Le Vieil Homme n’en revenait pas. De toute sa carrière de pêcheur d’eau douce, il n’avait jamais vu un tel filet.
Il avait bien essayé de le sortir de l’eau en tirant dessus, aidé de ces deux acolytes à plumes. En vain. Le piège semblait s’être enraciné dans les fonds vaseux. Même le petit canif qu’il gardait dans sa poche ne semblait pas faire le poids contre les liens. Plus coriaces que la peau d’une anguille et plus tenaces que de la mousse, pensa-t-il.
Il attrapa un mouchoir pour s’éponger le front et se laissa tomber sur l’herbe fraiche, sidéré. Comment expliquer ce qu’il venait de voir ? On se moquerait de lui, c’est certain. Les autres pêcheurs le tourneraient au ridicule « un vieux pêcheur sénile avec beaucoup d’imagination. » Avait-il oublié les rudiments du métier ? Ses doigts trop maladroits et rouillés ne savaient-ils donc plus y faire ?
Il essaya de rassembler ses pensées, de se raisonner, mais rien n’y faisait. Ce filet lui restait dans la tête comme une arrête d’orphie coincée au fond de la gorge. Et avec lui tout un tas de questions qui restaient sans réponse. Pourquoi ? Comment ? Qui ?
Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas eu à s’interroger sur ce que le destin lui réservait. La vie lui avait donné bien du fil à retordre, mais il ne s’était jamais senti aussi impuissant.
Face à lui, deux hirondelles se battaient pour une coquille vide, pendant qu’une troisième récoltait des brindilles pour faire son nid.
Le Vieil Homme se leva péniblement, s’appuyant de tout son poids sur sa canne, laquelle abritait à présent une colonie d’escargots d’eau douce qui semblait y avoir posé bagages. La tête encore embuée par sa vision, il se mit en route pour rejoindre les autres. Il marcha doucement, longeant les abords de la rivière, guidé par le son des rires et des discussions animées.
Une fois arrivé à destination, il s’assit sur une pierre plate et regarda le soleil s’épuiser dans sa lente course au milieu des nuages. L’astre, qui dans son parcours ne cessait de briller, rendait toutes les pierres mouillées plus luisantes, tous les brins d’herbes plus verts, et striait l’eau de petits reflets éclatants. Chaque rire semblait éclairé d’une lueur nouvelle, chaque voix emprunte d’une chaleur ardente, chaque étoffe plus chatoyante.
Bercés par les histoires fantastiques que leur contait la Grosse Dame, les yeux des villageois s’allumaient comme autant de petites chandelles éclairant l’obscurité d’une veillée. Leurs gestes maitrisés répétaient sans cesse le même ballet, comme empreint d’une nouvelle énergie, d’une force qui leur avait fait défaut par le passé.
Ils avaient l’air tous tellement heureux.
Tous, sauf lui.
Pourquoi ne pouvait-il pas se réjouir de ce bonheur qui auréolait à présent la rivière d’un nouvel éclat. Pourquoi diable n’arrivait-il pas à oublier et à simplement laisser la vie suivre son cours ?
Du coin de l’œil il observait la Grosse Dame. Il les regardait s’afférer autour d’elle comme des mouches sur un pot de miel. Ou plutôt comme des petites abeilles autour de leur Reine.
Quelque chose sonnait faux dans ce magnifique tableau.
La Jeune Fille, qui avait aperçu le Vieil Homme en retrait, s’approcha de lui.
« - Tu ne te joins pas à eux Grand-Père ?
- J’ai passé l’âge de ces sottises ma fille, répondit-il en grattant la terre avec l’extrémité de sa canne.
La Jeune Fille déposa son gant de crin à sécher sur l’herbe, et s’assit à côté de lui.
- Tu ne veux donc pas essayer de récolter des paillettes ?
- Je suis né pour récolter des poissons ma petite, rien de plus, rien de moins. Mon grand-père a enseigné à mon père qui me l’a enseigné. Ces vieilles mains n’ont été bonnes qu’à ça…dit-il avec une pointe de nostalgie dans la voix.
Il fixait ses mains ridées avec un regard bienveillant, qui bientôt se tenta de tristesse.
La Jeune Fille l’imita, regardant ses propres quenottes rougies par l’effort.
- J’ai mal aux mains, dit-elle dans un souffle. Mes doigts vont finir par être complétement collés à force d’enfiler ce gant tous les jours…
- Ah ça mon enfant, tu sais ce qu’on dit ? La tâche nous transforme, et avant que l’on n’ait pu en voir le fruit, nous voilà à nouveau à l’œuvre. Tu devrais faire une pause, loin de tout ceci. Et atèles-toi à pêcher des escargots, on perd vite la main !
Ils échangèrent tous deux un regard complice avant de se laisser aller à un rire franc.
Le Viel Homme se décala vers elle.
- Ma fille, est-ce que je peux te confier quelque chose ?
Il avait un pris un ton des plus mystérieux qui piqua sa curiosité.
- Oui, dis toujours.
- J’ai vu quelque chose plus haut sur la rivière. Quelque chose qui n’est pas de chez nous, et qui ne devrait pas y être.
- Ah oui ? Et qu’est-ce que c’est ?
- Je ne suis pas bien sûr mais je n’ai pas réussi à le décrocher. Le mieux serait que tu m’y accompagne pour le voir par toi-même.
- Bien Grand-Père, je te suivrais.
Il se faisait tard et le Vieil Homme commençait à fatiguer. Ils remirent cette balade au lendemain.
Un peu déçu aussi que cela se finisse aussi vite. Clairement, j'ai hâte d'avoir le fin mot de cette histoire.
Merci pour le partage en tout cas ^^
Quel plaisir de retrouver ce texte ! : )
Ta plume est très légère ici, j'ai trouvé ce chapitre parfaitement mené, je n'ai rien à redire. Le Vieil Homme est malin, plutôt que de prendre le risque de n'être pas cru, il fait le choix de demander à La Jeune Fille de l'accompagner pour qu'elle voit d'elle-même.
Je me demande quelle sera la réaction de cette dernière, elle qui était la première à découvrir la Grosse Dame.
J'ai beaucoup aimé la description du village qui s'agglutine autours de leur "reine". Les rires et le bonheur des habitants contrastent avec la vision complètement différente qu'en a Le Vieil Homme, c'est très réussi.
♥