Le jour d’après, la Jeune Fille décida de faire une pause loin de la rivière. Elle repensa à la Grosse Dame, à son dos luisant. Elle n’arrivait pas à chasser cette image de son esprit.
Il lui avait semblé que la pierre sur laquelle cette dernière s’asseyait avait rétréci. Ou bien c’était peut-être elle qui prenait plus de place.
Fatiguée de frotter et espérant recruter de nouveaux bras pour l’aider, elle alla conter cette histoire aux villageois.
Bien-sûr, ils n’en crurent pas un mot. Une dame qui perd des morceaux de peau en or quand on la frotte, et puis quoi encore ! Cela ne ressemblait absolument pas à la magie qu’on leur avait décrite dans les contes anciens. Cette histoire leur paraissait beaucoup trop étrange. Comment un simple dos pouvait-il provoquer des miracles aussi... surprenants ? Ils demandèrent tout naturellement à le voir par eux-mêmes.
C’est ainsi que les habitants de Nbarek se retrouvèrent à l’entrée de la forêt.
Il y avait tout ce que le village compte de curieux. Les vieux pêcheurs, qui n’avaient pas vu la rivière depuis des décennies, avaient fait le déplacement pour voir ce gros « poisson » inconnu au bataillon. Leurs femmes suivaient le mouvement pour surveiller leurs époux « volages », qui pourraient être tentés de retourner à leur premier amour, la rivière. Les enfants, qui trainaient des pieds pour aller à l’école de l’autre côté de la montagne, trouvaient là une diversion à laquelle ils se joignaient avec entrain.
On traversa la forêt. La Jeune Fille ouvrait la marche. S’en suivaient les femmes des vieux pêcheurs avec les petits en bas âges. En fin de cortège, les enfants les plus vigoureux servaient de béquilles aux vieux pêcheurs.
« J’entends le chant des poissons ! s’écria soudain un vieillard. C’est ici, à droite, je le sens !
-Mais non, vieux phoque ! répondit sa femme. Ton ouïe te joue des tours, là-bas c’est le village ! »
Le vieillard marmonna quelque chose dans sa barbe, ce qui sembla amuser « l’enfant-béquille » qui lui servait d’appui.
Après quelques heures de marche, entrecoupées de pauses pour ménager les plus fragiles et cueillir quelques baies, on arriva enfin à destination.
On trouva la Grosse Dame assise sur le cailloux, face à la rivière. Elle tournait le dos aux villageois. Un dos qui leur semblait tellement peu commun et tellement large.
« Ma fille, est-ce que c’est toi ? » demanda-t-elle sans se retourner. Depuis quelque temps la Grosse Dame s’adressait en ces termes à la Jeune Fille.
« Oui ma tante, c’est bien moi » lui répondit-elle. Cette dernière avait pris l’habitude de lui répondre ainsi.
La Jeune Fille lui expliqua qu’elle n’était pas venue seule, mais accompagnée de quelques villageois qui s’étaient portés volontaires pour lui prêter main forte.
La Grosse Dame parut ravie et tendit son gant en crin à qui souhaitait s’y essayer.
On frotta à tour de rôle.
Les villageois, d’abord embêtés de devoir mettre la main à la pâte mais content d’échapper à leurs besognes quotidiennes, commencèrent à y trouver un certain amusement.
Leur contentement redoubla lorsque la femme d’un vieux pêcheur s’exclama soudain : « Ça brille ! Je n’en crois pas mes yeux, ça y est, ça brille ! »
Les yeux plein d’éclat, on vint contempler les milliers de petites paillettes qui flottaient dans l’eau.
A partir de ce jour, la rivière redevint le lieu de prédilection des villageois, vieux pêcheurs ou non. Tous s’accordaient à dire que cette nouvelle pêche semblait à la portée de tous.
Ces derniers passaient des semaines entières à frotter sans voir de paillettes. De temps à autre, sans vraiment savoir pourquoi, l’un d’entre eux, en récoltait pendant toute une journée.
C’était devenu un lieu de rendez-vous. On y venait avec une théière remplie de thé à la menthe et on frictionnait le dos de la Grosse Dame jusqu’à avoir mal aux coudes.
On faisait une pause en bavardant autour d’un verre bien chaud. On parlait des soucis du village, des grands enfants qui ne revenaient plus et de ce que l’on pourrait leur offrir avec la fortune que l’on se ferait sur le dos de la Grosse Dame. On rêvait à des cadeaux inestimables qui les rendraient fiers, qui les feraient revenir.
On savait qu’un jour viendrait où le plus chanceux - et cela pouvait être n’importe quel villageois persévérant - à force de frotter, réussirait à en tirer une fortune.
Un matin, l’un des vieux pécheurs, à l’ouïe défaillante mais à la vue toujours aussi perçante, fit une découverte peu banale. Ce dernier effectuait sa balade quotidienne le long de la rivière. Il avait pris cette nouvelle habitude pour se dégourdir un peu les jambes et profiter du paysage.
Il ne s’en lassait jamais, lui qui avait côtoyé cet endroit de près dans ses jeunes années. Mais pour casser un peu sa routine, au lieu de remonter le cours d’eau, il décida de le descendre.
Le vieil homme promenait son œil aguerri le long du chemin tout en conversant avec les libellules, qui lui répondaient avec des battements d’ailes. Quant aux hirondelles, elles trouvaient en ses frêles épaules un perchoir adapté, quoiqu’un peu bancal.
Il poursuivait sa balade en sifflotant, tapant le sol en rythme avec sa canne lorsqu’un détail attira son attention. Il s’approcha de l’eau pour mieux voir.
Une rangée d’escargots semblait flotter en lévitation le long d’une ligne imaginaire traversant la rivière de bout en bout.
Des milliers de petites bulles s’échappait de ce mur invisible. La rivière s’était-elle mise à bouillir ? Ces pauvres escargots étaient-ils passés à la casserole sans avoir eu le temps de se sauver ?
Il avait déjà entendu, en allant au souk, quelques légendes sur des flammes invisibles qui jaillissaient des profondeurs et transformaient les cours d’eau en véritables marmites, mais il n’en avait jamais vu de ses propres yeux. Aussi, au milieu des étales, avait-il parié quelques devises avec l’un des marchands, persuadé que ses histoires ne tenaient pas la route. L’eau de la rivière, lui avait-il affirmé, ne dépasserait jamais les 20 degrés. C’était un vieil ami à lui, très doué en négoce mais terriblement mauvais aux jeux de dames. Il avait alors soupçonné ce joueur du dimanche de chercher à le mener en bateau pour se venger d’une partie qu’il avait perdu.
Il recula, par réflexe, et se tint à une distance raisonnable. Le vieillard était très têtu mais il n’en restait pas moins superstitieux. Il connaissait bien la rivière, mais il n’avait pas oublié que cette dernière lui avait réservé quelques surprises par le passé.
Finalement après avoir pesé le pour et le contre, il s’avança prudemment.
« A mon âge, je peux bien prendre quelques risques » pensa-t-il.
S’appuyant de tout son poids sur sa vieille canne en orme, il se pencha un peu plus au-dessus des bulles.
« Nom d’un chameau ! Mais par quel…qu’est-ce que… ? »
Les deux hirondelles qui avaient élu domicile sur ses épaules s’envolèrent, effrayées par ses exclamations.
Les coquilles d’escargots étaient toutes vides. Et elles ne flottaient pas. Elles étaient accrochées.
C’est ainsi qu’il le vit.
Un filet presque invisible à l’œil nu, ne faisant qu’un avec la rivière.
Le garde-manger de la Grosse Dame.
Je viens de lire ce nouveau chapitre de votre conte qui se lit toujours avec plaisir. J'ai beaucoup aimé le personnage du vieux pêcheur qui apporte de l'humanité et de la poésie avec ces relations avec les animaux de la rivière. Mais du coup, la découverte du filet rabat la donne car les pêcheurs ne vont 'ils pas choisir un revenu qui est sûr à un autre plus fatiguant et assez aléatoire? L'or contre les poissons... Ne vont'ils pas non plus être furieux contre la grosse dame qui les a privé de leur ressource principale?
Et en plus ça y est, le filet est découvert !
Je me demande ce qu'il va se passer pour la Grosse Dame après ça...
Merci pour ce nouveau chapitre très agréable, j'aime aussi beaucoup ce petit vieux aux hirondelles ^^
(je me suis toutefois demandé, au vu de l'époque à laquelle pourrait se passer l'histoire, s'il est censé savoir ce qu'est un "chameau" x'D)