Petite bourgade aux toits d'ardoise, San Marty se fondait sous la chape métallique d'un ciel hivernal qui n'en finissait pas d'imposer sa primauté sur l'azur effacé. Quelques centaines d'âmes, tout au plus, vivaient paisiblement dans le bourg. S'il s'était niché dans le creux d'une vallée quelconque, le village n'aurait suscité l'attention curieuse d'aucun pérégrinateur. Sa situation géographique particulière lui conférait un intérêt stratégique majeur. Situé à l'intersection des frontières entre les trois pays, ce tripoint, verrou à faire sauter pour un éventuel envahisseur, ouvrait la voie jusqu'à la capitale, Baëlys-la-Belle. Pourtant, une simple palissade de bois entourait ce nœud vital. Suffisant pour repousser des brigands de passage, cette enceinte de rondins ne deviendrait que copeaux sous les sabots d'une armée en marche. La confiance absolue du Parakoï à l'égard de son Bouclier Serein et de son invulnérabilité laissait peu de place à l'entretien de fortifications dignes au cœur des Trois pays. Des fortins en ruine parsemaient les collines depuis longtemps abandonnées par les guerriers. Les plantes envahissantes ainsi que les vagabonds démunis les avaient investis, demeures luxueuses pour ces désœuvrés de la vie. Ces trimardeurs, bien que nombreux par ces temps misérables, ne remplaceraient jamais des soldats aguerris, armés en conséquence.
Avec les percées multiples dans le Bouclier, des files discontinues d'oppresseurs convergeaient vers San Marty et ses défenses d'un autre temps. Sans une opposition féroce, le bourg tomberait aussi sûrement que rapidement, dans une pluie de cendres et de lamentations. Tout l'est du pays Lectois et le nord du pays d'Astirac témoignaient des ravages et des larmes que l'avancée inéluctable de l'Empire laissait dans son sillon.
Les Lunes précédentes, les lieudits habituellement préservés s’étaient faits martyrisés par des raids démoniaques mystérieux. Ils devaient désormais composer avec de nouveaux massacres, tout aussi édifiants, perpétrés par une armée humaine mais non moins diabolique. Le feu et les viols convolaient avec les sanglots et les éviscérations. Les récits s'ébruitaient et terrifiaient les communautés qui voyaient le front fondre sur eux.
Entre deux vallons labourés par les paturons lancés au grand galop, San-la-Clairière avait brûlé. De rares rescapés s'étaient réfugiés dans les bois environnants, grelottant de froid et d'effroi. Sur la place centrale du bourg, pendu à l'enseigne d'un tisserand, un corps sans vie faisait encore le régal de corbeaux voraces. Ce tableau insupportable se multipliait dans tous les hameaux traversés, comme si un faussaire enchaînait ses toiles lugubres déclinant son thème favori et le perfectionnant. Son imagination peu féconde se complaisait dans la répétition de ses gestes minutieusement maîtrisés et dans lesquelles l'Homme exprimait toute l'horreur de sa nature.
— Gloire au Grand Architecte.
— Gloire à l'Empereur, l'Incarné.
Dans une tour éventrée par l'érosion, Ydone de Legane de Antunes étirait ses membres douloureux. À ses côtés, son général, aussi imposant que la fortification l’avait été en un ancien temps, contemplait San Marty niché au fond de la combe. Mains derrière le dos et le talon nerveux, il contenait mal son impatience :
— Que fait-il ? Confondrait-il l'aube et le zénith ?
Dans son fauteuil rembourré, les jambes recouvertes d'une chaude laine et les pieds plongés dans une bassine d'eau bouillante, l'Émissaire plissait des yeux. La vue perçante de ses jeunes années s'évadait en même temps que ses muscles fondaient. Prématurément vieilli par son Coût, il ne distinguait qu'une tache floue à la place du bourg. Il remonta de son doigt étique les petites lunettes rondes qui tombaient sur son nez recourbé. San Marty retrouva sa netteté.
L'Émissaire ne répondit pas à la nervosité de son général. Il sortit plutôt des plis de sa toge l'une de ses fioles dont il fit sauter le bouchon. Son souffle s'en échappa. Le flacon éclata en une pluie résiduelle lorsque son contenu retrouva sa forme originelle. Une dame à la peau ridée et au dos légèrement voûté apparut devant les deux hommes. Le regard fuyant, elle abaissa la tête révérencieusement devant l'Émissaire. Ses longs cheveux blancs, comme des fils d'argent, lui tombaient jusqu'aux chevilles. Derrière ce rideau capillaire et le regard posé sur les pierres fêlées, elle chuchota :
— Mon Seigneur. Que puis-je pour votre bien-être ?
— Voyons mère. Ne soyez pas si timorée. Je vais finir par croire que vous me craignez. Levez le regard et venez embrasser votre fils.
La prisonnière se redressa et écarta sa chevelure plongeante. Le vieillard qui lui faisait face, elle l'avait adoré lors de son premier vagissement. Elle n'osait désormais poser un œil sur cette progéniture décrépite qui aurait pu passer pour son propre père. Elle s'en approcha. Les lèvres tremblantes, elle déposa un baiser sur la main parcheminée. Coutumière de ce rituel humiliant, la mère soumise à la crainte, prit la serre endolorie par l'arthrose. Délicatement, elle la massa.
— Général, la patience n'a jamais été l'une de vos vertus. Vous savez mieux que quiconque que les aléas s'invitent dans les moments les plus critiques.
La voix calme du militaire contrastait avec son agitation intérieure. Ne pouvant exiger des ordres de l'Émissaire, il se contenta d'exposer une situation qui appelait à agir :
— Le Grand Maréchal remonte sur notre position. Avec le Merveilleux au fond des eaux, nos arrières ne sont plus couverts.
Les pieds dans le réconfort d'une eau chaude et la main sous la douceur du toucher délicat de sa mère, l'Émissaire jubilait. Les douleurs de l'âge le laissaient pour un instant extatique, enfin tranquille.
— Mère, racontez à notre général le mérite de la patience.
Agenouillée devant son tortionnaire, les yeux de la prisonnière s'embrumèrent. Le supplice qu'elle vivait étira un sourire satisfait sur le visage de l'Émissaire. Ce fils, cet inconnu se délectait des souffrances qu'il provoquait. Ce monde en vase communicant où les peines alimentaient l'allégresse, reposait, comme un sablier, dans les mains de ce tourmenteur pervers. Le silence prolongé de la mère fit soupirer l'Émissaire qui exagéra son exaspération :
— Pardonnez la timidité de ma mère Général. Replonger dans un passé douloureux n'est évident pour personne. Comprenez, ma tendre mère a traversé des épreuves difficiles. La vie taquine ne l'a pas épargnée et l'a éprouvée durant de longues années.
L'Émissaire offrit son autre main au soin de sa mère. Clapotant l'eau de la bassine avec ses orteils endormis, il continua son récit :
— Sa patience l'a aidée à trouver les réponses aux questions qui l'ont hantée une décennie durant.
Ydone gémit de plaisir. La pression qu'exerçait sa mère sur ses phalanges douloureuses lui faisait le plus grand bien. Le général cessa de taper du pied. Un vol de passereaux, au loin, caressait la morne courtepointe nuageuse. Ce paysage, en accord avec le récit annoncé, fit oublier un instant les préoccupations du robuste militaire. La voix éraillée de l'Émissaire emplit le fortin en ruine et fit resurgir une déchirure que le temps ne pouvait raccommoder :
— Arty. C'était ma petite sœur. Un ange. Une merveille.
À l'évocation de ce prénom, l'Émissaire sentit sa mère frémir. Comme une réverbération malsaine, un frisson galvanisant le parcourut.
— Un jour, drame que tout parent redoute, elle disparut. Littéralement. Envolée, plus aucun signe de sa part. Mère a remué ciel et terre pour la retrouver, en vain. Un petit ange de cinq ans, concevez-le, ne peut d'elle-même se volatiliser sans laisser la moindre trace. On a pensé au pire.
Les huiles essentielles et la lavande plongées dans la bassine enveloppaient la ruine dans un printemps prématuré. Le général aussi stoïque et froid que la pierre ne cillait pas. La mère essuya discrètement une larme qui lui coulait sur la joue. Puis, elle reprit son massage.
— Des jours insoutenables ont suivi, où chaque minute n'était que supplice. Chaque inspiration infiniment plus douloureuse qu'une lame enfoncée en plein thorax. Je suppute, bien évidemment, puisque je n'ai jamais été poignardé. Ma petite sœur, ce diamant pur, n'a jamais été retrouvée, ni vivante, ni morte. Un fol espoir de retrouvailles, plus éprouvant encore qu'une mort révélée, accompagnait ce qui restait de ma mère, une ombre. Il l'étreignait, l'étouffait, la tuait à petit feu.
Pour la première fois, le général se permit de couper l'Émissaire :
— Que vient faire la patience dans ce drame, ma Seigneurie ?
— Décidément, vous ne savez pas attendre. J'y viens.
D'un geste délicat, l'Émissaire releva le menton de sa mère. Il admira les larmes qui bordaient les paupières gonflées. Il les essuya à l'aide de son pouce et l’invita à se lever. Obéissante, elle se positionna derrière lui. Méticuleusement, elle enfonça ses ongles dans le crâne dégarni et constellé d'un lentigo. L'Émissaire exprima sa béatitude par un profond soupir. Les yeux fermés, il rapporta la suite du drame comme s'il contait une anecdote futile :
— Après des lustres dans cet état mortifère, j'ai décidé d'agir. Je ne pouvais dignement assister à la décrépitude de mère sans rien faire. Elle se morfondait dans une léthargie qui en devenait exaspérante. Il fallait redonner une nouvelle vigueur à cette prostration lassante.
Le général tourna la tête, interrogatif. Les derniers mots du vieillard le désarçonnèrent. Il connaissait les penchants malicieux de son supérieur pour, souvent, y avoir assisté et même participé. Il ne le jugeait pas.
— Par une belle journée d'été, tandis qu'un soleil radieux accompagnait le gazouillis de merles heureux, j'emmenais mère pour une balade revivifiante. N'imaginez pas deux vieillards faisant reposer sur l'autre le poids de leurs propres années. Non, il y a vingt ans de cela, jeune adulte que j'étais, je débordais de force et de vie. Mère, elle, avait vécu ses plus beaux printemps. Ses charmes fanaient d'autant plus vite que son esprit se mourrait. Nous marchions dans l'ombre rafraîchissante de saules-pleureurs au bord d'un étang. Mère, engloutie par ses éplorements intérieurs, ignorait la beauté fragile de la nature. Nous nous assîmes sur un banc de pierre et assistions à la joviale activité de canetons. Dans ce cadre enchanteur, j'apportais alors un soulagement libérateur que seule une patience éprouvante pouvait modeler.
L'Émissaire leva la main. La mère se saisit d'une tasse de camomille posée sur une table de fortune et l'apporta à son fils. Elle reprit ensuite les palpations au niveau de sa nuque engoncée.
— Je n'ai pas été tout à fait honnête, je le concède car, si personne n'a retrouvé Arty, jamais elle ne s'était dérobée à mon attention fraternelle. Au contraire, elle avait depuis tout ce temps mon admiration secrète et ma bienveillance nourricière. Il s'avère que la petite puce s'est révélée être l'objet, si je puis dire, de la première expérience de mon souffle réducteur. Ne pouvant, à cette époque, prendre le risque qu'un tel miracle ne s'ébruite, même par une bouche angélique, ma première fiole fut inaugurée. Enfin, fiole... Pas exactement. Dans l'urgence, un pot de chambre avait fait parfaitement l'affaire.
Ayant ignoré jusqu'à ce jour ce détail abject, la mère arrêta momentanément sa tâche. Les claquements de langue réprobateurs de l'Émissaire la remirent aussitôt à l'ouvrage. Ses longs cheveux en cascade la couvaient totalement, mais ils ne la préservaient pas de la noirceur de son fils.
— Dans cet environnement bucolique où batraciens gobaient mouches, assis sur notre banc de pierre, j'espérais que les retrouvailles tant attendues pullulent d'une joie communicative. Nenni ! La petite fiole de cristal enfermant le plus beau des bijoux effraya autant ma mère qu'un lépreux une innocente demoiselle. Bon d'accord, je le confesse, l'effet escompté outrepassait mes attentes.
L'Émissaire but une gorgée de sa tisane avant de reprendre son monologue :
— Tout de même, quel manque de considération. Comme pour ma sœur, vous le voyez, mère a toujours été entre de bonnes mains. Je ne suis pas cruel, elles ont passé de belles années l'une avec l'autre, les deux moitiés enfin combinées en un tout nouveau. La patience lui a offert des retrouvailles inespérées. Je lui ai octroyé la joie démesurée que procure un enfant chéri retrouvé.
Le général hasarda une morale à ce conte douteux :
— La félicité sourit à celui qui sait faire preuve de patience ?
L'Émissaire leva un doigt professoral :
— Pas du tout ! Revient à Ydone de Legane de Antunes la prérogative d'annoncer qu'une période d'attente est révolue. Si je vous ordonne de patienter, Général, alors patientez. Les pieds du Grand Maréchal dans ma bassine s'il le fallait, si je vous exhorte à l'attente, temporisez !
Le militaire hocha imperceptiblement la tête, assimilant parfaitement le message, la menace sous-jacente. Il se racla la gorge et s'apprêta à marmonner des excuses que l'Émissaire jugea, par avance, méprisables :
— Ne vous fatiguez pas général. N'ai-je sans doute pas été assez clair dans le rapport des objectifs que l'Empereur, l'Incarné du Grand Architecte, m'a ordonné de remplir, quoiqu'il nous en coûte. Ooooh !
Un soupir de ravissement accueillit le bruit du craquement sec des cervicales. L'extase, si elle existait, n'aurait pu davantage transporter l'Émissaire dans sa bulle de légèreté. Il y avait des incommodités qui méritaient d'être vécues pour, une fois délestées, en savourer leur absence. Comment mesurer sa félicité sans l'étalon de la détresse ? Une nouvelle gorgée de la boisson vint doubler la perfection de ce moment suspendu. Ydone se libérait de sa prison charnelle rabougrie. Sa langue vive elle, ne quittait pas le fortin en ruines :
— Que le Merveilleux ait coulé est la dernière de mes préoccupations. Laissez l'ost fondre sur nous, cela me réjouirait, vous ne pouvez imaginer. À quoi bon envoyer mes fioles à des lieues à la ronde ? Je ne pourrais assister aux délices des champs de bataille. Aucun intérêt ! Quels râles me berceraient alors ? Qui m'offrirait le spectacle délicieux de viscères piétinés ? Le Grand Maréchal peut-être, s’il ne tarde pas ? Bon, ne nous réjouissons pas trop vite de ces perspectives exaltantes. Je crains que nous devions les laisser dans le monde féérique des fantasmes impossibles. Notre invité arrive bientôt et au crépuscule, San Marty sera déjà loin derrière nous.
Ydone ouvrit les yeux, ajusta à nouveau ses lunettes et interpella son subordonné d'une voix soudainement sérieuse :
— Comprenez bien, général, l'Empereur n'a qu'un souhait. Que la tête de l'imposteur soit séparée de son tronc d'une bonne toise. Le Parakoï est notre seul et unique but. Nous ne sommes pas ici pour contrôler ces terres. Notre expédition, devrait-elle être réduite en poussières, aura réussi sa mission divine le jour où ce blasphémateur aura été piétiné par le courroux du Grand Architecte. Il n'est pas de notre ressort de conquérir ces terres impies. Un autre moment viendra pour pacifier et rediriger les Trois pays sur la juste voie, par nos soins ou celui d'autres Émissaires. Brûlons tout pour purifier ces comtés, allons droit devant nous. Arrachons la tête de cette hérésie écœurante. Nous n'avons ni de temps à perdre ni mes fioles précieuses, pour des batailles inutiles, bien que je l’admette, alléchantes. Si nous survivons à cette expédition cela ne sera qu'anecdotique. Seul compte l'Empereur et son aura préservée. Gloire au Grand Architecte.
— Gloire à l'Empereur, l'Incarné.
Ydone sortit une fiole vide de sa tunique. Il invita, de la main, sa mère à l'embrasser sur la joue en guise d'un au revoir sans saveur. À son tour, il déposa ses lèvres sur le front de son aïeule. Après un baiser silencieux, il lui imposa à nouveau son souffle singulier et sa larme de verre. Conditionnée à cette existence en minuscule, la vieille s'assit contre la paroi transparente, son esprit rebelle depuis longtemps évadé en solitaire. Le général arracha une touffe d'une cymbalaire qui entravait sa vue sur le bourg lointain. La fiole tout juste glissée dans un repli de la toge, le géant se permit une question indiscrète :
— Qu'est devenue Arty, ma Seigneurie ?
— Ma mère fut portée disparue. Beaucoup disent que le chagrin l'a emportée, que des rochers miséricordieux en bas d'une falaise ont mis fin à sa peine immense. Le suicide est, pour les âmes en perdition, un chant prometteur ensorcelant. Pour ce qui est de la petite perle...
L'Émissaire leva son infusion et inspira profondément ses arômes doux et fruités. Les maux gastriques du vieillard, même apaisés par la boisson, lui pesèrent sur l'estomac et lui rappelèrent le sort de sa cadette.
— ...Une inflammation de l'appendice. Enfin, je suppose. Je n'ai pas pu la faire examiner par un maître-barbier, pensez-vous bien. Pauvrine, ses derniers jours ont été un supplice pour elle, et mère. J'ai bien tenté une petite incision pour apaiser sa douleur et ma conscience. Du pus jaunâtre n'en finissait pas de jaillir. La fièvre l'a transportée dans des délires agités et dans le sommeil infini.
L'Émissaire se redressa subitement, illuminé par une idée plaisante :
— Voulez-vous voir Arty ? C'est incroyable le pouvoir de conservation qu'une ampoule de formol possède. Depuis tout ce temps, elle n'a pas pris une ride !
L’apothicaire improvisé fit disparaître sa serre sous sa toge. Un petit point apparut alors au fond de la vallée et offrit au Général un prétexte pour se dérober à cette présentation qui ne l'enchantait guère. La mâchoire serrée et une posture haute retrouvée, il annonça :
— Le voilà.
Du promontoire sur lequel la ruine s'érigeait, une masse en mouvement se dissociait de la forme du bourg de San Marty. Comme une fourmi sur un sentier de phéromones, elle se faufilait sur le sentier rocailleux jusqu'au nectar émissarial. Au fil de l'ascension, elle prit consistance humaine. Un cavalier monté sur un cheval au poitrail incroyablement large approchait du fortin. Le crâne de l'invité tant attendu brillait comme du marbre lustré. Ses joues creuses encadraient des lèvres pincées. Un long bouc tressé poivre et sel tombait sur sa veste de brocard très ajusté sur laquelle était exposé le médaillon du Premier Sujet du pays Lectois. Une écharpe en satin, brodée des étoiles azur de la famille Lostaleau, cachait la maigreur de son cou. Loren, serviteur émérite du Parakoï, venait à la rencontre de l'Émissaire.
Les sabots frappèrent la pierre, l'étalon colossal entra dans la ruine. Ni l'Émissaire ne se leva, ni le Premier Sujet ne descendit de sa monture. Le général, roc de granit, tournait le dos au nouvel arrivant. Fidèle à son poste de guetteur, sa stature démesurée suffisait à annoncer une menace sur le qui-vive. Le clapotis de l'eau sous les orteils du vieillard répondait au sabot nerveux de l'étalon guerrier. Loren tira légèrement sur ses rênes pour calmer son destrier. Sa voix empreinte d'autorité s'imposa sous la voûte effondrée :
— Je ne vous imaginais pas si vieux, Émissaire.
— Et vous si laid, Premier Sujet.
Le vieillard tourna son visage vers l'homme au bouc, remonta à nouveau ses bésicles et lança un regard qui appelait au défi. Loren l'accepta. Le silence liait ces deux puissances tout en les maintenant dans une distance sécuritaire. Enfin, deux sourires synchrones s'étirèrent, l'un dévoilant des trous sur des gencives noircies, l'autre de toutes petites dents blanches, pareilles à celles d'un rongeur. Les deux hommes partagèrent alors un rire entendu jusqu'à ce que le souffle leur manquât. La cruauté se gaussait sous les traits d'un géronte et d'un Grand trop souvent décoré. La sournoiserie et l'ambition, souvent jumelles, s'épanouissaient dans ces deux comploteurs.
— Ydone, tes fioles sont vraiment remarquables.
— Loren, ta perversité me surprendra toujours.
La remarque émanant de l'incarnation du vice fit sourire Loren. Il pinça son bouc qu'il entortilla machinalement autour de son index. Il retrouva le sérieux que sa visite imposait :
— Tout est prêt. Le Parakoï est un fruit mûr qui n'attend qu'à être cueilli. Il pourra bientôt rejoindre Galien sur ses murailles éblouissantes.
Loren cracha de dédain. Ydone, lui, leva à nouveau le doigt pour émettre une objection :
— Je ne suis pas sûr qu'un homme sans tête puisse se balancer dignement au bout d'une corde.
— Nous le jetterons en l'attachant par les chevilles. Le spectacle sera d'autant plus réjouissant.
Le vieillard quitta laborieusement son fauteuil. Dans des geignements plaintifs, il frotta délicatement ses pieds mouillés sur une serviette rêche posée au sol. Ces mouvements anodins s'étiraient longuement. Loren eut la délicatesse de ne pas extérioriser son impatience. Les genoux craquèrent lorsque Ydone s'assit sur un petit tabouret pour y enfiler des bas de laine épais. La première chaussette remontée, il demanda :
— Galien est-il encore exhibé à la populace ? Que reste-t-il de sa dépouille ?
— Plus grand chose. Les corbeaux sont avares et n'ont rien laissé au plaisir des yeux. Ils ont d'ailleurs vidé les orbites le premier soir. L'été a été bouillant, l'automne pluvieux, l'hiver glacé. Feu Premier Sujet n'est plus que charpie et bouillie. On dirait que le Parakoï n'a pas apprécié sa félonie.
Le ricanement chargé de mépris de Loren enthousiasma l'Émissaire qui achevait de remonter sa deuxième chaussette. Comme s'il était complice de la machination et qu'il comprenait les dessous de la conjuration, l'étalon s'ébroua et inspira profondément, les nasaux dilatés. Le Premier Sujet caressa son médaillon. Il persifla allègrement :
— Remercions-le pour avoir si gentiment laissé la place vacante. Poster mes hommes sur le Bouclier Serein m'aurait pris des décennies supplémentaires. Honorons sa traîtrise !
— Et la folie du Parakoï ainsi que sa paranoïa !
Loren tourna bride, il s'apprêtait à mettre fin à ce bref entretien. Le sabot frappa à nouveau le pavé.
— Voyons Émissaire, ne soyez pas si humble, tout le mérite vous revient. Si vous aviez vu la tête du Galien lorsqu'il a découvert le pot aux roses. Il n'avait plus rien de Téméraire. Hilarant.
Le Premier Sujet éperonna sa monture et s'éloigna d'un pas tranquille. D'un dernier geste de la main, il prit congé et conclut naturellement :
— La voie vous est ouverte. Demain soir, je vous accueillerai à Baëlys. J'espère que vous aimez la viande parakoïale. J'en ai à vous faire goûter. Succulente.
Le général, à travers l'ouverture dans la paroi, ne quitta pas des yeux le Premier Sujet. L'homme descendait la colline et redevenait cette masse qui se perdait peu à peu dans le fond de la vallée.
San Marty, petite bourgade aux toits d'ardoise, échappa, au grand dam de l'Émissaire, à la promesse d'une boucherie sanglante. À quoi bon faire sauter l'ultime verrou par la force, tandis qu'un tour de clé ouvrait la porte en douceur ? Les joies d'un champ de bataille ne s'offraient que lorsque deux armées se dressaient l'une contre l'autre. Tout de même, Loren aurait pu organiser un simulacre d’échauffourée. L'odeur du sang agréable au nez, les cris d'agonie délicats à l'oreille n'auraient pas entaché le plaisir du vieillard sur le chemin menant à Baëlys. Après tout, la comédie humaine n'était-elle pas la plus absurde, la plus cruelle ? Bon, il fallait savoir raison garder. Il se consolerait bientôt, avec le plus beau des cadeaux.
Le formol n'avait jamais eu une saveur si sadique jusqu'à présent. Rassure-moi, la transcription de l'Emissaire n'est pas le reflet de ton miroir hein ? Tu maitrises parfaitement ce personnage dérangé, dépourvu d'empathie et qui se morfond à peine dans les plus horribles plaisirs. J'adore le fait qu'il en a rien à cirer de son Coût, loyal au Grand Architecte et épanoui dans ses agissements.
Revoir le Loren fut fort sympathique car il manquait un peu au casting pour bien plonger dans la fin de l'histoire. Leur duo semble bien efficace sur le papier, mais seul l'un des deux membres s'est complètement ouvert au lecteur. J'attends donc de toi de belles révélations sur le Loren.
J'ai hâte de voir le Premier Sujet atteindre le zénith de ses ambitions juste avant de faire face à Ombelyne. Fil sera forcément dans le coin mais je ne pense pas qu'il y aura une confrontation directe même si je l'espère secrètement. Mais bon, tu nous as sûrement pondu un tête à tête spécial !
Très beau chapitre, toujours aussi fluide et efficace. Je suis très fan de ta maitrise du dernier arc narratif ! On se retrouve à Baëlys je suppose ?
Au plaisir de lire la suite !
Pour te rassurer, non, je ne suis en rien ressemblant à l'Emissaire ;) mais tu n'es pas le premier à dire que ces personnages tordus, j'ai plutôt bonne plume pour les créer... Qui sait, peut-être des fantasmes de formols inavoués végètent en moi...
Pour moi l'Emissaire, même s'il apparait sur le tard de l'histoire, est le vrai méchant de cette histoire, au coeur de l'attaque des trois pays. Loren n'est qu'un pion à son service, il pourrait s'en débarrasser, sans soucis, comme tu t'en doutes :)
J'aime bien ces "méchants que l'on montre pas" dans les histoires. A la manière du magicien d'Oz, où finalement on découvre le magicien qu'à la fin et sa véritable nature. Au lecteur de s'imaginer ce qu'ils sont, avec les yeux de nos héros. C'est le cas de Loren dans cette histoire que l'on a très peu vu (à part dans le récit très subjectif de Fil au début de l'histoire) et c'est aussi le cas du Parakoï, qu'on a jamais croisé encore. A se demander s'il existe vraiment ;) c'est volontaire de ma part.
Juste avant de faire face à Ombelyne? Pourquoi devrait-il faire face à elle? A Fil, pourquoi pas (je laisse découvrir ça), mais la pimbêche n'a rien à voir avec Loren pour l'instant.
Baelys approche en effet, mais va être assiégé... A notre trio maléfique de trouver un moyen pour s'y rendre ;) Je te laisse découvrir tout ça !
Ce chapitre est excellent XD tu maîtrises les personnages fous en fait ^^
Mon seul petit bémol c'est le duo de répliques
" — Ydone, tes fioles sont vraiment remarquables.
— Loren, ta perversité me surprendra toujours. "
que je trouve un assez artificielle alors que le reste est magistral.
J'aime beaucoup le récit de ce qui est arrivé à la soeur de l'émissaire, on se doute que c'est lui et qu'il l'a tuée, mais tu arrives quand même à nous surprendre, et en plus, ça lui sert d'illustration pour dire au général de se tenir tranquille ^^
En gros, ce n'est pas une guerre de conquête mais plus une croisade / guerre de religion ? :D
Curieuse de savoir comment nos petits démons vont pouvoir contrer ça !
Je suis content que ce chapitre t'ait plu. En effet, je crois que j'aime bien écrire sur les personnages sadiques. L'horreur humaine me fascine un peu trop je crois :)
L'Emissaire est une véritable crapule, un bon méchant qu'on aime détester, en tout cas pour moi ^^
J'espère que la suite te plaira !
Pour l'instant, leur but, c'est de tuer le Parakoï. S'ils arrivent à conquérir les Trois pays, tant mieux, mais ce n'est pas la priorité. La conquête pourra se faire dans un autre temps :)
Décidément, c'est quelqu'un d'absolument charmant l'Emissaire ='D Et il a commencé très tôt, sur sa petit soeur. Absolument charmant ^^' J'avoue qu'au début de l'histoire, je me suis doutée très vite que c'était lui, mais toute l'histoire avec l'appendicite, c'était pas mal, maos le pompom, c'était de la conserver dans du formol, c'était glaçant ^^' Franchement, chic type de naissance xD Mais clairement, si les Trois Pays tombent, c'est grâce à lui, à son pouvoir et à son sadisme, sinon ça aurait beaucoup moins bien marché ^^'
Bono, Loren a pas aidé non plus, clairement il court après le pouvoir, mais quelque chose me dit que même si c'est une sale fouine à jeter à la mer, je me dis qu'il aurait eu plus de mal sans le soutien de l'Emissaire. Enfin, il aurait probablement quand même mené une belle vie, mais bon, de là à faire tomber les Trois Pays ^^'
Pour le moment, ça semble très mal parti pour le Parakoi. A priori, même si l'Emissaire veut pas conquérir les Trois Pays pour le moment, quelque chose me dis que Loren va en profiter pour prendre le pouvoir sur les trois régions x) Ca me parait compliqué là de renverser la situation, même avec l'intervention du roi souterrain. Ca risque d'être explosif dans les derniers chapitres ^^' Est-ce que le Parakoi va survivre ou non ? Grande question. Perso, je parierai plutôt sur non pour le moment, au moins, ça permettrait de repartir sur des bases neuves, mais à voir =D
L'Émissaire est très vicieux. Je crois que j'aime beaucoup écrire sur ce genre de personnages, sans foi ni loi. Leur cruauté en devient "marrante". Enfin perso, j'ai pris beaucoup de plaisir à décrire ses scènes, notamment avec le formol... Non je ne suis pas dérangé :)
Loren oui, il aurait pu s'en sortir sans l'Émissaire, tu découvriras bientôt ses ambitions et objectifs dans tout ça ! Le duo Loren Emissaire, vont donner du fil à retordre au roi souterrain !
Tu as des pistes intéressantes pour le Parakoï, j'espère que ce que je réserve pour la fin te satisfera ! :) Tu veux qu'on parie quoi? On joue ça en un lancer de dés ? ;)
Merci encore pour ta lecture régulière , ça me touche beaucoup !
Quel personnage abject cet émissaire ! Il a vraiment usé son Don pendant toute sa vie pour faire le mal autour de lui. Ce plaisir malsain qu'il prend de sa mère captive est dégoutant. Au moins son Coût aura bientôt raison de lui ! 🙂
C'est la première fois qu'on voit Loren en vrai non ? Alors qu'on entend parler de lui par tous les personnages depuis tout le livre. Je trouve que son arrivée pourrait donc être plus fracassante et puis, tu dis qu'il est laid, mais ajouter une description physique de lui pourrait être un plus.
Dernier point : je comprends pas trop les motifs de leur invasion. Décrit comme ça, on a l'impression qu'ils veulent juste tranche la tête du Parakoï et puis c'est tout. Il y a quand même un intérêt plus grand là derrière non ? Sinon ça ne vaut pas tous les moyens enclenchés ?
Mes notes de lecture :
"merci à tous ceux qui sont arrivés jusqu'ici !"
> Mais merci à toi surtout de nous avoir partagé ton roman. Un super travail ! Pour ma part, j'ai été ravie de découvrir ton univers qui regorge de bonnes idées 👍
"Il connaissait les penchants malicieux de son supérieur"
> Ah l'émissaire est le supérieur du général ! Je me demandais pourquoi le général était si condescendant avec lui depuis le début, tout s'explique (je dis ça puisque normalement, le général est le titre le plus haut après le chef des armées)
"Il n'est pas de notre ressort de conquérir ces terres impies."
> Il dit ce qui n'est pas leur but, mais c'est quoi leur but dans cette guerre alors ? (soumettre le Parakoï dans un premier temps et après ?)
"Je ne vous imaginez pas"
> "Je ne vous imaginais pas"
"l'incarnation même du vice en question"
> Je pense que tu peux enlever"en question" ou "même", la présence des deux rend la phrase trop lourde
Au plaisir de lire la suite 🙂 (et donc bientôt la fin !)
Le but de cette première attaque de l'Empire est en effet de tuer le Parakoï, par tous les moyens, même s'ils n'arrivent pas à contrôler les Trois pays. D'autres attaques viendraient après s'il le fallait. Ils sont en espèce de mission suicide, et ils l'ont parfaitement accepté. Fanatisme, quand tu nous tient :)
L'Émissaire est en effet le supérieur du général, car le représentant direct de l'Empereur.
Pour la laideur de Loren, Fil en avait déjà fait une description dans le chapitre 2, en précisant que l'animosité qu'il vouait à la personne ne le rendait sans doute pas objectif sur la description. Il s'avère qu'il avait cependant raison ^^
Merci pour toutes tes remarques, elles me sont très utiles !