Le tuyau journalistique

11 janvier 2018

Le PAen est un journal mondialement connu. Inutile de le présenter. Personne n'est ici pour faire des potins. Hormis peut-être Cricri, la présidente-directrice générale et son trio de journalistes. Tout le monde est sur le pied de guerre pour couvrir l'affaire «Monsieur Dé».

— Claquette ! Ery ! Lou ! Vous êtes où ?

Quand la PDG du PAen appelle, il vaut mieux ne pas trop traîner. Cricri aime bien fouetter ses employés avec ses écharpes, ou bien leur pincer les fesses. Il a fallu quelques secondes à Elka, Eryblack et Gueule de Loup pour rappliquer dans le bureau de Cricri.

— Du nouveau dans l'affaire de Dé ?

— D'après mes recherches à l'Université, euh... comment dire... Cricri ? Tu le connaissais ? demande tout naturellement Eryblack.

Pas un bruit dans le bureau. Elka et Gueule de Loup réalisent que leur collègue vient de suspecter leur patronne dans l'affaire de meurtre, sans y avoir mis de gants.

— Descends de ton arche, ma grande, répond l'accusée. Je l'ai croisé à un concours d'écharpes et de boas. Pas de quoi fouetter un chat.

— Dé faisait des concours d'écharpes ? Je ne le voyais pas dans une meute amatrice d'écharpes, s'étonne Elka.

— Dé préférait les boas à plumes, à vrai dire. Moi, vous l'aurez remarqué, je suis plutôt Team Echarpe. On a eu quelques différends à ce sujet. Et non, avant que l'une de vous me le demande ouvertement... Je n'ai pas tué Dé sous prétexte qu'il ne supporte pas les écharpes. Je ne suis pas folle, vous savez.

— Depuis le début, j'ai l'impression qu'il nous manque une pièce de puzzle, fait remarquer Gueule de Loup. Un petit zigouigoui de rien du tout...

— C'est toi, le zigouigoui, marmonne Cricri dans sa barbe sans que personne ne l'entende.

— On dirait que quelqu'un s'acharne pour ne pas qu'on trouve cette pièce manquante, soupire Eryblack.

Cricri grimace. Elle a l'impression que sa collègue l'a fixée du regard en portant une telle accusation. Quand elle a demandé où en sont les recherches, elle n'a jamais souhaité rejoindre le banc des accusées. Elle s'attendait à autre chose. N'importe quoi.

— Vous n'avez rien d'autre, depuis hier matin ?

— Toi qui connaissais un peu Dé...

— … et qui nous l'a caché, toussote Eryblack.

— Toi qui connaissais un peu Dé, reprend Elka, tu n'as pas de nouveaux suspects à rajouter à la liste ? On fait chou blanc avec l'ex-femme, l'ex-mari, les amis d'enfance, les architectes, les rédacteurs de mémoire, les collègues, les médiums, les anciens propriétaires de son manoir, les voisins et voisines...

Cricri sent qu'elle doit raconter tout ce qu'elle sait sur la victime. Autrement, son équipe ne va pas la lâcher. Pire, ils vont douter d'elle et ce ne sera pas bon pour le journal.

— Comme je vous ai dit, on s'est croisés à quelques concours d'écharpes. J'étais l'une des premières à qui il a confié avoir trouvé beaucoup d'argent sous son paillasson. Je l'ai menacé de lui pincer les fesses s'il ne prenait pas soin de lui, s'il n'en profitait pas pour réaliser ses rêves, vivre sa vie... Et c'est tout. Je vous le jure.

Elle se tait, dans l'impatience que son trio de journalistes lui manifeste soutien et confiance. Le silence n'a pas duré longtemps. Praline et Djina toquent à la porte. Praline est la secrétaire personnelle de Cricri, Djina la standardiste du PAen. Elles sont suivies de près par Audrey Lys, HP et Waki, les stagiaires présentes pour la semaine.

— Une certaine madame Cliène insiste pour vous voir de toute urgence, insiste Praline, sous le regard appuyé de Djina.

Depuis ce matin, Djina ne cesse de se débattre avec cette interlocutrice qui affirme ne pas avoir confiance en la police, qu'elle possède des preuves et désire les apporter au journal le plus vite possible.

Cricri se contente de se gratter le menton.

— Maintenant qu'elle s'est invitée dans nos bureaux, je lui dis quoi ? s'inquiète Djina en imitant l'accent québecois.

— Elle aurait des preuves sur quoi ? s'interroge la présidente.

— L'affaire Dé, répond la standardiste avec la voix de la reine d'Angleterre.

Les stagiaires ne peuvent se retenir de glousser derrière les adultes. En même temps, c'est une affaire vraiment cruciale. Avoir des preuves en avant-première pourrait aider pour le contenu du lendemain comme leur attirer des ennuis avec les autorités et plus particulièrement Corinnechoup qui le prendrait très mal...

— Je lui dis quoi ? insiste la standardiste, en chantonnant façon lyrique cette fois-ci.

Personne ne fait attention à ses diverses imitations. Même les stagiaires, présentes uniquement la semaine, en ont pris l'habitude.

— Vous en pensez quoi ? demande Cricri à son trio de journalistes.

— Ça mange pas de pain de recueillir son témoignage, reconnaît Elka.

— Au pire, on fera le tri dans les informations, précise Eryblack.

— Avec de la chance, on y trouvera ce petit je-ne-sais-quoi qui nous manque. On arrêterait enfin de patauger dans la morue...

— C'est pas faux, conclut la présidente. Vous pouvez lui dire de venir, mesdames.

La secrétaire, la standardiste ainsi que les stagiaires se retirent, en laissant la porte entrouverte.

— Finalement, notre une de demain sera... grandiose, s'enthousiasme Elka.

— On verra, temporise Cricri.

Madame Cliène s'annonce à l’entrebâillement de la porte :

— Bonjour, j'ai quelque chose qui pourrait vous intéresser, annonce-t-elle d'un ton guilleret.

Elle tend une enveloppe légèrement abîmée. La présidente du PAen s'en empare sans attendre et enfile ses lunettes. Elle examine l'enveloppe en elle-même. Hormis le côté usé et le fait qu'elle a été déjà ouverte, il n'y a rien d'autre à en retirer. On ne sait pas qui a écrit la lettre, à qui elle est destinée. Il va falloir ouvrir pour le savoir.

— Ery, je te laisse lire ce qu'il y a à l'intérieur, annonce la présidente en lui tendant la lettre. Avec ma maladresse, je suis bien capable de déchirer un morceau de papier de la plus grande importance.

Sachant à quel point elle est dans le vrai, Eryblack saisit la preuve sans discuter.

— Qui nous dit que ce n'est pas vous qui avez rédigé la lettre ? dit Gueule-de-Loup d'un ton qui se veut accusateur.

— J'ai trouvé ça, j'ai pensé à vous l'apporter. Après, vous en faites ce que vous voulez. Je veux juste que mon nom ne soit mentionné nulle part.

— Qui nous dit que vous n'avez pas pris d'autres éléments qui se trouvaient initialement dans cette enveloppe ? se méfie Elka.

— Soit vous me faites confiance, soit je repars avec la lettre et je la donne à quelqu'un d'autre. C'est vous qui voyez...

Tout le monde se tourne vers Eryblack qui a déjà commencé sa lecture silencieuse de la lettre :

— Désolée, je ne vous ai pas attendues, dit-elle plutôt pour la forme alors qu'elle continue encore à parcourir la lettre. Vous avez trouvé ça où, madame Cliène ?

— Dans un endroit où personne ne pense à chercher, répond-elle mystérieusement. Je patrouillais sur des chemins de campagne avec El et Lyrou, mes collègues. De gentils collègues d'ailleurs, je vous assure. Le temps paraît moins longuet avec eux.

Cricri lui fait signe d'abréger.

— Cette lettre, je l'ai trouvée quelque part. Je ne peux rien dire de plus, excepté vous répéter que vous pouvez me faire confiance. J'ai l'intime conviction que cette lettre peut faire avancer l'affaire.

Elka et Gueule-de-Loup n'ont qu'une hâte, que leur collègue finisse sa lecture afin qu'elle partage son avis sur la question. La une de demain en dépend.

— Il faudra vérifier certains éléments mais je suis d'accord.

Si Cricri ne montre aucune émotion, ce n'est pas le cas du trio de journalistes. Ery confie la lettre à ses collègues qui la lisent à leur tour. Au fur et à mesure de la lecture, leurs yeux s'écarquillent, des cris de surprise s'échappent ci et là. Les journalistes délibèrent dans un coin avant de revenir vers Cricri et Cliène :

— Cette lettre peut faire avancer l'affaire, et peut-être même la résoudre, déclare Elka avant de prendre congé de leur nouvelle source anonyme.