche de Lia s’ouvrit et se ferma. Cela faisait penser à un poisson rouge hors de l’eau. Après quelques instants, elle ferma les yeux, inspira, et les rouvrit, fixant le gris des prunelles de Léa.

« Je t’aime... »

Leurs lèvres qui s’étaient rapprochées sans que personne ne s’en aperçût comblèrent les derniers centimètres restants, se rejoignant.

Érica se détourna alors, embarrassée. Ils venaient d’échapper à la mort, et ensuite ça ? Le monde était-il sérieux ? Elle vit Balthazard, les joues toujours humides de ses larmes, souriant comme un imbécile heureux, l’inviter à le suivre hors de la yourte. Souriant en retour, elle le suivit.

Au dehors, une armée d’Ombriens les attendaient, visiblement énervés, armés jusqu’aux dents, tenant en joue un Halderey ligoté et entravé. Érica, se frappant le front de sa main, ne put maîtriser sa langue :

« Meeerde... »

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Edouard PArle
Posté le 21/01/2023
Coucou !
Eh ben... Lunaire ce chapitre ! Franchement, ça allait de surprise en surprise et c'était une sacré lecture. Le personnage de la reine de Sorsombre est vachement bien, impossible pour moi de la décerner entre son apparence d'anomalie ou quand elle est une humaine sensible, amie de Lia (ou plutôt amante). La relation entre ces deux femmes est vachement particulière, elle mériterait d'être davantage développée.
Très curieux de voir ce qui va advenir maintenant que les instincts guerriers de Lia semblent anesthésiés (à défaut de meilleur terme), elle a quand même emmené tout son pays en guerre. Enfin, je suis assez perplexe sur ce qui arriver par la suite. Très curieux de découvrir ça !
Sinon, très sympa les ambiance des yourtes, c'est vraiment original et j'ai bien réussi à me figurer la scène grâce à tes descriptions.
Mes remarques :
"plus Balthazard montraient des signes de malaise" -> montrait
"C’est ce que tu comptais faire avant quand nous étions enfants ! »" virgule après avant ?
"Léa, elle, secouait doucement son amie, l’appelant : « Léa… Léa !" elle appelle Lia du coup ?
"Des tas de gens sont morts par ma faute ! »" -> beaucoup de gens ? ça me paraît plus naturel au vu de sa manière de parler
Bien à toi !
Sabi
Posté le 22/01/2023
Salut !
Merci pour ton commentaire. C'est un chapitre qui m'a moi-même surpris au cours de son écriture. La relation entre Lia et Léa n'était à la base absolument pas prévue. Et puis, en avançant dans l'écriture du chapitre, cet élément est venu naturellement. Je voyais tellement la souffrance et la tension dramatique que cela créait entre elles que je ne pouvais pas ne pas y adhérer.
Quand tu dis qu'il est impossible de "décerner" Lia et l'anomalie, ça veut dire que tu ne vois pas la différence ? Dans ce cas, j'ai mal fait mon boulot. Pour moi, l'anomalie n'a pas d'émotions, elle est froide et tranchante, ce qui n'est pas le cas de Lia.

Comme je l'ai annoncé au début du chapitre, ce dernier clôt le premier arc narratif d'Orcélia. Il y en a normalement trois dans ma tête. Je sais que tu t'attendais à une guerre plus longue avec les ombriens, mais ce n'est pas ce que j'ai en tête. Au contraire. Le deuxième arc traitera, comme tu t'en doutes, de la délicate question de la passation de pouvoir entre le faux roi Fanin et Érica. On y verra aussi plus en détail ce qu'il advient des autres familles ducales. Le reste, si je t'en parlais, ce serait divulgacher.

J'espère que nous nous reverrons au prochain chapitre !

À bientôt !
Edouard PArle
Posté le 22/01/2023
"Quand tu dis qu'il est impossible de "décerner" Lia et l'anomalie, ça veut dire que tu ne vois pas la différence ? Dans ce cas, j'ai mal fait mon boulot" non je voulais dire cerner dans le sens où effectivement ses deux formes sont tellement différentes que je ne savais pas dans quelle case la mettre. Ce qui est très bien !
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