Les bateaux de l'espace (Chap. 4): Le Hangar d'André

Par Cyrmot


 

— Melvil ? ... Houhou, Melvil ? !

J’observai les alentours. On ne devait pas être nombreux. Je retombai sur les lunettes fumées de Michel et son sourire éclatant.

— Ah il est encore en mer ton garçon, ah ah !

Mon père me fixait avec de grands yeux, accoudé en face de moi.

— Tu la veux à quoi alors? Comme ton frère ?

Le monde merveilleux de Michel. Deux plaques rondes, des pots de sucre, un comptoir.

— Bon alors ça sera deux au chocolat et trois au sucre. Avec deux bolées de cidre. Et vous buvez quoi les enfants ? Un jus de fruit ?... Allez, trois jus d’orange avec.

Une crêperie quoi.

— Vous êtes en vacances les enfants, ça vous plait ici ? Sourit la serveuse en terminant de noter sa commande.

— Y’a pas de jouet, je répondis sans y penser, attendant mon tour pour avoir la poterie du commando de bourgeois. Mon père eut un air morose.

— Y a pas que ça non plus à voir, regardez ça vous plait la mer non?

— Après c’est sûr que c’est pas la saison pour la baignade, faudra revenir! Bon allez je vais vous chercher vos crêpes, tu verras bonhomme rien de tel après une sortie à la plage!

Elle replia son carnet puis passa derrière le comptoir, et causa un petit moment avec un type assez costaud affairé aux plaques, moustaches, rouflaquettes et calot blanc sur le crâne. Je ne comprenais pas très bien ce qu’elle voulait dire, on n’était pas allé à la plage, on avait juste tenu une barrière des plombes en plein vent. Je m’imaginais déjà devant les potes à l’école Ah ouais t’es allé à la mer Melvil, trop de la chance t’as ramené un truc ? — Ouais regardez j’ai une photo de rambarde et un chou-fleur.

— Bon alors qu’est-ce que vous avez fait de beau dans le coin sinon, fit Michel tout enjoué en croisant les bras sur la table. Pouf, trois enfants évaporés d’un coup, ils repartirent sur les curiosités du bled, j’attendis les crêpes les mains jointes, refaisant à n’en plus finir le truc du môme au supermarché, ça cassait vraiment pas des briques son tour. Puis j'entendis causer du type sur le port, l’événement de la semaine.

— Oui comme ça, d’une seconde à l’autre, il a filé dans un des hangars sans rien dire, on l’a pas revu.

— Ah ça me dit trop rien… Un grand tout maigre tu me dis ?... Je sais pas, peut-être que…

— C’est sûrement André ! Mais oui : à coup sûr, fit la serveuse dans notre dos, son plateau à la main. Ça c’est du André tout craché.

— André ? Ah bon…Mais comment vous…

— Monique !!

La serveuse se retourna en soupirant, les yeux au ciel.

—Tu peux éviter de brailler comme ça Jean, quand on a des clients !

— Mais regarde Monique, je te l’ai retrouvé ! Je me disais bien je l’avais vu y a pas longtemps ! Il était là-haut près de la commode !

Le grand costaud des plaques déboula vers notre table, un énorme vaisseau spatial entre les mains. J'en fis tomber ma cuiller, Octave à côté poussa le même hoquet de stupéfaction.

— Tiens regarde ! Il rejoignit la table avec un grand sourire.

— Fffuuiu... Belle maquette, siffla Michel en penchant la tête, ben dites donc…

— Eh ben voilà, ça va faire plaisir aux enfants. Laisse-moi deux secondes que je serve quand même.

Ce n'était pas vraiment un vaisseau, ça ressemblait plutôt à une navette arrondie, avec des tas de hublots.

— Justement on parlait d’André avec ces personnes. C’est pas drôle ça ?

Une navette bizarre, posée sur une grosse bouée, avec des hélices sur le toit. Le type restait planté en dansant d’un pied sur l’autre, il paraissait s’impatienter derrière, comme s’il se retenait de tout envoyer promener pour pouvoir montrer son trésor..

— Voilà ! Fit-elle la dernière assiette posée.

Ils se fixèrent un moment en silence.

— Eh ben quoi, qu’est-ce que tu attends ?

Le visage se ralluma, la navette survola bientôt les crêpes, délicatement maintenue par deux grosses mains.

— Vous avez vu ? Hein vous avez vu comme il y a tout, les hélices, les ailerons, les fenêtres! Ah elles y sont toutes j'ai vérifié !

— Ah mais… C’est le Princess Anne, dites donc!... C’est sûrement de l’échelle 1/96 ça... De chez Heller n'est-ce pas? Lança Michel, catégorique.

Jeannot prit une voix admirative.

— Vous vous y connaissez un peu là-dedans ? Parce que moi la marque je l’ai pas trouvée! Il nous adressa un petit clin d’œil à mon frère et moi au passage.

— Oh on va dire que je touche un peu ma bille... On a un atelier modélisme dans notre MJC. Michel plissait fièrement les yeux derrière ses verres fumés. Il tendit les mains vers le vaisseau. Excusez-moi, je peux ? On l’observa tous se mettre à tapoter les côtés, hocher la tête, accentuer sa moue d’expert. Noémie avait déjà entamé sa crêpe en bout de table, apparemment ça lui faisait ni chaud ni froid tout ça.

— Non ça doit pas être du Heller finalement, il marmonna, songeur.

— Peut-être du Revell ? Il poursuivit, en tapotant délicatement les côtés. Non non.

— Ou de l’Airfix, tout simplement ? Conclut-il en soupesant l’engin.

— Ah non, de l’Airfix sûrement pas ! Rétorqua sèchement Jeannot.

La serveuse nous mima un laissez, faites pas attention derrière en secouant la tête, les yeux au ciel. Bon en tout cas, moi aussi je voulais la navette, il était long Michel avec ses marques, il trouvait rien.

— Et vous y jouez plus monsieur ? Je demandai.

— Holà ! C’est surtout les gamins de ton âge qui voulaient y jouer ! Avant je le laissais exposé, là juste derrière ! Mais ça l’abimait à force, ça l’abimait ! Maintenant les mômes ils font plus trop gaffe… Alors je l’ai rangé. Eh, bien obligé !

— De l’Italeri peut-être ?

Michel approchait puis reculait son nez de la maquette.

— Bon allez Jeannot laisse les gens un peu tranquille, ça va refroidir avec tout ça .

— Mais Moune, c’est le monsieur qui cherche…

— Oui oui, mais bon. Ben tiens, t’as qu’à le poser à côté, ils pourront tous le regarder comme ça, pendant qu’ils mangent.

— Au fait vous parliez d’un certain André, relança mon père après une gorgée de cidre.

— Oui. Qu’est-ce que je disais déjà. Ah oui, André. André et ses maquettes.

— Ses maquettes ? Demanda Michel. Ah mais… Ce serait pas le fameux André qui aurait monté celle-ci ?

— Oh oui, et quelques autres. C’est son passe-temps quoi. Enfin il les monte pas vraiment.

— Oui, il doit en prendre des pré-montées, oui c’est ce qu’on conseille aux débutants…Mais c’est bien déjà, c’est très bien !

— Non, non vous n’y êtes pas. Il les fabrique.

— Comment ça il les fabrique ?

— Eh ben, il fait tout lui-même monsieur. De A à Z. Avec tout ce qu’il trouve. La récupe quoi.

— Hein ? Vous voulez dire que…

— Après c’est un bricoleur André, ça on peut pas lui enlever. Voilà, il fait tout ça dans son atelier. Mais bon normalement elles ne sortent pas ses maquettes, jamais. Celle-là c’est une exception pour Jeannot et moi, vous comprenez.

Elle nous racontait ça tout naturellement, comme si elle nous lisait le menu du jour ou sa liste de courses.

— Eh eh ! Ah je vous ai bien eu hein, s’exclama Jeannot derrière nous, ça marche à tous les coups, tout le monde croit que c’est un vrai acheté ! Ah il a pas l’air mais c’est un sacré artiste André!

Michel paraissait estomaqué.

— Mais… Il en a fait beaucoup?

— Oh ça !... Je peux pas vous dire, répondit Monique les deux mains jointes sur son plateau.. Non. Jeannot il a vu une fois, de loin. Mais ça date, alors je pourrais pas vous dire.

— Soixante-treize ! Et ça c’était à l’époque hein ! Lança Jeannot, les trois doigts levés en l’air. Oui soixante-treize je m’en souviens bien, c’était un soir je l’avais ramené chez lui, bourré comme un coing, faut voir ce qu’il tenait ! « Sossante-treisse! Sossante-treisse din l’boutike, faut retrové l’quémin qu’t’arguettes cha ! » qu’il répétait, il avait voulu me montrer son bazar, alors on avait fait le détour… Il me causait sur la route qu’il ferait un gros catalogue un jour, et puis qu’il serait un beau vendeur et tout… Bref, et puis quand on est arrivé, là il a allumé la lumière en grand, oh la la, je peux pas vous dire tout ce qu’il y avait ! Des voiliers, des paquebots, des sous-marins, c’était Luna Park son gourbi!.. Sauf que là, plouf, le revoilà tout frais d’un coup, il se retourne vers moi et tout raide il m’dit quoi : « Bon allez arvire l’jeannot, mi j’ai de l’ouvrache asteure ! », et boum la lourde sur le nez, plus de Dédé !

— C’est sûr qu’il est brave André, reprit Monique, mais faut pas voir à aller fouiner ! C’est dommage d’ailleurs, il pourrait en faire un petit musée de ses maquettes, ça serait chouette pour les enfants, et puis ça servirait à quelque chose. Enfin, je veux dire c’est bête de tout cacher comme ça.

— Tu sais bien qu’il s’en tamponne de ton musée, l’idée c’est de vendre, c’est les affaires!

— Peuh les affaires t’en as de bonnes toi, en quinze ans il en a vendu combien.

— Il a pas fini son catalogue, qu’est-ce que tu crois ça prend du temps ces choses ! Mais tu vas voir, tu verras ! Un jour on n’en rigolera plus du Dédé !

— Mais c’est surtout que ça a l’air fou cette histoire, s’exclama Michel en se levant pour retourner voir le bateau. Un travail de dingue ! Soixante-treize maquettes à la main ! … Vous vous rendez compte?... Ah mais faut qu’il les vende c’est certain !

— Ah ben tu vois Monique, même le monsieur il est d’accord avec moi !

— Il est surtout d’accord le monsieur qu’il faut être un peu siphonné oui!... C’est pas une vie ça, moi ça me fait peine tout le mal qu’il se donne pour… Ah mais ça n’a pas toujours été comme ça, y’a une époque André c’était autre chose!

— Autre chose autre chose, tu parles, être mené par le bout du nez, voilà ce que c’était.

— Arrête donc Jeannot t’y as jamais rien compris de toutes façons !

— Oh que si Moune, j’ai bien vu son manège à l’autre pourisse, et pas qu’un peu!

— Arrête donc je te dis ! Y a pas eu de manège, c’est la vie qu’est comme ça c’est tout!

— La vie ? T’appelles ça la vie toi débuquer comme ça, ah oui elle était bien bellote la petite, mais sous l’emballage y'avait rien qu'une…

— Jeannot ! Il y a des gens je te rappelle !

— Quoi ? Et alors, tu te rappelles plus alors quand je le ramassais tous les soirs complètemint brindezingue au Portel ? A braire comme un âne rue Carnot ! Ah il en a pris plein les loupes Dédé avec c’te droule ! !

— Oh mais ça suffit Jeannot de te donner en spectacle, les gens sont pas venus là pour t’entendre brailler !

— … Oh et pis allez ça m’énerve, j’vos même pus en parler ! !

Ce fut comme une trombe au bord de la table, Michel était encore plié en deux devant la maquette quand une paire de grosses mains la fit s’envoler de nouveau, entre deux grues gigantesques, pour la poser sur un coin du comptoir au fond, près des annuaires.

— Excusez-le, fit Monique après un silence, en tenant son plateau collé contre elle. Ça lui remet toujours les nerfs en pelote cette histoire, pourtant ça date quand même… ...Vous voulez autre chose peut-être ? Une autre bolée de cidre ? Mon père fit un signe de la paume ouverte en faisant non de la tête, je n’eus pas même le temps de lever le doigt au-dessus de mon assiette vide.

— Oh et puis il m’enquiquine à la fin, reprit-elle en passant un coup sur la table d’à côté, est-ce qu’il a besoin de baragouiner son patois dès qu’il est en rogne ?! Dédé c’est pareil, un coup dans le nez et ça repart, et que je chteu et je haainn et compagnie !... Ah qu'est-ce que ça peut m'agacer !... Enfin je sais pas, on est en 1982 quand même, on parle plus comme ça maintenant !

Michel s’était rassis tout penaud, il nettoyait ses verres maintenant, ses yeux me parurent énormes. Sa crêpe était à peine entamée, et ne semblait plus vraiment l’intéresser, je regardai mon père en me demandant à quel moment je pourrais me proposer de l’aider à finir.

— Et puis Boulogne c’est pas les chtis ou autres… C’est moderne, avec tout ce qu’il y a, les magasins, le casino, les ferries ! Et puis peut-être bientôt le tunnel sous la Manche, non je suis désolée c’est pas la mine ici ! …

Elle se tut un instant, en posant un regard vague sur la fenêtre derrière nous.

— Chantal aussi elle aimait pas quand il parlait comme ça André, quand il avait un coup de trop, comme au bal par exemple... Mais à part ça André comme je vous disais, c’est sûr qu’à l’époque c’était vraiment le beau garçon, et puis vraiment brave aussi… Je me souviens encore, quand je travaillais avec Chantal à la conserverie, Chantal dont on parlait, et qu’il venait la chercher à la sortie, parfois en beau costume et tout !... Il y en avait même qui étaient un peu jalouses vous savez! Même si elle de son côté, ben elle disait que c’était comme ça, qu’elle verrait bien après, qu’elle avait le temps... Oh ! Et puis vous savez, il faisait même le guitariste dans un groupe du coin, ils jouaient souvent au bal ! Attendez que je me souvienne… …Comment c’était déjà… Ah oui : Les Rafales ! C’est ça… Ah ils ont eu leur petit succès dans la région on peut dire. Je me souviens même que Dédé il pensait que ça allait marcher du tonnerre, qui feraient des tournées et tout, et qu’il emmènerait Chantal aux quatre coins du monde !

Je regardai ma sœur un instant les sourcils levés, apparemment Les Rafales = inconnus au bataillon sur NRJ.

— Mais bon on était tous jeunes à cette époque. On se rendait pas compte… Puis au bout d’un moment le groupe s’est arrêté, certains étaient déjà sur le chemin de famille comme on disait. Il a fallu travailler bien plus, vous savez, ramener le bifteack, nourrir le foyer.... Alors la fin de la musique, et puis le port de pêche ou les hauts fourneaux pour les garçons. Et puis nous autres les filles on s’est un peu perdues de vue… Certaines sont rentrées élever leur enfant, les autres sont restées à la conserverie de poissons. C’est là aussi qu’André s’est un peu plus mis à boire, à avoir quelques ennuis, à plus du tout prendre soin d’elle, et Chantal elle en a eu assez.

Je sentis la main ferme de mon père sur mon avant-bras, alors que faisais des bulles au fond de mon verre vide avec ma paille. Je reposais tout ça en soupirant en moi-même.

— … Surtout que c’était un joli petit bout de femme, et assez dégourdie, ça on peut pas lui enlever, elle voulait vivre sa vie quoi ! Bref, un jour elle a décroché une place de caissière dans un grand magasin rue Faidherbe, vous voyez la rue pas très loin du pont Marguet. Oh, vous avez pas pu la louper. Et c’est vrai qu’à partir de là elle a un peu disparu… Pour tout vous dire la dernière fois que je l’ai croisée elle partait pour Londres ! Apparemment elle avait eu le coup de foudre pour un anglais, un représentant de commerce. Un vipe comme on dit maintenant. Il était passé plusieurs fois au magasin... Elle était toute excitée, elle allait prendre l'hovercraft avec lui, c'étaient les tous premiers à l'époque ! Oh elle était belle avec ses grosses boucles, ses grands yeux bien maquillés…

J’observai Michel en face de moi, qui semblait découper et mastiquer continuellement une crêpe qui ne diminuait jamais.

—…Après on a plus eu de nouvelles, enfin juste une amie qui m’a dit qu’elle avait fait envoyer des affaires en Angleterre. Et puis une carte postale qu’on a reçue un jour. Elle disait qu’elle était heureuse là-bas, qu’elle allait rester, voilà. Jeffrey qu’il s’appelait son amoureux, ça y est je me souviens. Voilà… Et après ben tout le monde est retourné à sa vie hein, enfin sauf André… André ça l’a mis en miettes cette histoire… Moi je pense qu’il aurait dû plus s’affirmer, tenter de la reconquérir, mais il est comme ça André, il l’a laissée filer, sans lever le petit doigt. Un jour il m’a seulement dit que s’il avait pas su la rendre heureuse c’était bien de sa faute, qu’il aurait dû l’emmener en voyage depuis longtemps. Pourtant il avait même de ses amis qui lui disaient de pas se laisser faire, ils voulaient même y aller avec lui jusqu’à Londres, pour casser la figure au Jeffrey et de ramener Chantal à Boulogne !... Mais c’était pas très sérieux tout ça, trois ou quatre verres plus tard on parlait d’autre chose. Et puis comment il aurait pu y aller André jusqu’en Angleterre, il tient pas deux minutes en mer tellement il est malade !

— Ah oui c’est embêtant ça, convint Michel, la fourchette traînant au-dessus de son assiette. Après il restait l’avion...

— L’avion ? André dans un avion ? Rien que de l’avoir vu pâle comme un linge à la foire aux manèges, on a compris que la voltige c’était pas pour lui !

— Il y a une foire aux manèges ici ?! Je fis les yeux écarquillés.

— Oui bien sûr bonhomme, tout le monde la connaît ici !... Mais bon, vous êtes pas à la bonne période... Non il faudra revenir pour les beaux jours !.. Et qu’est-ce que je disais moi, oui, et puis après il a eu son accident au port de pêche, et alors là, André… …

 

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