La sensation lourde et désagréable d’une chute me tire de mon sommeil léger. Les yeux grands ouverts, je gémis de ce réveil brutal et seule ma main en visière me protège des rayons du soleil levant qui traverse les rideaux. Mon cœur bat à tout rompre, cogne si fort contre mes côtes que j’ai l’impression qu’il veut s’en échapper.
Une peur sourde tiraille mes entrailles et, sans que je ne lui en aie donné l’ordre, mon corps s’extirpe des draps, mais à cause de mes jambes emmêlées dans les couvertures, je chute lourdement au sol. Je ne songe pas un seul instant aux hématomes qui vont fleurir sur mes genoux.
Mon regard encore incertain cherche mon miroir et une fois ma cible en vue, je me redresse péniblement pour m’approcher de ma coiffeuse. Mes muscles sont encore engourdis de l’étrange faiblesse qui m’accable. Le temps que mon esprit quitte la torpeur qui l’embrume, je dégage mes cheveux emmêlés et vérifie l’état de ma gorge, les doigts tremblants.
Mais rien ! Il n’y a rien. Pas la moindre marque de morsure, pas la moindre goutte de sang. Mes sourcils se froncent en une ligne d’incompréhension.
— J’aurai juré que c’était réel…
Tout me semblait pourtant si vrai ; la fraîcheur de ces doigts sur ma peau, l’excitation, l’appréhension, la sensation de malaise. Et cette voix, qui résonne encore à mon esprit... Un long frisson parcourt mon corps, et même mes doigts de pied se crispent. Sans aucune élégance, je m’assois sur le petit banc et pose mon front contre le marbre du meuble ; la différence de température me surprend et je grimace. « J’espère ne pas tomber malade ! » Et quand bien même je dois subir de la température, je me dois de travailler. Je n’ai que très peu été défaillante, en quatre ans que je suis au service de la famille Pelletier.
Les enfants sont adorables. Enfin, aussi adorables que des jumelles que tout oppose, qu’un petit bambin de l’âge de ma sœur qu’on voit grandir, et qui nous éduque presque autant qu’on l’éduque… sans compter Narcisse.
À la pensée du jeune homme aux cheveux noirs, alors que je redresse les yeux, mon reflet me renvoie un visage bien pâle mais où deux petites taches rouges colorent désormais les pommettes. Un petit sourire timide effleure mes lèvres et mes doigts s’enroulent autour de ma brosse à cheveux. Si mes bras sont encore lourds et ma bouche pâteuse, je mets beaucoup de cœur à mon ouvrage pour toujours être le plus présentable possible, comme si je cherchais à être digne de la prestance de cette riche famille d’entrepreneurs. Et ce même si je n’ai jamais eu la moindre remarque négative à ce sujet.
Le coq hurle à pleins poumons, quelque part dans Oléron, mais son timbre puissant est transporté partout dans les airs. Je dois me ressaisir ; un songe aussi troublant puisse-t-il être ne doit pas me détourner de mon devoir. Mes habitudes, durant ces dernières années, n’ont changé qu’avec Laurent, qui n’a eu de cesse de grandir.
D’ailleurs, sa cavalcade matinale commence et malgré ses cinq ans, il fait montre d’une énergie hors du commun. Quant à moi, je réalise que je suis en retard sur mon planning. Ma tête tourne encore un peu, mais je parviens à enfiler ma jupe et ma blouse pour rejoindre le benjamin de la famille Pelletier. À peine ai-je posé un pied hors de ma chambre de bonne que mon front rencontre un torse large.
Le léger impact me force à reculer d’un pas et je frotte la peau de mon visage, en relevant les yeux :
— Monsieur Narcisse !
Un sourire éclatant tranche avec sa peau tannée par le soleil. Les rondeurs de son adolescence ont laissé place à un visage plus long, évidemment, mais quelque chose en lui signe un changement bien plus important que je ne saurai préciser. Tout, jusqu’à son regard, m’indique à quel point il a changé, sans que je ne m’en rende réellement compte, pourtant. D’ordinaire d’un noir aussi profond qu’une nuit sans lune et sans étoiles, son regard brille d’éclats améthyste peu commun. Mais, je n’ai guère le temps de m’interroger plus avant sur cette particularité que la voix amusée du fils de mes employeurs s’élève.
— Combien de fois dois-je te dire de m’appeler simplement Narcisse ?
La douceur de sa voix contraste avec l’imperméabilité de ses yeux. Mes joues chauffent et je baisse quelque peu la tête, non pas en signe d’humilité, mais surtout pour cacher les rougeurs qui ont très certainement dû s’inviter sur mes pommettes. Pendant quatre ans, les Pelletier ont tout fait pour que je me sente intégrée à leur famille, que je perde un peu de l’étiquette que je me suis toujours forcée à avoir, quand bien même cela ne fasse pas partie de mon éducation.
— Tant que je serai l’employée de vos parents, Monsieur Narcisse.
Si je parviens à me sentir naturelle et moi-même auprès des parents, surtout auprès de Hyacinthe, quelque chose chez Narcisse m’oblige à garder une forme de distance, comme un respect beaucoup plus profond que je lui dois et que je ne parviens pas à lui expliquer. Alors, je me contente de lui sourire, d’un air désolé, incline la tête et m’excuse, du bout des lèvres.
Je dois aller travailler ; mon salaire ne me tombera pas tout cuit dans la bouche sans que je ne bouge le petit doigt, et Laurent va finir par retourner toute la maison. Je n’ai guère envie de passer toute ma journée à ramasser derrière cette tornade d’énergie. Pourtant, Narcisse m’observe, de ce regard aussi insondable. Et cette lueur violacée dans ses yeux m’interpelle de nouveau. Il secoue la tête :
— Va donc. Je dois aller parler à Mère. J’espère que nous aurons le temps de nous promener sur la jetée.
Mes joues chauffent et le premier mot que j’essaie de rire peine à sortir de ma gorge nouée. C’est une voix rauque que je lui offre, après avoir toussé discrètement :
— Ce serait un plaisir, Monsieur Narcisse.
Il incline légèrement la tête et tourne les talons, sans demander son reste. Le bruit d’un vase cassé m’arrache un soupir ; Laurent n’a guère attendu pour commencer ses premières bêtises. Les pans de ma robe quelque peu relevés, je descends les escaliers, un sourire amusé aux lèvres. Difficile de réprimander le dernier né des Pelletier tant sa bouille d’ange me fait craquer. Je le gronde légèrement, cependant, afin d’assurer mon rôle de gouvernante. Puis, le temps défile, comme chacune des journées que je passe au domaine.
Laurent me défie pour une partie de cache-cache, et j’accepte, à la condition que si je le trouve en moins de dix minutes, il aille se coucher. J’abuse, avec un peu de honte, de son jeune âge. Je ne suis pas sûre qu’il ait une réelle perception du temps qui passe, et alors que l’après-midi avance, le petit garçon ne peut pas échapper à sa sieste.
En quête de l’enfant, je me retrouve près du bureau de madame Pelletier. La porte, légèrement entrouverte, laisse filtrer les voix. Je ne m’en préoccupe pas de prime abord, trop occupée que je suis à fouiller dans les placards alentour pour voir si Laurent ne s’est pas caché à l’intérieur.
— Depuis combien de temps cela dure ? interroge la voix de Narcisse.
Je me redresse, croyant qu’elle avait quitté son bureau et qu’elle s’adressait à moi, mais constate qu’il n’y a personne dans mon dos. Confuse et sur le point de repartir, j’esquive le passage d’un automate qui suit sa route, sans me prêter la moindre attention.
— Depuis ses seize ans. Ils étaient bien rares au début, mais deviennent de plus en plus récurrents.
— Se précisent-ils ? Avez-vous d’autres informations, Mère ?
— Non. Je ne cherche pas à lui faire subir un interrogatoire tous les matins. Tu t’inquiètes beaucoup pour elle, Narcisse. Un peu trop, peut-être.
— Vous, plus que quiconque, Mère, devriez savoir que n’être pas comme les autres peut parfois être source de péril. Si je peux l’en préserver…
La voix de Narcisse meurt dans sa gorge. Cette conversation ne me concerne pas, je dois retourner travailler. Seulement, quand mon nom retentit, cette fois, je ne trouve plus d’excuse pour ne pas aller travailler. Le sujet me concerne, je considère alors avoir le droit d’écouter à la porte de mon employeuse. J’inspire profondément, discrètement, et bloque ma respiration.
— Léonie pourrait être la descendante d’une lignée perdue ou n’importe quoi d’autre pour qu’elle puisse accéder ainsi au monde des rêves. Depuis tout ce temps, elle n’a jamais entendu le moindre nom ? N’importe quel indice qui…
Solal. Un long frisson parcourt mon échine et mon estomac se contracte. Mes doigts de pied remuent et j’ose frapper à la porte de Hyacinthe. La bouche sèche, nerveuse de les avoir interrompus dans leur discussion, mon visage se tourne instinctivement vers Narcisse. Il me fixe, de ce regard que je trouve de plus en plus violet à mesure que le temps passe. Suis-je complètement folle ? Hyacinthe se redresse, comme un diable hors de sa boite. Le tissu de sa robe caramel bruisse et elle appuie quelque peu sur son élégant chignon, dans un mouvement de malaise bien peu dissimulé.
— Léonie, je ne m’attendais pas à vous…
Hélas pour elle, je l’interromps de nouveau.
— Solal. C’est le nom que j’ai entendu cette nuit.
Si leur mâchoire avait pu se décrocher, pour sûr, elles l’auraient fait. Devenue un bien étrange objet de curiosité, je supporte leurs regards surpris à tous les deux, sans baisser la tête un instant. Narcisse avance d’un pas, désormais plus inquiet :
— Es-tu absolument certaine de ce que tu dis ?
— Oui, monsieur Narcisse. Je suis certaine.
— Qu’as-tu vu ?
— Je…
J’hésite. Je lui parle des cheveux blancs, des doigts froids comme la neige, mais je n’aborde pas le sujet de la morsure. Ils me dévisagent déjà comme si j’étais complètement folle. Ma main se porte machinalement à mon cou et je déglutis discrètement.
Narcisse serre la mâchoire, visiblement crispé. Son regard change, de multiples fois, pour des émotions que je ne peux pas comprendre. Son humeur rebondit sur moi, mes poings se serrent.
— Savez-vous, monsieur Narcisse, de qui il s’agit ?
— Mère, je vais vous emprunter Léonie. Vous allez devoir temporairement vous trouver une autre gouvernante. Vous, dit-il en se tournant vers moi, allez préparer vos effets. Nous partons.
Je hausse un sourcil. Jamais Narcisse n’avait été si impérieux, si nerveux. Si pressé par une urgence que je ne comprends pas. Hyacinthe passe une main sur son visage poudré.
— Narcisse, veille à être poli quand tu le verras. Je sais que tu ne l’apprécies pas beaucoup, mais nos intérêts financiers jouent également.
Mon corps réagit avant même que je ne réfléchisse. Une main levée vers le fils et la mère, qui se regardent désormais en chien de faïence, j’attire leur attention en claquant des doigts. Une attitude proprement indigne pour une gouvernante, mais je n’ai pas leur attention. Je l’attire comme je le peux. D’ailleurs, une sorte d’indignation illumine leur regard.
— Vous connaissez ce Solal ? Et vous comptez m’emmener où ?
Hyacinthe soupire et quitte l’immobilisme de sa posture pour se diriger vers son imposante armoire. Avec l’élégance de son pas, les plis de sa robe bleue ressemblent à des petites vagues autour de ses chevilles. Et dans un grand geste, elle ouvre les doubles portes. Des chapeaux à plumes, des étoles, des robes toutes plus belles les unes que les autres se déverseraient avec grand plaisir sur le sol si tous ces riches tissus n’étaient pas bien rangés.
— Léonie, entonne-t-elle, je vous verrais avec de magnifiques robes rouges et blanches. Je suis certaine que cela saura vous mettre mieux en valeur que vos tenues de gouvernante.
Je me redresse et remonte le col de ma robe noire et replace le tissu blanc. Ma tenue est très bien !
— Répondez à mes questions, madame Hyacinthe.
— Nous ne connaissons guère beaucoup d’êtres qui disent s’appeler ainsi. Et s’il s’agit de celui à qui nous songeons, il se nomme Solal de Beaugency. Et… Vous allez vous rendre chez lui, à Alensir.
— Mais vous n’allez pas me dire ce qu’il se passe ?
— Léonie, je ne suis pas sûr que nous sachions nous même ce qu’il se passe, intervient Narcisse. Le mieux est d’aller directement à la source.
Hyacinthe garde son dos tourné et sort nombre de tenues que je ne pourrais jamais porter. Mais, elle change de sujet et l’humeur de Narcisse s’assombrit d’heure en heure. Et moi, j’en viens à me demander de quelle sorcellerie il peut bien s’agir !
Quand le soleil disparaît derrière la ligne de l’horizon, debout sur le perron, je remue la pointe de mes orteils dans mes bottines brunes. Hyacinthe a tenu à ce que ma garde-robe soit refaite et je peux la comprendre ; ce n’est pas la peine qu’une souillon se présente à un homme d’affaire. Ma condition leur est bien inférieure et j’en suis parfaitement accommodée. Mais, je me retrouve bien gênée quand le serviteur qui nous suit porte mes valises. J’aurai préféré le faire moi-même !
Je tire sur le corset, espérant trouver un peu plus de confort. Quand la voiture arrive, les premières lueurs de la lune se reflètent sur les vitres. Aucun mot n’est échangé. Narcisse m’apparaît de plus en plus hargneux, et son regard fulmine parfois. Pour quelle raison, ça je l’ignore. Je sais, cependant, que ce n’est pas dirigé contre moi. L’idée de lui demander si son humeur est causée par ce fameux Solal de Beaugency, mes intentions sont prises de court par sa voix rauque qui s’élève.
— Pour aller à Alensir, nous devons prendre le bateau.
Mon estomac se soulève d’un coup, et mon corps se plie sur l’avant. Rien que d’imaginer le remous des vagues… Quel enfer ! La main de Narcisse se pose sur ma nuque, et j’y sens son inquiétude. La voiture s’arrête finalement et le serviteur nous ouvre, puis sort nos valises.
— Nous voyageons de nuit afin que tu puisses dormir et atténuer ton malaise. Mais, Léonie avant qu’on ne monte à bord du navire…
Un coup de vent ramène l’épaisse fumée du bateau à vapeur dans mon visage. Narcisse pose ses mains sur mes épaules et son visage perce à peine le voile sombre qui nous entoure. Seul son regard perce, éclats violine dans la nuit.
— Je t’en conjure, par tous les saints… Ne reste jamais seule avec de Beaugency.
— Mais… Pourquoi ?
— Promets-le !
Je serre les dents, tire sur la dentelle de mes petits gants blancs. Ma parole est sacrée, jamais je n’oserai la remettre en doute. Mais promettre une chose aussi insensée, qui est soumise à des événements qui seraient en dehors de mon contrôle… Je secoue la tête et relève les yeux vers Narcisse. Ses doigts s’enfoncent un peu plus sur mes épaules. Mon estomac se contracte, mon cœur palpite un peu plus vite ; toute son inquiétude me percute de plein fouet. Et je lui concède alors ma parole :
— Je vous le promets.
Non mais réellement : je comprend pas ce qu'il se passe avec léonie bébé MAIS ÇA SENT PAS BON ???
Même si j'ai si hâte omg de voir SOLAAAAAL ! Mon amour T-T <3 <3 Mais j'ai peur mais j'ai hâte en même temps
En tout cas j'ai si hâte de comprendre la suite, de comprendre pourquoi la famille pelletier réagit comme ça.
Bon ne jamais rester seul avec Beaugency c'est clairement paske c'est un vampire, mais aaaaaaaah
Et d'ailleurs Léonie chou chou tu crusherai pas un peu sur Narcisse dis moi ? :eyes:
Bref je suis toujours aussi fan de ton écriture, et comme dit j'ai pas réussi à me décrocher de ton chapitre avant la fin, je tenais ma respiration mais je sais même pas pourquoi ? C'était vraiment beaucoup trop cool T-T
Merci T-T <3
En tout cas, j'suis contente que ça te plaise encore à ce point ohlalal ToT
Par contre, autant Hyacinthe que Narcisse en savent plus qu'ils ne le disent ♥
Et Léobébé reste totalement paumée bwahah
Malgré les gros mystères qui gonflent dans ce chapitre, ils ne font qu’attiser ma curiosité 👀 j’ai hâte de leur rencontre, hâte de leur rapprochement, bref, hâte de tout !
Bon, par contre, Narcisse tu repasseras stp hein, t’es nul 😠 aie un peu plus de prévenance avec Léonie
Et la tenue de Leonie... quelque chose me dit que je la visualise plutôt bien, non ? x)
Bref, un chapitre que j’ai dévoré, j’ai hâte d’avoir la suite 💛
Narcisse n'ait pas si nul que ça sksksksksk ♥
La suite arrive bientôt