« Nous y voilà ! »
La fière chevaleresse s’arrêta un instant, reprit son souffle. Léonie et son écuyer Mathis venaient d’achever leur escalade. La montagne était si haute, si escarpée que personne de sain d’esprit ne s’y promènerait par pur plaisir. Seulement, en haut de cette montagne se trouvait le donjon. Et en haut du donjon, il y avait la princesse... Alors cela valait bien le coup d’affronter les sentiers alpins, les cailloux, la neige.
Et les quelque cent marches qui leur restaient à gravir.
« Bon, on ne va pas y passer la nuit. »
Léonie ajusta le baudrier qui maintenait son épée, coiffa de nouveau sa tresse blonde de son casque de fer et s’engagea dans l’escalier.
Enfin, le palier. Une seconde de pause. Ses genoux n'en pouvaient plus. Il faudrait qu'elle se fasse faire une armure un peu plus légère, un de ces jours. Elle se retourna pour vérifier que son écuyer suivait. Puis elle frappa, elle entrouvrit la porte.
« Princesse ? »
Pas de réponse. En même temps, la demoiselle était aux prises avec un enchantement qui la maintenait endormie. Ce n'était pas un « Princesse ? » qui allait la réveiller. Léonie le savait : il fallait l'embrasser.
La chevaleresse s’avança à l’intérieur de la pièce sombre, tentant de distinguer ce qui s’y trouvait. Des formes obscures, des ombres indistinctes, des fantômes de meubles, indiscernables…
Une faible lueur vint bientôt éclaircir la situation. Mathis, derrière elle, avait allumé une chandelle. Léonie pouvait voir, désormais. Une table, quelques tabourets ; un placard, dans le mur de gauche, et une petite commode en-dessous. À droite, une fenêtre aux volets clos. Et, dans le fond, une sorte de montagne rouge, recouverte d’une large couverture.
« Princesse ? »
Une tête émergea de sous la couverture. Une tête allongée, d’un rouge sombre, dotée d’un museau fin et de deux gracieuses cornes dorées.
« Ouais ?
- Excusez-moi de vous déranger, messire dragon. Nous cherchons la princesse Aliénor.
- La princesse Aliénor ? grommela le dragon. Voilà un bon bout de temps qu’elle est partie, celle-là ! Vous voulez du café ?
- Euh… Volontiers », bredouilla Léonie, décontenancée.
Sans se presser, le dragon quitta son lit ; il ouvrit les volets, laissant le jour envahir la pièce ; puis il sortit de son placard une cafetière et une boîte de métal. Pendant qu’il s’affairait, la chevaleresse observait la pièce plus en détail. D’une propreté convenable, elle restait cependant assez sommaire. Les tabourets de métal ou de pierre ne garantissaient pas le confort. La table de bois portait des marques de brûlé. La couverture, rapiécée, était jetée en boule sur un tas de foin. Ce n’était certainement pas dans un endroit pareil que l’on pouvait trouver une princesse.
« Qu’est-il donc advenu de Son Altesse ? reprit Léonie avec une note d’inquiétude.
- Aliénor, vous voulez dire ? Voilà bien trois mois qu’elle n’est plus là ! Elle s’est enfuie avec un prince charmant, quoi… Et comme les logements en ville sont hors de prix, moi, j’en ai profité. »
Léonie assimila la nouvelle, observa sa tasse de café avec morosité. Elle ne dit rien. Qu’aurait-elle pu dire ? Enfuie avec un prince charmant… Sa princesse, la princesse qu’elle aurait dû délivrer…
« Bon, écoutez, si vous n’êtes pas contente, vous pouvez toujours partir ! Vous arrivez là, chez moi, sans prévenir, vous me réveillez, moi j’essaie d’être gentil, je vous sers du café, et vous…
- Excusez-moi, messire dragon, ce ne sont pas des manières. En plus, il est excellent, votre café… Mais comprenez… J’étais venue pour la princesse, moi… »
Elle fit tourner la cuillère dans sa tasse, machinalement.
« À chaque fois, c’est la même chose. Ce n’est jamais moi que les jolies filles regardent. La fleuriste, la boulangère, la petite bonne du palais, la livreuse de pizzas… Elles sont toujours en train de roucouler après Mathis. C’est moi, la chevaleresse, pourtant. C’est moi qui devrais attirer l’attention. Je me disais qu’en sauvant une princesse, j’avais peut-être une chance. Mais non, toujours pas. »
Le dragon hocha la tête, compatissant. Mathis, lui, ouvrit des yeux ronds.
« Vous êtes lesbienne ?
- Et alors ? Ça te dérange ? »
L’écuyer ne répondit pas. La déception se peignit toutefois sur son jeune visage. Léonie ne s’y attarda pas. Que lui importait l'avis d’un gamin ?
« Si vous voulez une femme, poursuivit le dragon, il y a bien une vieille sorcière, qui vit avec ses chats dans une chaumière à trois rues d'ici. Je ne sais pas si elle aime les femmes, mais en tout cas elle déteste les hommes. Elle passe son temps à les transformer en crapauds.
- Euh, c’est aimable à vous, mais en fait, ce n’est pas tout-à-fait ce genre de femmes que je cherche. C'est-à-dire que les sorcières sont souvent de vieilles femmes disgracieuses, et malaimables par-dessus le marché.
- Vieilles, disgracieuses et malaimables ? s'amusa le dragon. Mais à quoi vous attendiez-vous en allant réveiller la princesse Aliénor ? Elle est centenaire ! Alors certes, on lui a offert la beauté, la grâce, une jolie voix, et compagnie, mais pour ce qui est de l'amabilité... Souvenez-vous : la fée qui aurait dû la lui offrir a été obligée de changer son don à la dernière seconde, pour atténuer la malédiction de sa consœur. Vous vous basez sur des préjugés pour trouver l'élue de votre cœur ? »
Un instant de silence. Puis, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée ici, Léonie sourit.
« D’accord, je reconnais, j’ai été stupide. Merci beaucoup pour le café ! Je vous aide pour la vaisselle ? »