Le triste amant

C’était un drôle de soir qui passait dans la ville

Soufflant sur la chaussée des pas évanescents

Son grand corps vaporeux semblait apparaissant

S’élever lentement comme les crues du Nil

Il quadrillait ainsi de ses membres traînants

Les rues les boulevards les quais les galeries

Et cela ressemblait à une hémorragie

Qui s’écoule sans peine entre des pavés blancs

Ses yeux fauves avaient l’air d’être peints sur le ciel

Comme dans les nuits d’Arles fenêtres étoilées

Sur lesquelles il frottait son manteau de flanelle

En sortant il l’avait secoué puis épaulé

On pouvait en sentir le souffle et la poussière

Qui tombaient nuit profonde et respirée d’un trait

Sa marche semblait celle d’un long et maigre hère

Avec de grandes jambes fauchant dans les borées

 

Il allait le cœur froid chez une femme aimante

Dont les appartements lui faisaient un écrin

Miroitant des lueurs de la rue pâlissante

Et des éclats dans l’ombre de son ventre brun

Tour à tour déployée serrée contre un fantôme

Elle avait dans la bouche une ombre qui coulait

Et c’était pour lui seul un cadeau sans arôme

Une langue passée comme sur une plaie

Ses mains la caressaient sans fièvre ni lenteur

Devinant au passage des muscles et des tendons

Au lieu du flot sanglant des hoquets de son cœur

 

Il sentait contre lui s’étaler des frissons

 

C’était des convulsions de femme empoisonnée

Qui cherchait un remède dans une fiole vide

Et telle une mécanique absurde, abandonnée

Leurs visages oscillaient d’une face impavide

A son revers inquiet tordu vers les ténèbres

Quand elle penchait sa tête pour mieux saisir un souffle

C’était la nuit entière qui courbait ses vertèbres

Dans l’autre sens ainsi jusqu’à ce qu’elle s’essouffle

La privant de ses dents et des pluies de sa bouche

            

Cet axe solitaire autour duquel tournaient

D’un mouvement contraire deux visages à la touche

Semblait d’un pli du soir tirer des eaux fanées

 

Dans cette horloge de brume

Des pièces de chair

Tournoyaient en silence et l’écume

De leurs jeux pleurait dans l’air

 

Balancier ton poids est mort

Au plafond gris

Tes rouages asséchés animent de l’or

Mais ton heure est à la nuit

 

Comme la vie soudain lui parut malheureuse

Quand au matin défait du mystère de ses ombres

Il vit ses deux mains jaunes et froides et noueuses

Posées sur le drap blanc à côté d’un corps sombre

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RienQueJoanne
Posté le 23/11/2024
Hello ! Je suis très heureuse de lire enfin tes poèmes. Je n'ai pas encore pris le temps de me pencher pleinement sur le fond comme sur la forme de chaque vers, et je sens que tes textes gagnent à être lus, relus, et rerelus. En attendant, j'en tire quand même des images et des ambiances fortes, riches, terribles. Je commente sur ce poème-là en particulier qui me laisse une impression encore plus puissante, je ne sais pas si c'est plutôt pour la force sensorielle de l'image, la beauté particulière, peut-être même pour le passage en gras qui semble flotter sur le reste car je suis un être simple, probablement pour un peu tout ça à la fois.
Paul Genêt
Posté le 23/11/2024
Salut Joanne ! Je suis content de ton passage par ici ! Ce poème-là est un des seuls publiés ici qui suivent une sorte de méthode d'approfondissement de l'abstraction qui fonctionne par relais d'images (le jeu du visage qui cherche celui qui le fuit => la mécanique => l'horloge). Donc si tu as trouvé le passage en gras plus puissant que le reste, c'est parce qu'il est censé être la quintessence de l'ensemble du texte : je suis très heureux si ça fonctionne ! J'ai travaillé sur cette méthode pendant mes premières années d'écriture et je l'ai surtout utilisée sur des poèmes narratifs de taille plus importante (les extraits d'A l'école de la chute, par exemple). Par ailleurs, je ne la suis pas très strictement dans ce poème car, normalement, ce processus touche aussi les verbes d'action et ce n'est pas le cas ici. A bientôt sur PA !
RienQueJoanne
Posté le 23/11/2024
Oh wow ! Je suis super heureuse d'en apprendre autant, merci beaucoup ! Comme quoi, toujours apprendre auprès des poètes profs de français :)) Et ça fonctionne très bien !
JeannieC.
Posté le 02/11/2024
Salutations, Paul !
Mon Dieu ça fait une éternité que je n'étais pas revenue sur PA, mais les "Histoires d'Or" qui ont actuellement lieu m'ont convaincue de repasser une tête par ici. Ravie de retrouver tes poèmes, toujours d'une très grande qualité, et dont j'aime particulièrement les images. <3
Juste deux vers dont il ma semblé que la scansion dépassait les douze syllabes :
> Sur / les/quel/les /il /fro/ttait/ son/ man/teau/ de/ fla/nelle (à cause du "es")
> C’é/tait/ la/ nuit/ en/tiè/re/ /qui/ cou/rbait/ ses/ ver/tèbres (là aussi , il me semble que le "e" de "entière" est sonore car pas avant une voyelle)
Mais je chipote ! Toujours aussi musical dans l'ensemble, avec un imaginaire aussi foisonnant que macabre, qui allie habilement les images de mort et des incarnations de mouvement, avec ce Nil qui déborde, la personnification du soir qui souffle ( <3 ), puis toute la mécanique dorée qui accompagne la fin du récit. On imagine volontiers les vieilles horloges et les automates en or. Mélange d'horrifique et de luisant, ça a quelque chose d'envoûtant comme scène.
Paul Genêt
Posté le 09/11/2024
Salut JeannieC, merci pour tes commentaires ! Oui, la scansion n'est pas classique, c'est volontaire ici, comme dans un autre texte où tu l'avais également remarqué. Je me cale sur la prononciation la plus naturelle. Mon objectif est de faire naître des images qui s'articulent les unes aux autres pour faire naître quelque chose qui se rapproche de plus en plus de l'abstraction sans jamais me détacher totalement du substrat initial. J'ai toujours été fasciné par le projet rimbaldien, puis mallarméen et j'essaie (à mon modeste niveau !) de travailler sur cet horizon qui sépare le signifié du signifiant. Comme le cygne / signe pris dans la glace chez Mallarmé.
Baladine
Posté le 04/05/2024
Oh ! J'aime beaucoup ce poème ! C'est assez rare, les poèmes qui parlent de nuit d'amour sans amour, avec la tristesse en creux, le poison de la relation qui s'insinue doucement en chacun des êtres. Je trouve ce texte très réussi !
Paul Genêt
Posté le 04/05/2024
Bonjour Baladine et merci beaucoup pour ton commentaire qui me touche tout particulièrement parce que c'est la première fois que quelqu'un comprend (en tout cas que quelqu'un me le dit) de quoi parle ce texte. J'avais déjà eu des retours mais jamais sur le sens littéral si bien que je n'étais pas sûr qu'il soit clair de ce point de vue. Et puis te voilà et tu dis : une nuit d'amour sans amour et c'est exactement ça ! Il faut dire que le style adopté est particulier puisque le processus d'abstraction s'approfondit au fur et à mesure du texte jusqu'aux strophes en gras où il atteint son point culminant. En tout cas, c'était le plan ! Donc, merci encore, tu ne pouvais pas me faire plus plaisir !
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