L'écaille de poisson

Par Nascana

 

– Où est Wessas ?

La vieille femme fixa son mari, le nez collé à un livre pour réussir à comprendre ce qui était marqué. Il termina sa lecture, avant de tourner la page sans lui répondre.

Elsabel sentit l’énervement la gagner. Avec un époux sourd, elle n’irait pas très loin.

– Culan !

Il sursauta.

– Quoi ? Ça te prend souvent de hurler comme ça ?

Elle leva les yeux au ciel.

– Où est Wessas ? Je ne le vois nulle part et vu sa corpulence, s’il était là, je ne pourrais pas le manquer.

Son mari balaya la question du revers de la main.

– Je l’ai envoyé à la rivière. J’ai besoin d’écaille de poisson.

– Bon courage. Bête comme il est, il va te ramener un filet plein de rochers !

– Mais non, je lui ai dit que je voulais une écaille.

– Tu verras.

Il haussa les épaules.

– S’il ramène du poisson, j’en cuisinerai.

– Si ça t’amuse.

– Alors non, techniquement ça ne m’amuse pas, mais c’est nécessaire si l’on veut se nourrir.

Culan laissa tomber son livre.

– Ne le fais pas si tu n’en as pas envie. Je me débrouillerai !

– Cette phrase, j’ai l’impression de l’avoir entendue en boucle. Pourtant la réponse pour remédier au problème n’arrive jamais.

Elle tourna les talons, l’abandonnant dans sa pièce dédiée à la magie. Des étagères pleines de bocaux contenant des poudres et substances étranges couraient le long des murs alors qu’une bibliothèque vomissait des livres poussiéreux et abîmés par le temps. Il avait installé sa table au milieu de ce capharnaüm. Un seul coin paraissait épargné par le bazar ambiant celui où un chaudron pendait à crochet au-dessus d’un conduit de cheminée.

Elsabel n’avait pas fait trois pas qu’elle revint en marchant avec difficulté.

– Il ne risque pas d’attraper beaucoup de poisson, soupira-t-elle.

Culan redressa la tête.

– Comment ?

Elle lui montra le filet.

– Il va le pêcher à mains nues ?

Son mari fronça les sourcils. Il était en train de perdre ses repères. Dans peu de temps, il allait sortir une bêtise.

– Je ne sais pas, il a peut-être pris un sac ? De toute façon, ça m’importe peu tant qu’il me ramène une écaille de poisson.

Balançant ce qui lui occupait les bras, sur la table, Elsabel lui dit ce qu’elle avait sur le cœur.

– Je te préviens s’il n’est pas rentré à la nuit tombée, tu iras le chercher. Hors de question que je descende à la rivière avec ses maudits rhumatismes.

– À ce propos, je pourrais chercher une potion…

– Non ! Tu as fait assez de dégâts avec ta fichue magie.

Elle quitta la pièce en marmonnant comme quoi elle n’aurait pas dû épouser un mage.

– Au moins, je tente des choses, hurla Culan.

– Qui ne marche jamais ! Et quand elles marchent, l’effet escompté n’est pas le bon !

– Mauvaise langue, grogna-t-il.

Sa femme repassa sa tête dans l’entrebâillement dans la porte.

– Je t’entends. Contrairement à toi, je ne suis pas sourde.

Il ouvrit la bouche et la referma tel une carpe échouée sur un rocher.

– Laisse-moi travailler, j’ai à faire !

– Je croyais qu’il te fallait une écaille de poisson ?

Il haussa les épaules.

– Je travaille sur plusieurs choses en parallèle, se justifia-t-il.

– Une façon comme une autre de dire que tu ne sais pas où tu vas !

Il soupira.

– Tu n’as pas de la cuisine à faire ?

– Je suis comme toi, très cher, j’attends le poisson.

L’espace d’un instant, leurs regards se croisèrent et s’affrontèrent. Avant que l’un d’entre eux ne puisse dire le moindre mot, la porte de l’habitation s’ouvrit à toute volée. Le couple tourna la tête comme d’un seul homme.

Un colosse à l’air un peu maladroit entra.

– J’ai trouvé un gros poisson bizarre.

Dans ses bras, on pouvait voir une créature dont la queue était celle d’un poisson alors que le buste était celui d’une femme.

– Une sirène, déclaraient-ils en chœur.

Pendant qu’Elsabel partit chercher un seau d’eau, son mari se munit d’un écailleur et l’approcha de la petite silhouette.

– Je vais prélever des écailles. Ça peut toujours me servir. En plus, ça peut se vendre.

Wessas quant à lui resta planté comme un idiot, attendant qu’on lui dise quoi faire. A peine le mage eut-il gratté la queue de la créature avec sa râpe que celle-ci se mit à émettre un cri strident, tout en s’agitant.

Sa femme revint à cet instant pour déverser de l’eau sur le corps de leur invité. Cela permit de la calmer pendant quelques minutes. Avisant son mari, elle le menaça avec son seau.

– Range-moi tout de suite cet instrument de torture, ou tu le sentiras passé !

Il haussa les épaules.

– De toute façon, j’ai pu récupérer trois écailles, c’est largement suffisant.

Détournant les yeux de son époux, Elsabel les posa sur le grand garçon à l’air stupide qui traînait au milieu de la pièce.

– Dépêche-toi de la ramener à la rivière.

Son interlocuteur hocha la tête, et tourna les talons. Elle le rappela pour lui confier le filet.

– Profites-en pour récupérer à manger.

– Oui.

Ce coup-ci, il fila à toute allure alors qu’Elsabel le suivait du regard.

– Tu as fichu de l’eau partout, se plaignit son mari.

Elle quitta la pièce et peu après une serpillière vola jusqu’à lui.

– Je te laisse trouver la solution, tout seul.

Après s’être penché pour éponger l’eau et la faire couler dans le seau qui était resté sur la table, en même temps que s’être fait mal au dos, Culan se décida à gagner la pièce principale. Sa femme y était occupée à couper des oignons. De ce fait, il ne put déterminer s’il était ou non la cause des larmes coulant sur ses joues.

– Je suis désolé, murmura-t-il.

– Pourquoi donc ?

Parler de ses erreurs avait une tendance certaine à le faire grincer des dents. Cependant, il y consentit pour l’amour de sa femme.

– J’admets que l’utilisation de la potion d’amour éternelle était une mauvaise idée.

– Tiens donc, je me demande pourquoi…

Culan leva les yeux au ciel.

– Serait-ce parce que nous avons pris cinquante années d’un coup ? râla-t-elle.

– L’effet n’était pas celui prévu.

Elsabel quitta le banc sur lequel elle était assise, laissa glisser le couteau sur la planche de bois, et s’avança pour faire face à son époux.

– Comment ? Je ne m’en serais pas doutée.

– Je suis désolé. Je voulais te faire un cadeau, et prit par l’impatience, je n’ai pas pensé à me renseigner. Je te promets que je trouverai la solution.

– Avec une écaille de poisson ?

– Précisément. Je vais d’ailleurs me mettre sur-le-champ au travail.

Il déposa un petit baiser sur sa joue ridée avant de repartir. Le connaissant, il allait encore s’enfermer dans son laboratoire pour en ressortir avec une mixture peu ragoûtante devant les sauver tous les deux du mal qui les rongeait. Cela n’aurait sûrement aucun effet, mais elle ne pouvait pas lui retirer le fait qu’il essayait au moins.

Elle l’aimait cet idiot de mage, c’était pour ça qu’elle l’avait épousé après tout.

Elsabel commença à faire cuire les légumes dans une grande marmite. Elle comptait sur le fait que leur serviteur ne tarderait pas. Avec le filet, il devrait bien pêcher quelques poissons, après tout, il avait bien attrapé une sirène à mains nues. Elle espérait que la pauvre créature ne serait pas trop traumatisée.

– Elsabel !

La vieille femme tourna la tête en s’interrogeant. Qu’est-ce qu’il avait à hurler comme un fou ?

– Je ne suis pas sourde !

Il lui présenta une timbale pleine d’un liquide marron, alors qu’il posait la sienne sur la table. Son envie première fut de fuir à toute jambe, mais elle se reprit.

– Voilà la solution à tous nos problèmes.

Elle prit sur elle, avant d’avaler la mixture exaltant des relents de poissons en se bouchant les narines. Qu’est-ce qu’elle ne ferait pas pour lui ?

Le goût était atroce et la vieille femme eut l’impression d’une boue immonde lui coulait dans la gorge. Elle se maîtrisa pour ne pas vomir la mixture. Après avoir réussi à l’ingurgiter, elle reposa le contenant à ses côtés, sur la table.

– Voilà, murmura-t-elle.

La prochaine fois, Elsabel refuserait de prendre ne serait-ce qu’une gorgée de potion. Il allait finir par la tuer avec ses breuvages sans intérêt.

– Elsabel !

Mais qu’est-ce qu’il avait à hurler encore ?

En se tournant vers lui, elle vit de l’excitation sans son regard. Ses yeux glissèrent sur ses mains, où les rides et taches de vieillesse disparaissaient. Une joie immense la prit. Enfin, elle allait redevenir elle-même.

– Dis-moi quand ce sera bon. Je veux contempler mon visage dans un miroir.

Elle attendit patiemment qu’il lui donne son accord, mais rien ne vint. Ne l’avait-il pas entendu ?

– Culan !

– Minute, je réfléchis.

Elle serra les dents. Il avait encore fait une bêtise. Évidemment, c’était trop beau. Elsabel fixa ses mains, elles étaient toujours jeunes, mais lui paraissait plus longues, plus larges et plus épaisses que d’habitude.

– Qu’est-ce qu’il se passe ?

– Attends !

– Culan !

– Un léger contretemps…

Elle se mit à craindre le pire, et courut dans la chambre à coucher, son mari sur les talons. Avec son corps âgé, il peinait à la suivre. Il ne put donc pas l’empêcher de se contempler dans le miroir. Dès l’instant où son regard croisa celui de son double, Elsabel se mit à hurler.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

Elle tapota son buste avec ses mains, comprenant rapidement la situation.

– Culan !

– Ne hurle donc pas. Je sais bien ce qu’il en est.

Son mari s’était calé dans l’embrasure de la porte et s’appuyait contre elle.

– Mais je suis…

– Je sais.

Il hocha la tête.

– Tu es un homme. Mais au moins, tu es un homme jeune !

– Je vais t’étrangler !

– Enfin, ma chérie, tu ne vas pas t’en prendre à vieil homme quand même ?

Elsabel se rapprocha dangereusement de lui, le regard déterminé.

– Bois donc cette maudite potion et je m’en prendrais à une jeune femme !

– Mais non, c’est ridicule. Maintenant qu’on est assuré que ça ne marche pas, je ne vais pas la prendre.

Les yeux de son épouse lui jetèrent des éclairs.

– Tu ne veux pas rajeunir Culan ? Tu seras si content d’être une jeune femme !

Il haussa les épaules pour tenter de reprendre contenance.

– Si ça tombe, ça ne marchera pas.

– Si tu n’as pas testé, tu n’en sauras rien.

Son mari recula.

– Ça ne marche pas, ça ne marche pas. Je vais trouver autre chose. Peut-être que j’aurais dû attendre l’écaille de poisson au lieu d’utiliser celle de sirène…

– Culan ! Je te hais ! Je te déteste et je ne peux même pas partir de cette maison ! Personne ne me reconnaîtra sous cette apparence !

Sa femme le bouscula pour quitter la pièce.

– Mais si que tu peux partir de cette maison. Il suffit que tu ouvres la porte.

Aucune réponse ne lui parvint. Le mage concentra son attention sur les ingrédients qu’il avait utilisés. Où pouvait bien être la faute ?

– Culan !

Au cri de sa femme, il se précipita dans la pièce principale. En arrivant, il avisa un filet de pêche sur la table. Encore un coup de Wessas… Avec un soupir, il le prit et l’amena dehors pour le poser sous l’appentis.

– Voilà, c’est bon, déclara-t-il en rentrant.

Sa femme était penchée de l’autre côté de la table.

– Bien sûr que non, ce n’est pas bon ! Regarde un peu ce que tu as fait !

Il soupira. À croire qu’il était responsable de tous les maux de l’univers. Après quelques pas, il découvrit un petit corps sur le sol, noyait dans des vêtements d’adulte. Une magnifique enfant se tenait là. De temps en temps, elle émettait des cris de joie, sans faire attention à ce qui l’entourait.

– Alors là, j’avoue que je ne comprends rien, murmura Culan.

– Ça, c’est parce que tu es un idiot doublé d’un irresponsable.

– Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Et où est Wessas ?

Elsabel secoua la tête.

– Devant toi ! Tu as laissé traîner ta potion et il l’a bue.

Elle lui désigna la timbale vide, avant de ramasser la petite fille qui ne dit pas un mot.

– Félicitation, ma chérie te voilà maman.

Évidemment dire ça, à l’homme qui tenait dans leur bras leur serviteur n’eut pas l’effet escompté.

– Tu as de la chance que j’ai les mains occupées !

Culan haussa les épaules.

– Je vais trouver un moyen, déclara-t-il confiant.

– C’est ça ! Pour le rajeunissement, le vieillissement ou le changement de sexe ?

– Tout à la fois ! Ne t’en fais pas Elsabel, je gère !

– Tu parles. Je n’ai jamais vu un homme qui gérait aussi peu de choses !

Faisant mine de ne rien avoir entendu, Culan s’en retourna dans son laboratoire. Comment allait-il réussir à résoudre ce problème ? Enfin ses trois problèmes à la fois. Dès qu’il aurait trouvé, il arrêterait sûrement la magie. Et s’il devenait pêcheur ? Après tout, c’était bien la pêche.

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_HP_
Posté le 15/07/2020
Salut ! ^^

J'adore xD J'imagine tellement les deux personnages se disputer comme ça à longueur de journée, tout le temps xD
C'est une super idée ! Et merci de nous avoir prévenus de pas épouser des mages 😜
Nascana
Posté le 16/07/2020
Coucou,

Oui, c'est un peu ça. Ils se disputent tout le temps. Même jeune, ils se disputaient d'ailleurs.
Zig
Posté le 13/06/2020
Coucou !

J'adore ce couple de "vieux" xD Il m'a beaucoup fait penser aux deux personnages de l'Histoire sans Fin" (le 1, évidemment), et j'adore ce type de dynamique dans les couples. c'est toujours très drôle !

Perso, on m'a toujours dit de ne pas épouser les magiciens... maintenant, on a la preuve que c'est définitivement à éviter.
Nascana
Posté le 15/06/2020
Coucou,

J'y avais pas pensé mais maintenant que tu me le dis, c'est.

Surtout, il faut éviter de boire ce qu'ils te donnent ^^.

Merci pour ton passage.
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