C’était au cœur de l’Hiver, dans le pays le plus froid du monde.
On raconte que la magie
Est apparue dans le pays
Le plus froid du monde, au cœur
De l’hiver le plus immonde.
“La neige qui gèle la mer amène avec elle de bien sombres présages. Il est fortement conseillé à chacun des habitants des côtes de Valagelé de prendre garde au retour annuel de la sorcière Erin. Craignez l’odieuse renégate qui se rendit autrefois responsable de l’affreux-”
Rose, crispant ses doigts noueux, referma avec lassitude la fragile gazette alarmiste. Ses lèvres se fendirent en un sourire vermillon. Son visage sillonné par l’âge se froissa, et son menton bascula en arrière, ainsi, ses petits yeux pochés pouvaient fixer les nuages défilants lentement. Décidément, tout était paisible ici. Elle porta un cigare à sa bouche et toussota, en sentant ses vieux poumons tiraillés par la drogue. Elle souffla longuement et, de sa voix chantante, murmura :
- Si même les magiciennes de pacotilles veulent faire peur aux enfants...
La ville portuaire s’endormait. Les passants se pressaient, choisissant de cueillir l’une des dernières soirées d’un automne qui s’était avéré plus doux qu’à l’accoutumée. C’était chose rare, dans ce pays que la neige avait choisi pour empire, presque tout au long de l’année. Rose venait de finir son sirop à la terrasse d’un café où elle s’asseyait pour la première fois. Elle leva deux doigts tremblants vers un serveur et lui indiqua une pièce qu’elle avait déposée sur la table. Elle se redressa avec lenteur, précautionneusement, en faisant involontairement craquer ses os vieillis. Dans un geste visiblement contrit par l’âge, elle passa son manteau de velours rose sur son dos et s’appuya légèrement sur une canne d’ébène. Son grand nez se leva vers l’horizon, et elle s’en alla, claudiquant, ses fins cheveux immaculés fondant sur ses épaules.
C’est un jeune mousse candide, au visage rosi par le vent qui s’installa à cette même place quelques minutes plus tard. Il s’appelait Abel. Sous ses courtes boucles noires, il était possible de deviner des yeux qui ne demandaient qu’à être émerveillés. Lorgnant le jus parfumé qu’une table voisine se faisait servir, il plongea sa main dans la poche profonde de son uniforme, bien trop grand pour lui. Il y trouva un vieux billet froissé abîmé par l’eau de mer qu’il confia à un serveur conciliant en l’échange d’un verre de la même boisson. Par chance, la précédente cliente avait abandonné un journal sur la table ronde. Tous les articles faisaient référence au sujet que les parents du petit homme n’osaient évoquer sans chuchoter. Mais Abel, secrètement désireux de transgresser les règles du carcan familial, s’était donné la passion de la magie. Il admirait tout particulièrement cette même sorcière, dont le sombre portrait occupait la première page de l’hebdomadaire local.
- Erin, murmura-t-il d’une voix de cristal. Un maléfice irrémédiable et un bateau de la taille d’un palais.
Il leva son regard vers les passants, répéta rêveusement le prénom de la magicienne.
- Voilà une histoire intéressante.
Une étincelle sur son nez le sortit de sa rêverie, et disparut aussitôt. Les premiers flocons chassaient la tiédeur : dans un petit moment, le sol serait blanc, et la place, vide. Abel laissa le froid s’immiscer sous sa peau, s’installer entre ses os. Un frisson remonta jusque dans sa nuque, et ses yeux, balayés en arrière, se posèrent sur le lambullaire qui illuminait la terrasse, dernière barrière au vent d’hiver.
- C’est que ça consomme c’t’embrouille, fit une voix derrière lui. Surtout en cette saison crois moi ! Parce qu’ils doivent transformer les étoiles et j’te dis pas l’aventure. J’my risquerai pas moi.
L’homme qui se tenait à ses côtés semblait se débattre avec de longues lanières blanches. Abel eut besoin d’un instant pour comprendre qu’il tentait d’attacher son tablier. Le serveur était particulièrement malhabile, si bien qu’il laissa finalement tomber mollement les deux bouts de tissu sur ses côtes, pensant sans doute qu’il n’était pas nécessaire de perdre son temps à cette entreprise. Le jeune mousse, amusé, se garda cependant d’esquisser un sourire moqueur et reporta plutôt son attention sur la place blanche et sur cette terrasse où seuls de rares courageux étaient encore attablés, agglutinés autour des ambulles brûlantes comme des papillons de nuit.
- Vous n’en avez pas assez de l’hiver ? osa-t-il demander.
- Si j’en ai assez qu’y m’demande, Mais mon pauvre p’tit j’ai jamais connu que ça moi.
Visiblement ennuyé de la tournure qu’avait pris la discussion, l’homme se détourna et reprit le cours de ses activités, ses deux lambeaux froissés pendouillant bêtement dans son dos. Si Abel était né ici, il ne s’était jamais fait à la sédentarité des autres villageois. Pour lui qui vivait d’aventure, c’était folie de ne rêver qu’à rester ici. Le mousse avait toujours fait en sorte de fuir cet hiver immuable. Cette année, il n’y était pas parvenu. Il sait, comme chacun, qu’une fois la mer gelée il ne sera plus question de partir.
C’est en baissant les yeux pour siroter une gorgée de jus qu’il la remarqua. Sur le bois taché de la table se trouvait une petite pièce rousse dont les bords étaient rongés par le temps. Elle était si sale et si abîmée qu’il était à peine possible d’en lire la valeur ou d’en distinguer la gravure. Ce maigre trésor eut le mérite de surprendre Abel : il ne reconnaissait pas cette monnaie. Bien sûr, il est rare pour tout un chacun de connaître toutes les devises que le monde voit courir. Mais Abel était marin depuis si longtemps malgré sa jeune vie qu’il ne se souvenait plus de la sensation du mal de mer. Il avait navigué sur toutes les mers, visité tous les pays, et n’avait pas une seule fois manqué de ramener un sou différent en guise de souvenir. Il en faisait collection, et avec le temps, il avait fini par tous les dégoter. Cette pièce ci ne ressemblait à aucune des siennes, à tel point qu’elle lui sembla fausse.
Décidant qu’il voulait l’étudier, il la glissa dans sa poche et termina son jus d’une traite. Il frissonna en réalisant qu’il était temps de rentrer.
La neige tient lieu de reine là où l’hiver dure l’année. Abel a connu bien des saisons chaudes à travers ses voyages, aussi c’est avec lassitude qu’il se prépare à d’innombrables jours de silence. Les navires ne voguent pas en cette saison, d’ailleurs la plupart ne peuvent même pas quitter les côtes de la mer gelée. En coupant par une ruelle, le mousse s’autorisa à jeter un regard par les fenêtres des datchas. La plupart des gens qu’il voyait n’avaient jamais quitté leur ville, plus rarement encore leur pays. Il fallait parfois remonter une dizaine de générations pour dénicher le dernier voyageur. Tout ce que ces pauvres gens avaient attrapé du monde tenait dans leur petit salon, et remontait à leurs lointains ancêtres. Les habitants d’ici semblaient eux-mêmes gelés sur place dans un hiver perpétuel.
Abel, lui, avait passé son enfance à rêver du printemps.
Le village à proprement parler ne s’étendait que jusqu’à l’orée de la forêt, ne rattrapait pas le pied des montagnes. Il bordait la Mäat, gelée à cette époque pour au moins la moitié de l’année. Même en cherchant longuement, le mousse ne percevait que rarement ce qui aurait pu différencier ce bourg où il avait grandi de tous les autres bourgs de son pays. Il n’était pas le plus large, ni le plus rustique, ni même le plus chaleureux. Tout au plus y trouvait-on du papier à meilleur prix. Lorsqu’Abel, revenant de quelque voyage, levait, du pont de son navire, des yeux emplis d’appréhension vers la côte, ce n’était pas sur les toits blancs, ni sur les dentelles des cheminées qu’il posait son regard, mais sur la courbe gracieuse des sommets et leurs alpages. Il se plaisait à imaginer ce qui s’étendait au-delà.
Ce soir-là, le jeune mousse caressait du regard la découpe acérée de ces dents de pierre sur le ciel. Quelque chose, plus bas, entre les arbres, s’alluma un instant, ce qui supposait qu’il y eût des âmes désireuses d’explorer la forêt à cette heure de la nuit. Cela suffit à Abel qui, trop habitué aux habitudes, fut saisi par cette nouveauté. Il fit un pas, puis un autre, hors du chemin qui le ramenait chez lui.
Tout se tait là où la neige se pose. Elle fait glisser un doigt gelé sur la bouche du vivant, et tout s’endort dans la forêt. Les arbres squelettes s’étendent dans la nuit. A travers leurs bras filtre pourtant une faible lueur dans le lointain. De plus en plus intrigué, Abel se laisse appeler par le bois. Le ciel s’est noirci, et à chacun de ses pas, il sent la nuit s’installer un peu plus sur ses jeunes jambes.
Le silence n’est brisé que par la neige frissonnante sous ses pieds, mais le mousse garde un pas souple et détendu. Il sent que vivent ici des êtres à ne pas déranger.
Alors qu’il se rapproche de l’étrange lueur, des murmures lui parviennent. Ce ne sont pas ceux de la neige. Il accélère le pas en remarquant que la lumière se fait de plus en plus envahissante. Au sol, de petits champignons ont percé le tapis blanc ; ils grelottent vaguement au passage d’Abel.
Soudain, le bois s’ouvre sur une clairière dans laquelle le Soleil semblait s’être niché. On y voyait comme un plein jour, et le mousse dut se couvrir les yeux un instant. Les murmures s’étaient fait voix à présent, et la lumière s’amenuisant, des ombres s’en découpèrent. Le soleil s’était tut, réduit à une étincelle sur un lac gelé.
Ils étaient trois hommes, dans des costumes qu’Abel n’avait jamais vu auparavant. L’un d’entre eux fixait obstinément la lumière, qui s’était avérée être une étoile, à travers un long bâton porté à son œil. Un autre semblait tenir un plateau en forme de lune, et l’orientait vers le sol. Le troisième faisait tourner un objet transparent entre ses doigts gantés.
Si le mousse avait déjà vu bien des choses, tout ceci était nouveau, et ne manqua pas de capter son attention. Il plissa les yeux comme pour mieux voir dans la nuit revenue. Il se trouvait à l’orée du bois, encore entre les arbres, et devant lui s’étendait un petit lac de verre. Une étoile venait de se poser en son centre, probablement pour boire. Elle était désormais immobile, suspendue en pleine descente. Elle brillait faiblement comme pour se faire oublier. L’homme à la lune s’approcha lentement, consciencieusement, chasseur. Il tenait désormais son miroir de telle manière que sa proie s’y reflétait, et renvoyait son rayon vers le troisième homme. Celui-ci n’eût qu’à lever son verre pour y récolter la lumière qui s’y glissa alors goutte par goutte. L’étoile s’agita un instant, mais s’amenuisa tant qu’elle disparut.
Les ténèbres reprirent leur place entre les arbres, et Abel fut incapable d’en voir davantage. La neige frissonna un instant, puis se tut. Il n’y avait probablement plus rien à voir.
L’esprit embrumé, le mousse fit demi-tour et reprit son chemin vers la montagne.
C’est une étrange fatigue qui l’accompagne désormais. Ses yeux sont lourds d’avoir tant vu. Le mousse lutte à présent, contre le sommeil qui s’installe aux bords de la nuit. Il se fait discret le sommeil, passe par les brises, s’engouffre dans les manteaux, dans les pores de la peau. Si bien qu’il le surprend parfois en lui soutirant un bâillement à l’envolée, puis un autre. Il n’est pourtant pas question de lui céder, même dans l’ombre, son royaume.
Alors, lorsqu’il lui tiraille les lèvres, désireux de s’échapper dans un râle disgracieux, Abel le retient. Tenir un peu encore, jusqu’au confort du foyer. Pourvu que celui-ci soit chaleureux.
La demeure de la famille Volovent semblait toujours sur le point de s’écrouler. Tournée vers la mer, elle recevait en pleine face le vent incisif de l’hiver, mais elle ne s’était jamais plainte. Ses deux étages avaient toujours logé la famille d’Abel, depuis la construction du port deux cents ans plus tôt, ce qui convenait parfaitement à Arsane et Maricia Volovent, qui aimaient les habitudes. Le jeune mousse avait été éduqué au calme d’une vie modeste et discrète, dans le respect de « ce qui a toujours été fait ».
- Pile à l’heure ! Toujours ponctuel, comme il le faut, commenta sa mère lorsqu’Abel passa le seuil dans un concert de grincements.
La porte d’entrée était d’origine, au point qu’elle n’avait jamais été restaurée. Son bois au vernis écaillé râlait chaque fois qu’on le faisait travailler. Abel avait souvent suggéré d’en remplacer le cadran, mais s’était toujours cogné au refus catégorique de ses parents. « C’est ainsi que cette porte a toujours été, et c’est ainsi qu’elle restera ».
Passé la porte réticente, le mousse entrait dans la pièce à vivre. Sa mère posa une main sur sa nuque pour le guider tendrement vers le sofa.
S’il est une chose que Maricia aime, c’est sans doute gagner du temps. C’est à cette fin que dans son salon cliquètent et caquètent en cœur cadrans, clepsydres, coucous, carillons et chronographes. L’incessant tic-tac de l’horloge est de ces bruits qui finissent par disparaître, par se fondre dans le quotidien. C’est aussi celui qu’Abel, déshabitué, remarque en premier alors qu’il rentre de voyage. Toutes ces montres n’ont de cesse de lui rappeler toutes ces secondes qui passent, qui coulent sur sa peau ; toutes celles qu’il lui reste à compter avant son prochain départ aussi.
Sur un vieux fauteuil décrépi s’était confortablement installée Alinor, sa sœur.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Abel et elle étaient rarement du même avis. L’un et l’autre avaient grandi en suivant des chemins opposés. Lorsque l’un prenait à droite, l’autre choisissait la gauche. Si l’un ajoutait du sel, le second sucrait. Cependant, il était rare que ces désaccords résultent en conflit, et, tout comme le sucré-salé, leur mélange fonctionnait bien souvent à merveille. Mais Abel n’était pas rentré depuis longtemps, et sa petite sœur avait grandi sans lui. Il mit un instant à la reconnaître, et sut que quelque chose avait changé.
J'ai beaucoup apprécié cette entrée en matière, le côté bord de mer en hiver, mystérieux et magique donne au tout un côté réconfortant. Ca donne envie de le lire bien au chaud au coin du feu un soir de grand froid!
Je reste admiratif devant images que tu dépeint. Ayant moi même beaucoup de mal à trouver les mots pour décrire les décors ou paysage que j'imagine c'est toujours un plaisir de lire quelqu'un qui lui y arrive parfaitement ;)
Le fait que certaines action sont décrites au passé simple et d'autres au présent, m'a un peu perturbé à certains moments mais rien de bien méchant.
Bon courage pour la suite de ton histoire, je repasserais de temps en temps suivre les aventures d'Abel. =)
Merci beaucoup pour ton commentaire encourageant ! Je suis contente et flattée que tu trouves mes images compréhensibles, j’essaie d’y apporter une attention particulière.
En ce qui concerne les changements de temps, c’est effectivement un soucis que j’ai dans mon écriture, ahah ! Mais je vais relire tout ça tranquillement et surveiller ce genre d’erreur.
Merci
Je te souhaite une bonne lecture si tu repasses ! :)
Je suis tombée sur ton histoire, et le résumé m'a intrigué, Je me suis laissée tenter, et je ne suis pas déçue ! Ce premier chapitre est très agréable à lire, peut-être un peu long, mais ça ne me dérange pas personnellement. Je trouve que tu as une très belle plume. Tes descriptions sont très fluide et clairs, parfois même un brin poétique, et j'ai beaucoup accroché. On visualise très bien les personnages et les paysages que tu nous décrits, on a presque l'impression de le voir de nos propres yeux !
J'aime beaucoup la place de l'hiver que tu sembles donner dans cette histoire, c'est plutôt original et je trouve que ça rend le personnage d'Abel qui "ne rêve que de printemps" d'autant plus intéressant. Petit coup de cœur pour les quatre premier vers qui ont nettement piqué mon intérêt, suivit du personnage de Rose. Je ne sais pas si elle aura un rôle à jouer dans la suite de l'histoire, mais si elle servait à introduire le lecteur dans ton univers, je trouve que ça a bien fonctionné. C'est plutôt original comme entrée en matière car on change ensuite de personnage avec celui qui semble être le protagoniste.
La fin m'intrigue. En tout cas, je lirai la suite avec plaisir !
Merci encore pour ce commentaire qui m’a fait chaud au cœur !