Les bateaux de l'espace (Chap. 5) : la pièce de Jeannot

Par Cyrmot

 

Pas de rab de crêpes, pas de manèges, mon père m’autorisa à aller regarder la maquette. Ça suffisait bien les aventures de Chantal & Dédé, c’était comme celles de Michel & la Crêpe enchantée ça n’en finissait plus. Mon frère m’imita, on se retrouva au bout du comptoir, Jeannot était derrière, immobile, fumant les deux bras accoudés au-dessus de l’évier. Il écrasa sa cigarette en fixant le sol, puis s’approcha d’un pas lourd.

— Alors les galibots, il vous plaît hein le bateau ? On acquiesça sans trop oser répondre à Jeannot, il avait pas l'air commode quand même. 

— Je vais vous montrer un truc. Tiens il me faudrait un cure-dents, la patronne elle a embarqué tous les pots. Amène-moi ça petit, et puis on se mettra tranquille dans un coin.

Je filai vers la table, puis passai en ralentissant près de Monique. Je ne voulais surtout pas la distraire, et qu’elle s’arrête tout à coup, puis qu’elle retourne au comptoir et qu’ils s’engueulent à nouveau et qu’on range la maquette pour de bon.

— … Alors oui il donne un peu le coup de main au port, on lui refile un billet de temps en temps, poursuivait-elle, vous savez on l’aime bien le Dédé, on lui a même laissé un bout de hangar pour bricoler…Mais bon son histoire de maquettes… Certains disent que c’est l’accident qu’il lui a fait perdre la boule, d’autres que c’est la Chantal… Moi je pense que c’est les deux, enfin depuis le temps quand même…

Jeannot finissait de passer un coup sur le formica quand je revins, ils s’étaient retranchés dans une espèce de petite pièce en face de la porte des toilettes. Jeannot installa la maquette et le pot à côté.

— Bon, vous y êtes ? Ici on sera tranquille. Regardez bien. Je vais vous montrer un truc. La patronne elle parle beaucoup, mais elle voit pas tout.

On suivit alors le cure-dent entre ses doigts s’enfoncer dans un trou invisible à l’avant du bateau, juste sous le dernier hublot. Puis, comme par magie, les hélices sur le toit et l’espèce d’antenne radar se mirent à tourner. Il fit la même manoeuvre juste à côté, dans un trou aussi imperceptible. La bouée sous le navire gonfla d’un coup sec, surélevant tout le bâtiment.

On eut à peine le temps de cligner des paupières, Jeannot avait déjà éteint le petit plafonnier au-dessus de nous. Il nous fit mine de nous tourner face au mur tout en appuyant sur un truc derrière les hélices. Des images apparurent, on distinguait nettement la piste de l’Hoverport, quelques voitures, les bâtiments qui défilaient sur les côtés. On garda la bouche ouverte, sur le mur la mer bleu-gris approchait, puis les flots remplirent bientôt toute l’image, sous un ciel bas.

On n'avait pas fait cent mètres sur l’eau, entre les creux sombres et les traînées blanches que l’image s’arrêta net, Jeannot nous poussa alors tous deux devant le bateau, puis remit la lumière.

— Et ça c’est rien encore, regardez.

Sa main disparut à l’arrière du bateau. Puis l’espèce de grosse trappe sous la cabine de pilotage s’abaissa lentement, dans un léger bourdonnement

— Wouhaaah ! !

— Chut ! ! Je soufflais en cognant Octave du coude. Jeannot nous indiqua d’un signe de jeter un œil à l’intérieur. Je découvris éberlué une foule de petites voitures parquées en trois files.

— Tiens choisis-en une au hasard. Près de l’entrée hein, sourit-il, je veux pas tout bousiller avec mes gros doigts. Il saisit délicatement la DS grise que je lui montrai, garée entre une 4L orange et une R16. Elle ne paraissait pas plus grande qu’une pièce de dix centimes entre ses doigts. Il débloqua la portière avec son cure-dents.

— Et encore celle-là je crois bien que le clignotant fonctionne plus, il observa, tout en actionnant les phares, les essuie-glaces et un tout petit klaxon, à peine audible. Je n’eus pas le temps de reprendre mon souffle qu’il ouvrait déjà le coffre avec sa pointe, pour en retirer une minuscule valise qu’il ouvrit également.

— Bon je vais pas plus loin, on joue pas à la poupée non plus hein, mamonna-t-il en la refermant aussitôt, avant de tout remettre en place. Venez voir ici plutôt. Parce que là c’est peut-être le plus beau. On se pencha sur un des côtés qu’il nous montrait, encore un peu étourdis. Il nous demanda de regarder par les hublots. On n’y voyait pas grand-chose, quelques sièges plongés dans l’ombre, et des gens assis.

— Vous y êtes ?

J’eus un mouvement de recul, puis sentis la présence de Jeannot juste derrière, je n’avais pas eu le temps de voir où il avait appuyé. J’approchai de nouveau les yeux des hublots, à présent tous largement éclairés. La plupart des sièges étaient occupés, et les passagers avaient tous l'air vivants, ils semblaient causer ensemble, ou bien se montrer des choses dehors, certains lisaient des dépliants, d'autres avaient l'air de rire. J'eus l’impression qu’on pourrait les entendre en déverrouillant les hublots.

— Jacky !... Henri !... Simone et Albert ! Charles, Antoine, Madame Floquin, la concierge! Paix à son âme, on l’appelait le flocon, c’était pas une rigolote !... Gérard, Gérard des docks, avec toute la bande devant : Loulou, Jacques, Grand-Paulo, Serge et Alain ! Quelle équipe ceux-là, on peut pas les oublier ! Tenez, avancez encore un peu les enfants… Là on a qui déjà… Ah oui ben Pierre et Jacqueline, pas des marrants ceux-là non plus, mais le cœur sur la main. Philippe le garagiste, Louis le primeur, oh et même Monsieur Barbon le directeur d’école, qu’est-ce qu’il fout là celui-là, j’avais oublié !

On avait à peine le temps de regarder par un hublot que Jeannot en était déjà à un autre. 

— Bon et puis voilà l’avant du navire, le gratin local, eh eh, Robert le boulanger, Alain et Marcel les deux frères de la boucherie… Juste devant sinon, eh ben on a… l’adjoint au maire, plutôt sympa pour un politicard on va dire, et puis le curé de St Nicolas !

— Mais c’est vous monsieur devant, en costume et chapeau ? Fit mon frère, en se redressant d’un bond. C’est vous avec Monique!

— Eh oui les galibots, pour nos vingt ans de mariage avec Moune, l’a été généreux le Dédé !.. Et attendez, en bonus, qu’est-ce qu’il me dit ? il me dit de chercher tout seul les commandes!... Eh eh, sinon rien, bezef, pas de notice !... Eh ben vous savez quoi ? Quand j’ai tout trouvé je l’ai montré à personne !

— Mais pourquoi monsieur, c’est trop bien !

— Ah non, pour qu’on lui vole l’invention ? Ah non non, pas avant le catalogue ! Y’a que quelques mômes du coin qui savent, et ils ont promis de rien dire, c’est top secret les enfants !
Je pensais furtivement au mec à la caisse du magasin avec ses tours de bras, l’air grave sous le poids du secret, si ça se trouvait c’était un code qui me faisait, un code en langage des gestes Attention le parisien Stop bateau Dédé Stop pas un mot aux grands Stop.

— Même pas à votre femme ? Demanda Octave.

— Moune ? Ah encore moins, je la vois d’ici, jurer ses grands dieux que Dédé est bon pour l’hosto, et ceci cela, ah non et puis elle sait pas tenir sa langue ! Tenez j’avais à peine commencé à lui montrer notre R16 qu’elle avait déjà sa tête d’affolée, non non pas la peine !...Voilà, en tout cas, ça c’est tout sauf de la camelote de rosbif... Si on veut parler de maquette on commence par parler de Dédé !

Il éteignit les lumières de l’intérieur, j’avais toujours pas compris le truc, un bouton quelque part à l’arrière peut-être, puis partit ranger la maquette derrière le comptoir, et revint vers nous, en s'allumant une cigarette.

— Bon alors, et comme ça on s’ennuie à Boulogne ?... Il sourit en tirant sur sa cigarette. Parait qu’on a pas de jouets ici ?

— Oui mais vous vous avez un jouet trop bien, lui rétorqua mon frère les yeux encore brillants, c’est normal que vous habitiez là encore !

— En tout cas Dédé votre copain il est trop bien aussi, j’ajoutais, il fait les plus beaux bateaux du monde ! C’est comme des… Comme des bateaux de l’espace !

— Ouais ! S’exclama mon frère, et ça c’est pas de la casserole de Bossis ! Non enfin, de la mascotte de..

— De la camelote de rosbif, les galibots. De l'autre escroc de briton dont parlait Monique.

—Jeffrey ? Je fis en plissant le front.

— Ouais. « Môssieu le Représentant de commerce » ! Tu parles d'un blaze ! C'était un vendeur de chez Airfix et puis c'est tout !

— Mais il vendait quoi monsieur ?

— Des maquettes.

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