Tout s’entend bien, dans les sous-bois
Que la neige a fait pantois.
C’est au réveil qu’Abel fut y fut confronté. Le soleil était levé depuis quelques temps lorsqu’il passa la porte du salon. Alinor était déjà élégamment repliée dans son fauteuil attitré, plongée dans la gazette du matin. C’est à peine si elle leva les yeux vers son frère quand il la salua à travers un bâillement.
- J’espère que tu te lèves plus tôt sur tes bateaux, murmurât-elle à travers sa lecture.
Abel marqua un silence un instant. Si sa sœur lui avait déjà beaucoup reproché dans leur jeunesse, elle n’avait pour autant jamais critiqué son heure de réveil. Il choisit de l’ignorer. Une douce odeur émanait de la cuisine.
- Papa fait le repas. Tant mieux, ses poêlées de champignons m’avaient manqué. On n’en trouve pas beaucoup en pleine mer.
Alinor ne prit pas la peine de répondre et haussa simplement les épaules, désintéressée. Abel n’était pas encore découragé :
- Tu sais où est Maman ?
Cette fois-ci, sa sœur prit la peine de baisser son journal. Elle planta ses deux yeux verts dans ceux, identiques, du mousse.
- Notre mère est partie rendre visite à notre tante avant le gel. Tu le saurais si tu l’avais écoutée hier.
Un peu irrité, Abel posa ses deux mains sur ses hanches dans une attitude autoritaire. Constatant qu’elle était parvenue à le contrarier, Alinor posa la gazette d’un air satisfait et reporta son attention sur lui.
- Qu’est-ce que tu as, lança-t-il plutôt qu’il ne demanda.
Sa sœur se leva. Elle avait pris une bonne tête depuis le dernier retour du mousse. Son ton, lorsqu’elle lui répondit, n’était plus celui d’une enfant.
- Je dis juste qu’au lieu de batifoler joyeusement à travers le monde, tu pourrais enfin te comporter comme un adulte et t’occuper de ta famille. Les hivers sont de plus en plus rudes et je ne peux pas tout faire.
Quelque chose dans la remarque d’Alinor sonnait douloureusement juste. Abel plongea ses doigts moites dans ses grandes poches, perdant soudain son assurance. Sa sœur, elle, n’avait pas changé d’attitude. Son regard sûr défiait toujours celui de son frère avec la même hauteur chargée de rancune. Le mousse en fut touché un instant, mais n’eût pas le temps d’organiser une réponse qu’elle se mit à poursuivre sa réprimande.
- Quand je pense que tu es le plus âgé de nous deux. Que feras tu le jour où les marins ne te laisseront plus les suivre sur leurs bateaux ? Regarde-toi. La seule idée d’être retenu ici tout l’hiver avec ta famille te donne des sueurs froides.
Le jeune homme attrapa quelque chose au fond de sa poche, et se mit à le faire discrètement passer de son index à son auriculaire à l’aide de son pouce. Au touché, il reconnut la pièce trouvée au bar de la veille. Ses bords étaient très émoussés, et si rouillés qu’Abel pouvait sentir une fine couche de poudre se déposer sur ses doigts humides alors qu’il la triturait. Son esprit battait à toute allure dans ses tempes. Il sentait que quelque chose n’allait pas dans ce qu’il ressentait. Il formula en un clin d’œil une centaine de réponses dans sa tête, mais aucune ne passa ses lèvres. Alinor, interprétant son silence comme une provocation, poussa plus loin ses reproches, la colère s’installant un peu plus entre chacun de ses mots.
- Maman t’a toujours laissé trop de place ! Elle voulait que tu sois libre de choisir ta vie, et tu as choisi de nous abandonner !
La main d’Abel dans sa poche se mit à jouer un peu plus frénétiquement avec la pièce, si bien qu’il pouvait la sentir chauffer doucement. Faux, se répétait-il. C’est tout simplement faux. Il ne parvenait pas à prononcer ce qu’il avait sur le cœur, alors il se contenta d’essayer de calmer le torrent de ses émotions dans son esprit. Sa respiration se faisait plus pressante, pourtant il ne manquait pas d’air. Sa sœur baissa enfin les yeux. Quelque chose dans la façon dont son regard brillant se posait sur le tapis abîmé par le temps fit comprendre au mousse qu’elle n’avait pas tout dit. En réalisant qu’elle reprendrait ses critiques s’il ne l’interrompait pas, Abel entreprit de faire de l’ordre dans ses pensées. Quelque chose devait sortir, maintenant.
- Je n’ai jamais voulu vous abandonner.
Ce n’était pas la réponse qu’attendait Alinor. Au lieu de la calmer comme il l’avait espéré, sa réplique avait relancé son sermon.
- C’est pourtant ce que tu as fait ! Comment peux-tu être si immature ! Pauvre Maman, qui t’a, sans le vouloir, encouragé à la quitter ! Pauvre Papa qui n’a même pas vu son fils partir !
Elle marqua un silence avant de reprendre, plus bas.
- Pauvre de moi qui suis sans frère.
Cette fois-ci, c’en était trop pour Abel dont l’esprit s’était enfin tût. Il ne trouva qu’une seule chose à répondre, si simple et lui semblant si juste.
- Ça suffit ! s’écria-t-il.
Peut-être était-ce la colère, mais sa vision se fit soudain trouble, le monde si blanc tout à coup. Alinor disparut, et avec elle les soucis, les reproches, la colère et cet autre sentiment qu’il n’était pas parvenu à identifier dans le flot de la dispute. La honte. S’enfuirent les cris, les larmes, la culpabilité, l’injustice, la détresse, la maison familiale, l’hiver. Il ne restait plus qu’Abel, et cette étrange chaleur dans sa main gauche. Elle s’intensifiait, d’ailleurs. Se fit plus bruyante, jusqu’à le brûler. Il rejeta soudainement la pièce au fond de sa poche, étouffant un gémissement.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il retrouva le salon de ses parents. Tout était pareil à toujours, absolument identique à ce qui avait été. Les mêmes fauteuils dégarnis, le même sofa émacié. Ce pauvre tapis vert, tâché mille fois et jamais changé, ce lustre centenaire, ces mêmes livres barbants dans la bibliothèque de leurs ancêtres. Il sembla à Abel que le temps n’était pas passé, depuis la dernière fois qu’il avait joyeusement joué à la poupée devant l’âtre, aux côtés de sa sœur. Cette pensée le fit frissonner. Le temps n’était jamais passé dans cette maison où aucun habitant n’avait apposé sa marque. Aucun souvenir n’était unique, toutes les générations de familles qui s’y étaient installées avaient vécu les mêmes journées, les mêmes peines, le même ennui. Deux enfants s’étaient sûrement déjà amusés avec une poupée devant la cheminée, riant ensemble à gorge déployée. D’autres le feront encore, après lui.
Pourtant, quelque chose était différent.
Quelque chose chez Alinor.
Abel fixa avec horreur le visage de sa soeur tandis que celui-ci se tordait sur lui-même dans un sinistre froissement, de plus en plus méconnaissable. Les joues se creusèrent en de profonds fossés, le front se raina, les yeux disparurent sous d’épaisses paupières tremblantes. Enfin, il cessa d’évoluer, laissant place au silence estomaqué du petit mousse et de sa sœur. Ce fut elle qui le brisa :
- Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Sa voix aussi avait changé, devenue chevrotante. Abel ne trouva pas la force de répondre. Alinor semblait avoir pris cent ans.